CTM Festival : 7 artistes aux portes du futur de l’électronique
Véritable porte sur le futur de la scène électronique, le CTM Festival de Berlin clôturait sa 21e édition le 2 février. Entre musique avant-gardiste, techno pleine puissance et performances étonnantes, on vous raconte ce qu’on a préféré.
21e édition pour le CTM Festival (originellement Club Transmediale) qui se déroulait du 24 janvier au 2 février à Berlin, un festival avant-gardiste et essentiel qui ne se focalise pas uniquement sur la musique électronique et l’art, mais aussi sur toutes leurs manifestations les plus « aventureuses », contemporaines, digitales et expérimentales. Sa particularité ? Il s’est bâti sur différents lieux (clubs, salles de concert, jardins…), différents formats (installations, DJ sets, lives, soundbath, labs…), des approches très techniques ou au contraire très poétiques, des styles variés allant de la noise à la trap en passant par la techno, et des influences internationales…. Bref, la diversité y est érigée comme force.
En plus d’être un véritable vivier de talents, c’est l’endroit idéal pour que les artistes puissent s’exprimer de façon moins conventionnelle, et que tout fasse un sacré pied-de-nez à l’uniformisation ambiante. D’ailleurs, le festival est partenaire de la plateforme européenne SHAPE qui soutient les créations audiovisuelles innovantes et les artistes de demain. Le thème de cette année était « Liminal », à la limite de la perception, et on a pu assister à toutes sortes d’expériences entrecoupées de nuits très très courtes. Voici le récapitulatif des performances les plus marquantes de cette édition 2020.
Hildur Guðnadóttir, compositrice de la BO de Joker et de Chernobyl
On l’attendait avec impatience, la venue de la talentueuse compositrice et musicienne islandaise Hildur Guðnadóttir, qui a collaboré auparavant avec Sunn O))) ou Animal Collective, et qui a raflé tout un lot de distinctions en 2019-2020. Un Oscar et un Golden Globe pour la musique du film Joker et un Emmy et un Grammy Award pour la BO de Chernobyl, la mini-série sur le drame nucléaire de 1986. C’est une version concert sensationnelle de Chernobyl que l’on nous a proposée à la Betonhalle de Silent Green (ancien Crematorium), avec une scénographie vraiment réussie qui alliait lumières froides ou alarmantes et néons stroboscopiques, le tout dans un nuage opaque de fumée et une ambiance quasi-oppressante. Les musiciens au centre de la salle, des modulaires, un son spatialisé et littéralement radioactif, et Hildur Guðnadóttir au micro qui achevait de planter le décor avec des parties chantées dramatiques. On était tous à ce moment-là, à Tchernobyl, avec nos masques et nos compteurs Geiger imaginaires.
Astrid Gnosis, la grande gueule
La grande gueule du CTM, c’était elle. On était beaucoup à ne pas encore la connaître mais à coups de « Drop Dead » et de « Fuck You » sur fond de visuels gothico-tuning sortis de nulle part, Astrid Gnosis nous a plu, frontalement. Vivant à Londres, assumant son héritage colombien, se proclamant comme artiste, celle qui « glorifie le malaise comme moyen d’existence » et cherche à déconstruire les travers de la société occidentale a réussi à nous faire jubiler avec sa violence verbale assumée, mais portée par une voix qui a du coffre, des rythmes gabber voire hardcore et des clins d’œil supposés à Marilyn Manson. Décadente et cathartique.
Aquarian, club music et plus encore
On a rencontré Aquarian autour d’un thé, quelques jours après son passage remarqué au Berghain, temple toujours aussi impressionnant de la techno. Le jeune originaire de Toronto vient tout récemment de quitter New York où il a terminé ses études de photo pour déménager à Berlin, ville qui a catalysé toutes ses espérances car il enchaîne depuis les dates, vient de rejoindre la plateforme SHAPE, et de sortir son premier album sur le label Bedouin Records : The Snake That Eats Itself. Il nous avouera d’ailleurs qu’il s’impatientait de pouvoir sortir ces dix titres qu’il avait gardés bien au chaud depuis 2016 pour se consacrer à son autre projet plus orienté club, AQXDM avec le Français Deapmash. Parce qu’Aquarian, c’est un peu plus que du club, c’est une vraie recherche de sound design et d’ambiances, avec des approches cinématiques ou carrément post-drum’n’bass hyper justes. Gros potentiel, on met sans hésiter une petite pièce sur lui.
