Dans le Working Men’s Club, on dirait qu’ils composent et remixent leurs tracks en même temps
Dans le petit monde bondé et moribond de la pop indé anglaise surgit Working Men’s Club, groupe surexcitant qui semble composer en même temps les chansons et leurs remixes. Ils sortent aujourd’hui leur album éponyme, Working Men’s Club. Cool : on retrouve avec leur leader Sydney Minsky-Sargeant, 18 ans, une forte tête typique du Nord anglais.
Article issu du Tsugi 133, toujours disponible en kiosque et à la commande en ligne.
Par JD Beauvallet.
Avant de commencer l’entretien, le jeune Sydney Minsky-Sargeant tient à nous faire visiter sa chambre. À l’intérieur, le bordel est maîtrisé, mais témoigne d’une frénésie palpable. Impression compensée, dehors, par la douceur bucolique de la campagne anglaise, confortablement assoupie entre Manchester et Leeds. Syd est fondateur et directeur de Working Men’s Club, l’un des groupes les plus excitants et insaisissables de l’Angleterre pas encore confinée au moment où l’on écrit ces lignes. Un groupe qui, contrairement à tant de démiurges de studio, de savants fous uniquement heureux quand embastillés avec leurs machines, est capable de faire exploser les coutures de ses chansons, de les adapter, les libérer lors de concerts encore plus explosifs et libres que prévu.
Syd, depuis sa chambre, évoque une époque lointaine où sa mère, artiste, l’avait inscrit à ses premiers cours de guitare, lui avait offert un yukulele – alors qu’il rêvait de violon. Syd avait cinq ans, c’était il y a une éternité : il a aujourd’hui 18 ans ! « J’étais très mauvais, mais ça ne m’empêchait pas de composer des chansons dès mes cinq ou six ans… Mon tube, c’était “Crazy Castle”… Je hurlais ces deux mots en boucle ! Je ne m’y suis mis à fond que vers douze ans. J’ai vite senti que la scolarité et la vie normale n’étaient pas faites pour moi. J’ai alors brûlé les ponts, pour m’interdire de faire marche arrière. Je craignais une vie d’ennui, de routine. » Il montre par la fenêtre la mélancolie immobile de sa petite ville de province, évoque la mentalité accablante de ces lieux où tout le monde se connaît, où l’anonymat est interdit par les ragots. « C’est très mignon et très étouffant. » Gamin, Syd rêve de villes, de liberté, d’excitation. Manchester n’est qu’à une demi-heure de train. Mais plutôt qu’à la gare, Syd trouve une autre façon de s’évader : par l’imagination. « La plupart des paroles de l’album racontent ça, ce besoin de s’échapper… Les villes me faisaient un peu peur. Je préfère voyager dans ma tête. »
303, 808, MCR
Reclus dans sa campagne, le jeune Syd se lance alors dans une quête illimitée de musiques qui ouvrent l’esprit et écrivent en lignes brisées un savoir personnel. Ça tombe bien : il y a des trésors à explorer sur les étagères à vinyles de sa mère, son père et son beau-père. Ça aide à démarrer dans la vie. « À treize ans, je voulais tout savoir. Je lisais et écoutais tout ce qui était disponible sur la scène new-yorkaise du CBGB, sur l’afrobeat, sur le funk nigérian des années 70, sur Joy Division, sur Lou Reed, sur la musique cubaine, sur l’électro originelle de Sheffield, sur la techno de Detroit… Comme je trouvais peu de groupes contemporains qui me bouleversaient, je me suis passionné pour le passé. Pour l’acid house par exemple. »
L’acid house est une bien cocasse obsession pour un jeune homme de 18 ans en 2020. Mais elle est sincère et érudite. « Je suis très fan de 808 State, j’ai aussi beaucoup écouté la house de Chicago. Ce n’est pas du chiqué : ma vie a été façonnée par la musique. J’ai trouvé ma voie. J’ai commencé, bien avant le groupe, par faire de la dance music avec juste une boîte à rythmes et une TB-303… La simplicité de nos chansons remonte sans doute à cette époque. » Syd finira à la ville, celle de 808 State justement : aimanté par Manchester et ses légendes, il part y étudier la musique. Il y déniche des musiciens pareillement attirés par un amour déraisonné pour le rock local et raide de Joy Division ou The Fall. Mais ces filles et garçons débridés aiment aussi quand leur corps a la parole, quand les guitares dansent. On demande à Syd s’il aime danser. Son fou rire répond pour lui. « J’adore danser, mais c’est vraiment la honte quand je me vois… »
« Comme je trouvais peu de groupes contemporains qui me bouleversaient, je me suis passionné pour le passé. Pour l’acid house par exemple. »
