Comment le mp3 a remplacé le CD ?
Pour comprendre comment le CD a disparu et l’industrie musicale s’est ébranlée, un journaliste américain est remonté à la source du MP3 et du tout premier leak dans un livre-enquête aux allures de polar technologique.
Pour échapper à la sécurité draconienne imposée au staff des usines de pressage, c’était dans de volumineuses boucles de ceintures ou dans des couvercles de Tupperware que quelques travailleurs dissimulaient les CD qu’ils emballaient pour les divulguer sur Internet des semaines avant leur sortie via un réseau très organisé de cyberpirates amateurs. Ajoutez à cela un format de compression permettant de rendre la musique immatérielle, mis sur pied par des chercheurs allemands dont tous les fabricants se moquèrent pendant des décennies, et connu aujourd’hui sous le nom de MP3, et vous obtenez les causes de l’effondrement de l’industrie de la musique telle qu’elle existait jusqu’à la fin du siècle dernier. À la manière de David Fincher dans Social Network, Stephen Witt, journaliste spécialisé en technologies, confronte petite et grande histoire dans How Music Got Free, son premier livre qui décrit la transformation qu’a subie la musique, autant dans ses modes de consommations que dans son essence même.
Dans votre livre, vous attribuez l’origine du piratage à une poignée de jeunes anonymes éparpillés, réunis par une communauté virtuelle secrète. Quelles étaient leurs intentions ?
À l’exception de quelques-uns, ils ne se faisaient pas d’argent avec ça, c’était leur éthique. C’est plus le frisson qui les motivait. La plupart d’entre eux étaient très jeunes, des lycéens ou alors de jeunes étudiants en fac, avec un attrait pour le côté obscur de la technologie, d’Internet. Ils ne nourrissaient pas de haine particulière pour l’industrie, au contraire cela leur donnait l’impression d’y participer d’une certaine manière. Parvenir à pirater des disques les épanouissait, et ça devenait très addictif, on remarque d’ailleurs qu’ils ont tous essayé en vain d’arrêter plusieurs fois. Ça leur donnait l’impression d’appartenir à un clan secret et puissant, ce qui était le cas.
Pendant un temps, certains défendaient que Naptser encourageait la vente des disques. Sur quelles bases ?
Autour des années 2000, l’âge d’or de Napster a coïncidé avec celui de l’industrie musicale : on n’a jamais vendu autant de CD que ces années-là. La raison était surtout technique : le MP3 n’était pas mobile, on ne pouvait pas en faire grand-chose, les ordinateurs étaient encombrants, donc les gens achetaient aussi le CD. C’est ce qui a maintenu un temps l’illusion que le piratage MP3 alimentait la vente de disques, et ça a disparu avec l’arrivée de l’iPod… à l’exception d’une marge de gens qui se sentaient moralement tenus d’acheter les disques qu’ils aimaient.
Le piratage a-t-il débarrassé l’industrie de certaines pratiques archaïques ?
Pas vraiment. Une des plus grosses ventes de l’industrie musicale est le best-of des Eagles, ce qui serait totalement impossible aujourd’hui. On ne peut plus vendre un repackaging de hits dans un format numérique. Aujourd’hui, les gens écoutent les hits en streaming. L’industrie s’en est rendu compte, et elle a abandonné cette pratique peu rentable pour en adopter une autre : intégrer un contenu publicitaire dans la pop à travers les vidéos, les paroles, les pubs. Même l’intégrité artistique a changé, et peut épouser un contenu publicitaire sans problème. La pop mainstream était peut-être déjà commerciale à l’époque, elle l’est encore plus aujourd’hui, au sens strict du terme. Ce n’est pas le cas de tous les artistes, mais c’est ce vers quoi l’industrie les pousse en tout cas.
Dans votre livre, les personnages sont très romanesques, quels étaient vos liens avec eux ?
J’ai rendu de nombreuses visites à Glover (qui interceptait le plus grand nombre de disques chez Polygram, ndlr), et je lui souvent demandé son ressenti sur toute cette histoire et il s’est ouvert, en me parlant beaucoup de la paranoïa que ça lui causait. J’ai aussi trouvé de nombreux éléments dans les enquêtes du FBI. Concernant les ingénieurs derrière le MP3, ils étaient heureux de pouvoir donner leur version des faits, ils sont passés par des périodes très sombres avant de voir leur création triompher. En revanche, un cas particulier est celui de Kali (l’une des tête de la “Scène”, le groupe informel chargé de mettre en ligne les albums détournés, ndlr), que je n’ai pu contacter, et dont j’ai ramené les propos d’après plusieurs sources qui communiquaient avec lui à l’époque. Un certain Adil Cassim a été suspecté par le FBI, mais il n’a jamais été possible d’établir si c’était vraiment lui. Après la publication récente de quelques pages de mon livre dans le New Yorker, il m’a appelé pour me dire qu’il les avait aimées, alors que j’avais essayé pendant des années de le contacter. Il semblait méfiant, ne m’a pas dit grand-chose. Je ne veux pas spéculer, mais j’ai eu l’impression qu’il voulait savoir ce que je savais et quelles étaient mes sources. Pourtant, les avocats maintiennent qu’ils ont assez de matériel pour nier qu’il était le fameux Kali…
Quelle est la situation du piratage aujourd’hui et où en est l’industrie ?
L’ère du piratage à outrance est terminée, mais naturellement, la “Scène” existe toujours. Il me semble que c’est elle qui nourrit un site comme Nodata.tv par exemple, mais je n’en ai pas la confirmation. Ils ne sont pas partout cependant, je ne sais pas s’ils sont responsables du leak du dernier Björk par exemple. Des plateformes de peer-to-peer comme Soulseek existent toujours, mais elles n’intéressent même plus les autorités – le gros du piratage concerne maintenant les films et les jeux vidéo. Quant à l’industrie, ses revenus représentent à peu près 40 % de ce qu’ils étaient en 2000 aux États-Unis. Proportionnellement, les profits sont plus gros : 99 cents pour un morceau rapportent plus que quelques dollars pour un CD entier. Quant à l’économie du stream, elle est toujours très controversée, avec des artistes qui renégocient leurs contrats. Je pense que Tidal aurait pu marcher si les contenus avaient été exclusifs à l’application, ce qui ne peut être le cas puisque tous ces artistes sont liés à des maisons de disques sous contrats avec d’autres canaux de diffusion. Mais, si par exemple Daft Punk sortait son prochain album par ce biais, la demande aurait été au rendez-vous. (Thomas Corlin)
Stephen Witt – How Music Got Free (Viking/Penguin)