Charlotte Gainsbourg, l’éternelle effrontée
Épaulée par SebastiAn, Guy-Man des Daft Punk et Paul McCartney, l’actrice française tombe le masque évanescent d’icône intouchable pour dévoiler ses talents de parolière impudique et son amour pour le disco des ténèbres. Rest, cinquième album puissant et intime, bouscule la chanson française pour ressusciter un goût du risque cher au père.
Sur la pellicule, Charlotte Gainsbourg s’est aventurée assez loin pour faire oublier le lourd et brillant héritage parental. En une cinquantaine de films, la gamine mal dans sa peau de L’Effrontée et La Petite Voleuse est devenue une séductrice attachante (Ma femme est une actrice) et une amante vénéneuse (Antichrist, Nymphomaniac). Mais son image lisse d’égérie germanopratine a continué de hanter la Charlotte chanteuse. Échaudée par un single provoquant (« Lemon Incest » en 1984 où elle chantait « l’amour que nous ne ferons jamais ensemble ») et un disque subversif deux ans plus tard signé lui aussi par son père (Charlotte For Ever), elle mettra vingt ans avant de refaire de la musique. Après un passage éclair sur un disque de Madonna et un duo avec Daho, il aura fallu qu’Air, Beck ou Connan Mockasin lui confectionnent un écrin rock indé ou électro assez douillet pour qu’elle y pose sa voix, éthérée et insécure. Sur quatre disques, Charlotte dévoilait un vrai talent d’hypnose onirique mais restait ce fantasme esthétisant de l’ingénue parisienne sage comme une image. Jusqu’à ce cinquième album, intitulé Rest (“repose” comme dans Rest In Peace) et composé par l’agitateur de la french touch 2.0 SebastiAn, bien décidé à troubler tout repos. Pour le producteur d’Ed Banger, rencontré en octobre à une terrasse de café, « Charlotte, c’est un peu la Kate Middleton française. Elle vient d’une famille princière des 70’s, elle est intouchable et aimée de tous. Quand elle est venue chez moi, mon facteur l’a croisé et m’a dit, ému : « Ah, c’est la petite Charlotte. » Alors qu’elle a plus de 40 balais, les gens ont encore à l’esprit L’Effrontée. » Sur Rest, cette pudeur et ce mystère de petite fiancée des Français s’envolent enfin. Pour la première fois, Charlotte écrit ses textes et ce, en français plutôt qu’en anglais, réalise ses clips, parle sans fard de la mort de son père et de sa sœur (« Lying With You », « Kate »), d’une timidité maladive (« I’m A Lie »), des monstres de l’enfance (« Les Crocodiles ») ou des battements de son cœur, elle qui a failli mourir d’un accident cérébral il y a dix ans (« Dans vos airs »). Sur ces textes d’un romantisme noir, SebastiAn vient greffer des synthétiseurs grandiloquents, des basses rondes et moites et des envolées discoïdes. Des boucles assez entêtantes viciées et violentes pour malmener définitivement les étiquettes collant à la peau pâle et au corps frêle de Charlotte.
TOUTE PREMIÈRE FOIS
Pourtant tout avait très mal commencé entre ces deux-là. Le producteur se souvient: « La première rencontre, c’était chez elle, à Paris, il y a cinq ans. Je suis arrivé dans un état second, très alcoolisé. C’était un moment particulier de ma vie : l’apéro à chaque heure, car je faisais trop de dates et le cirque de l’injonction à faire la fête m’épuisait. Elle venait d’avoir sa petite, alors on n’était pas sur le même registre. Et puis, je suis arrivé avec une idée précise, insistant sur le fait qu’elle chante en français, sans savoir que c’était problématique en raison de la déification du père. Elle a vu débarquer un jeune mec lui balançant un ultimatum : « C’est ça ou rien. » Je me suis fait remercier (rires) et on ne s’est revu qu’un an après. Elle a dû se souvenir de ce connard qui voulait du français… ce qui était devenu pour elle une nécessité. » Lors d’une rencontre dans un hôtel de luxe rue du Bac, où elle exalte à 46 ans une grâce encore juvénile, Charlotte confirme: « J’ai vu un personnage, même s’il buvait pour de vrai. Mais aussi de la réserve, de la timidité, ce que je connais bien. Et puis j’adorais ce qu’il faisait. Il m’a dit qu’il fallait que je me rapproche de l’album avec mon père. J’étais d’accord, mais je ne voulais pas lui dire, car il