Chloé : nouveau départ
« The Dawn » – « L’aube » en VF. Chloé n’aurait pas pu choisir meilleur titre pour son superbe morceau sorti en mai dernier. Évidemment, Chloé Thévenin, de son nom complet, est loin d’en être à l’aube de sa carrière. Déjà une vingtaine d’années que la DJ use ses platines, au Pulp d’abord, mais aussi au Rex Club et dans d’autres temples techno. Côté production, elle n’est pas en reste non plus, avec un tout premier maxi, Erosoft, sorti en 2002 sur Karat Records, le label du disquaire Katapult. Ensuite, une foule d’EPs et deux albums ont suivi. Mais, aujourd’hui, Chloé revient avec un troisième long-format. L’aube d’une nouvelle aventure : Endless Revisions, qui sort sur Lumière Noire, sa propre maison créée il y a peu, après une série de maxis sous cette même bannière sur Kill The DJ, le label issu du Pulp. Contrôle artistique complet, nouveau rôle de direction artistique et projets dans tous les sens : au printemps dernier, on a discuté avec l’intéressée, un matin dans un café, des mille et une vies de Chloé. De quoi se convaincre que oui, il faut vraiment surveiller la sortie de ce Endless Revisions. Rendez-vous chez votre disquaire…
… Parce que le single « The Dawn » est magnifique
« Quand j’écris des morceaux, je cherche à raconter une histoire. J’ai envie de composer comme on narre un conte, que l’on écoute en fermant les yeux et qui évoque des souvenirs. » Mission réussie avec « The Dawn ». Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le long morceau de dix minutes démarre et se conclut par un enregistrement de radio-cassette, comme autant de nostalgie pour l’époque où il fallait rembobiner au crayon ses albums. En totale opposition avec le traitement réservé ensuite au morceau donc, mixé en son binaural par les équipes de la Maison de la Radio – écoutez ça au casque, cette nouvelle génération de sons « spacialisés » vaut le détour, même s’il faudra attendre encore un peu pour découvrir la version « 3D » de « The Dawn ».
S’il a été composé dans son petit studio de Place de Clichy, « The Dawn » amène en effet à rêver de grands espaces, porté par des chants d’oiseaux, des bruits d’eau et autres sons organiques. Une impression accentuée par l’artwork du single (et de l’album, dans la même veine) réalisé par Noémie Goudal. « Je cherche toujours de l’espace quand je fais mes morceaux, explique Chloé d’une voix douce. Quant au bruit de cassette… J’ai plein de trucs dans mon studio, dont cet énorme radio-cassette, il fallait bien que je justifie pourquoi je le garde ! », s’amuse-t-elle. Mais la presque antiquité sert tout de même de temps en temps. Au moment où elle composait le titre, son père lui a demandé d’encoder tout un tas de cassettes qu’il a enregistré quand il habitait à Ouagadougou, dans les années 70, avant sa naissance. Si Chloé a d’abord tenté des études de droit avant de tout abandonner pour mixer et produire, elle n’est tout de même pas loin d’être une enfant de la balle : son père basque et sa mère anglaise, ancienne DJ et passionnée de disco, se sont rencontrés à Ibiza. Mais pas de sons baléariques dans la discographie de Chloé, pétrie de morceaux parfois très techno, fonctionnels et dansants, mais toujours empreints de ce on-ne-sait-quoi d’obscurité, de tension. De profondes lumières noires en somme.