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VTSS, nouvelle techno
Si la nouvelle scène techno pouvait avoir un porte-étendard, ce serait sans doute elle : Martyna Maja aka VTSS. La Polonaise possède sans conteste la force de frappe et l’assurance nécessaires pour se propulser dans le techno-game, dans le sillage de ceux qui aiment quand ça tape comme il faut tout en gardant la tête sur les épaules. Récemment nommée résidente des soirées parisiennes Possession, une des artistes SHAPE 2020, programmée dans tous les meilleurs évènements du genre à l’international, elle garde cette aptitude à nous prendre de court dans ses productions comme dans ses mixes. Comme à ce closing du vendredi soir au Berghain où elle nous a tous enflammés avec un set tout en crescendo, moins EBM que prévu, mais avec de beaux enchaînements breakés et une énergie qui donnait clairement envie de faire des heures supp’. En un mot : puissant.
Emptyset, Intelligence Artificielle
Avant-garde, noise, conceptuel, on pourrait décrire de plusieurs façons la musique d’Emptyset. Depuis sa création en 2005 à Bristol par James Ginzburg et Paul Purgas, Emptyset est passé par les labels Raster Noton ou dernièrement Thrill Jockey, mais aussi par toutes sortes d’expérimentations : installations artistiques, performances (comme Signal en 2015 qui étudie la propagation du son dans l’ionosphère), réflexions sur la composition…parfois à la limite de l’art contemporain. Mais leur tout dernier sujet d’exploration, c’est l’Intelligence Artificielle. Ils ont développé la leur pendant deux ans et l’ont utilisée pour composer leur dernier album Blossoms. Sonorités métallisées, agressives, vraiment inhabituelles, de quoi faire trembler les murs bétonnés du Berghain, sold-out ce soir-là, et transpercer nos fragiles enveloppes corporelles. Une jouissance franchement pas ordinaire (sorte de sadomasochisme sonore) qu’il faut vivre pour comprendre.
Debmaster X MC Yallah, futur africa
Le gang Nyege Nyege, du label ougandais, était tout particulièrement mis en valeur cette année avec la venue de pas mal de ses artistes phares : Catu Diosis, DJ Diaki, la The Nakibembe Xylophone Troupe qui a fait une performance superbe, mais aussi Debmaster et MC Yallah qu’on a entendus dans l’enceinte du club Schwuz. Fort de leur dernière album Kubali, sorti à l’automne dernier, le duo a fait une belle démonstration de son efficacité sur scène, entre MC Yallah, petit bout de femme au flow imparable et au peps contagieux et Debmaster aux platines et à la production, pour un rendu entre bass music, trap voire ragga, mais toujours attaché à ses racines africaines.
Maria Thereza Alves & Lucrecia Dalt, balade bucolique
Alors non, ce n’était pas un concert mais une installation sonore, « You will go away one day but I will not », dans une serre tropicale, au Jardin Botanique de Berlin. Splendide idée. Nous étions invités à prendre un casque binaural muni de capteurs qui nous permettait de déambuler et d’explorer individuellement dans la serre une création sonore spéciale et évolutive, inspirée par le travail de Maria T. Alves avec le peuple Guarani, communauté indigène du Brésil et mise en forme par Lucrecia Dalt qu’on connaissait pour ses explorations sonores, son don pour les nappes éthérées et les narrations intimistes. En utilisant les voix Guarani, leurs maximes, sur un tapis de sonore végétal et de musique organique, les deux femmes nous amènent à sentir que la forêt et ses murmures sont bien présents, vivants, et nous accompagnent.
Tant de bons artistes ! Mentions spéciales également à Jacob Kirkegaard pour sa pièce Opus Mors, pour laquelle il enregistra notamment les sons d’une crémation et d’une autopsie, le jam modulaire de 8h de 3DDancer (Axel the Fairy, Rachel Lyn, Volruptus) au Saüle, Patiño & Schuttel pour leur performance basée sur le rire avec cinq comédiens, l’Américaine BbyMutha et son rap engagé, le grand Squarepusher pour son live Warp aux 200BPM de moyenne et Robert Henke, le papa d’Ableton, qui œuvrait en live sur de vieux ordinateurs CBM 8032 des années 80.