Chansons soigneuses, beats louches
Working Men’s Club pourrait ainsi se passer en 1989, quand Happy Mondays ou Stone Roses mélangeaient avec cette même ferveur dance music et rock indie, quand The Haçienda était le centre du monde (la nuit). Mais ça se passe trente ans plus tard, dans une reconstitution historique digne du film 24 Hour Party People. Un remake scrupuleux d’années glorieuses de débauche, de grandes gueules, de n’importe quoi élevé en hygiène de vie. Dès le premier titre de l’album, le formidable « Valleys », tout est déjà en place : une pure tranche de songwriting à guitares vénérables, détournée par une rythmique house. Jusqu’à présent, Working Men’s Club réservait ce genre de bras de fer, de baston ou de sexe frénétique entre ses chansons soigneuses et des beats louches à des remixes, souvent grandioses. Ce choc des cultures, ils l’avaient sans doute vécu dans les remixes de feu Andrew Weatherall ou chez LCD Soundystem, souvent visible en filigrane ici (sur le grandiose « John Cooper Clarke » particulièrement). Mais là, sur ce premier album, c’est comme si le groupe, dans un élan identique, composait et remixait ses chansons en même temps. L’idée ravit Syd. « C’est effectivement comme ça que nous travaillons. Les chansons sont très écrites, mais nous les détournons systématiquement de leur droit chemin. Nous nous amusons beaucoup avec la production. »
Comme par hasard, c’est un ancien collaborateur de The Fall, Ross Orton, qui a été convié à produire l’album. The Fall s’est ainsi imposé ces dernières années, chez des musiciens qui pourraient être les petits- enfants de feu Mark E. Smith, comme le trait d’union de toute une génération de jeunes groupes refusant l’extinction de l’électricité, de Shame à Working Men’s Club. Pas étonnant que tous vénèrent pareillement un groupe qui chantait « I Am Mark E. Smith » dans une bacchanale carabinée : les Londoniens de Fat White Family. Une de leurs guitaristes d’appoint, Mairead O’Connor, joue avec Working Men’s Club et Syd leur voue un culte ardent, reconnaissant. « C’est avec Sleaford Mods l’un des rares groupes de 2020 qui me passionne. Nos premières maquettes étaient produites par leur clavier Nathan Saoudi, nous avons aussi tourné avec eux… Nous sommes devenus proches, ils m’ont pris très jeune sous leur aile… Contrairement à ce que racontent les légendes, ce ne sont pas de mauvaises personnes, des écervelés… Ils sont au contraire intelligents et bienveillants. Ils m’ont beaucoup aidé. »
Un besoin d’unité
Ultime point commun (encore une fois non musical) entre Working Men’s Club et The Fall : la capacité du doux Syd à virer sans merci les musiciens qui n’embrasseraient pas ou plus sa vision du groupe et de sa musique. Ainsi la guitariste Giulia Bonometti ou le batteur Jake Bogacki, perplexes face aux orientations électroniques de Syd, ont été écartés avant l’enregistrement de l’album. Syd n’évoque que du bout des lèvres ce côté dictatorial de sa personnalité, évoquant le besoin d’unité, le danger de travailler avec des musiciens qui freineraient des quatre fers. « J’ai fini par enregistrer l’album seul avec le producteur. Une expérience très apaisante, sans stress, sans limites, sans entrave. Je me vois bien, dans le futur, ne plus tourner, ne jamais sortir du studio. C’est un endroit où la réalité n’est pas invitée. »
« Je me vois bien, dans le futur, ne plus tourner, ne jamais sortir du studio. »
Une des chansons les plus marquantes et épiques du disque s’appelle « John Cooper Clarke », en hommage au poète déglingos de la banlieue de Manchester. Look d’épouvantail après une tornade, humour au scalpel et fulgurances poétiques : le « barde de Salford » vit dans l’ombre de toute la scène locale depuis les années punk, omniprésent et pourtant périphérique. Il a ainsi, à travers les décennies, assuré les premières parties de Joy Division, des Sex Pistols ou de… The Fall. Une raison de plus pour rejoindre le panthéon de Syd, qui siffle d’admiration quand on évoque le dernier recueil de poèmes de John Cooper Clarke, The Luckiest Guy Alive (L’Homme le plus chanceux sur terre). « Quand je le vois aujourd’hui à la télé, il a l’air plus mort que vif. L’homme le plus chanceux va finir par y passer, et ça pourrait être bientôt… Je trouvais que ça relevait de son humour d’en faire une chanson. » Effectivement : une chanson à faire danser un mort.