… Parce que c’est le premier grand projet de Chloé sur son nouveau label, Lumière noire
Lancé il y a quelques mois, son label Lumière noire n’a pas démarré avec par un EP de son cru, car il n’a jamais été destiné à accueillir ses seules productions. « La première vraie sortie de Lumière Noire est un maxi par Sutja Gutierrez. Cela faisait des mois que je lui avais dit que j’allais mettre en place un label mais sans savoir quand, comment, avec quel distributeur – surtout que je voulais faire du vinyle, ce qui est tout de suite plus compliqué… Il a voulu attendre, il a été patient, car il voulait sortir sur mon label. Donc une fois que tout a été prêt, il a été évidemment le premier à sortir. J’ai trouvé ça super chouette qu’il veuille bien attendre, car dans ma conception des choses un label existe de par son contenu, et j’aime beaucoup cet EP de Sutja. Il n’est pas forcément connu mais j’ai toujours adoré sa musique. Ce sera le but de Lumière Noire : chercher ailleurs, prendre des risques, proposer des choses qu’on n’aurait pas forcément pensé à écouter, se bousculer. » Une seule règle cependant : que les sorties plaisent à Chloé, qui devient ainsi sa propre patronne. « Je suis l’unique décisionnaire, y compris sur cet album. C’est une forme de liberté. J’ai choisi ce métier pour ça, pour cette liberté, que ce soit dans la démarche artistique ou dans le fait de ne pas avoir de patron… »
… Parce qu’elle est du genre à bien savoir s’entourer
Être sa propre patronne certes, mais également travailler avec des gens ouverts aux collaborations : ce sera ça sur Lumière noire. Des featurings, il y en a sur Endless Revisions. Avec Ben Shemie, le chanteur de SUUNS, et même Alain Chamfort pour une chanson en français aussi étonnante que réussie. Normal : depuis 20 ans, Chloé ne cesse de multiplier les travaux à plusieurs. Que ce soit en donnant des idées de directions, comme à l’Espagnol Sutja Gutierrez ou Nova Materia, duo pour qui elle a produit plusieurs morceaux. Ou en travaillant comme une famille. « Lumière Noire, c’est une manière de faire quelque chose qui me ressemble, à moi seule, explique-t-elle. Mais je ne me suis jamais enfermée sur un seul label. J’ai sorti des choses sur le label français Kill The DJ, sur l’allemand Bpitch Control, sur l’américain Throne Of Blood ou le canadien My Favorite Robot… En fait, si tu regardes, ça suit un peu le parcours géographique de mes dates ! Ce sont les labels actifs dans leurs villes respectives, ils font des soirées et des liens se créent. De la même manière, j’invite sur mes soirées Lumière Noire et par extension sur le label des gens que j’ai rencontrés à d’autres soirées, que j’aime bien et que je trouve intéressants. C’était la même chose au Pulp. » Difficile de ne pas évoquer brièvement le club fermé il y a dix ans, tant il a marqué les débuts de Chloé et la vie nocturne parisienne en général. Mais depuis, la DJ/productrice/auteure de musiques de film/compositrice pour des chorégraphes a enchaîné les projets. Le dernier en date ? Composer la BO de Paris la blanche, premier film de Lidia Leber Terki. On y suit le périple de Rekia, 70 printemps, mère de famille kabyle, dont le mari est parti travailler en France pour ne jamais revenir. Quarante-huit ans ont passés, et la petite mamie quitte pour la première fois l’Algérie pour tenter de retrouver son mari dans Paris et le ramener au village. Une quête entre deux pays que Chloé a illustrée par un fin mélange entre musiques électroniques et musiques traditionnelles kabyles, s’entourant de musiciens algériens, apprenant les subtilités des instruments typiques comme le oud ou la zorna, travaillant à partir de mélodies dont se souvenait la réalisatrice, sorte de madeleines de Proust à la guitare.
Quelques mois plutôt, fin 2016, c’était à un autre instrument que Chloé se frottait : le marimba. Invitée par Sourdoreille, la percussionniste Vassilena Serafimova et elle réinventaient Steve Reich. « J’ai trouvé ça super chouette d’avoir cette opportunité de travailler enfin avec cet instrument. J’étais en train de finaliser à ce moment-là le morceau ‘The Dawn’, dans lequel on entend des sonorités assez proches du marimba. Je n’avais qu’une envie : travailler avec un vrai ! Et tout s’est super bien passé avec Vassilena, on a beaucoup échangé sur ce qu’on voulait faire, tout en laissant une grande place à l’impro. Suite à notre prestation, on a eu des demandes et on va refaire des dates ensemble. » Mélanger musiques contemporaines, classiques et électroniques, c’est la grande mode. Chloé, qui a par exemple joué plusieurs fois au Centre Pompidou, le fait depuis des années. « La musique électronique te permet de composer sans forcément avoir de connaissance du solfège et encore moins de jouer un instrument, mais tu apprends à assembler tous tes sons comme un chef d’orchestre. Rejoindre ces deux univers (le solfège – le monde des ‘vrais musiciens’ avec de ‘vrais instruments’ – et l’électronique), comme ce que j’ai pu faire avec Vassilena, c’est une espèce de vieux fantasme absolu du musicien. Mais tout dépend comment c’est fait, tout est une question d’attitude, il ne faut pas tomber dans le super ego-trip. » Avec ses projets presque intellos expliqués d’une voix posée, toute en retenue, et parlant de son métier comme le ferait un artisan, Chloé est loin, très loin de l’ego-trip. Comme le titre de son album laisse paraître, elle préfère remanier sans arrêt ses productions, pétrissant ses vocaux et nappes comme dans « The Dawn », histoire qu’à chaque écoute du morceau – et du disque en général – on puisse y découvrir un nouvel élément. « J’ai cette exigence-là sur ce que je produis, sur tout ce que j’écoute aussi. Sinon, on se ferait chier ! »