était arrogant. » (rires) Pour celle qui s’est longtemps crue moins belle que sa mère, et moins bonne pour écrire que son père, coucher ses confessions sur papier et en français semblait impossible. Charlotte revient sur le contexte difficile de son échappée de chrysalide: « J’ai toujours eu un côté très scolaire, bonne élève. Je suis restée en contact avec un ancien prof de mes enfants, me guidant dans mes lectures. Je fais du classique au piano depuis mes neuf ans, sans improviser. Je m’en voulais de tout suivre à la lettre comme des recettes. Mais après la mort de ma sœur et mon départ à New York, tout a été bousculé. » Rest est en effet né d’une disparition: le suicide de la sœur, la photographe Kate Berry, en 2013. L’actrice ne pouvait plus « rester » à Paris. « Le fait d’avoir fait mes valises et d’être partie à 42 ans, sans repères – ils me faisaient trop souffrir – m’a libérée. J’y ai retrouvé une nouvelle jeunesse, je respirais, loin des souvenirs, même si le deuil continuait. Là, j’ai recommencé à parler à des gens, à faire du vélo, à sortir en me foutant de comment j’étais habillée. Et surtout, j’ai écrit, en anglais et en français. J’ai rappelé SebastiAn, vu un an plus tôt. Il a compris qu’il se passait un truc ici, il est venu et on a trouvé un petit studio dans Brooklyn – celui du musicien Joakim. »
AU NOM DU PÈRE
Entre Charlotte et SebastiAn, il y a eu beaucoup de préliminaires, jusqu’à trouver le bon équilibre entre sa douceur à elle et sa violence à lui. « On pensait d’abord à des écrivains pour écrire les textes, raconte Charlotte, fan de Salinger et d’Edgar Allan Poe, on voulait demander à Houellebecq. » Au final, un style s’esquisse : des textes sans filtre, dans la langue du père contrastant avec un son plus “dancefloor” empreint de la verve d’un Carpenter ou d’un Moroder (que Charlotte adule). « Quand j’ai commencé à écrire, puisant dans le journal intime que je tiens depuis mes douze ans, j’avais besoin que ce soit très personnel, explique-t-elle. N’étant pas poète, il fallait que je sois au moins je sois cash, voire crue. » Pour la musique aussi, c’était compliqué de « concurrencer » le fantôme paternel. “Quand mon père est mort, j’avais 19 ans, il me rappelait tellement la culture que je ne pouvais plus écouter de la musique. Avec Yvan (Attal, son compagnon, ndr), on se passait Mazzy Star, Portishead, Radiohead, mais là encore c’était douloureux à écouter, éprouvant. Pendant très longtemps, je n’ai pas pu entendre la musique parentale. » Sur Rest, Jane et Serge sont bien présents, dans les basses très « Melody Nelson », les orchestrations proches de la folle période anglaise de Serge et les aigus de sa mère. « Il y a aussi des relents de « Sea, Sex and Sun », admet SebastiAn. On a fait planer l’ombre du père. On avait des références communes avec Charlotte, comme le ciné des années 70 (Blier, Séria) et la B.O. de Tenue de Soirée faite par Serge. Je trouvais con de s’en priver. » Le producteur voulait également un traitement vocal proche de Charlotte For Ever : « Sur ses précédents albums, sa voix était doublée. Comme elle parlait de choses très personnelles – elle ne ment pas Charlotte –, j’ai tenu à mettre sa voix en avant, pour se la prendre en pleine gueule, façon ‘ »Lemon Incest ». » Banco: Charlotte avoue que SebastiAn a réussi à lui faire aimer ce premier disque qu’elle avait du mal à assumer.
LE PAPE DE LA POP
Parmi les idoles de Charlotte, il y a aussi d’autres pères spirituels, comme les Beatles et surtout Paul McCartney, qui lui a composé un morceau, « Songbird In A Cage ». La femme-oiseau blessée s’échappe de sa cage pour voler dans les plumes de Grace Jones sur un sémillant couplet. SebastiAn raconte à son sujet: “Paul avait envoyé un morceau très lent qui ne collait pas avec l’album. J’ai doublé le tempo, on lui a envoyé et il a débarqué au studio Electric Lady d’Hendrix à New York. Il était très anglais, limite à boire son thé avec le petit doigt levé. Il a imité le pape, parlé de sa vie à la campagne, de son morceau « Temporary Secretary », très en avance sur son temps, nous disant qu’il en avait accouché un peu par hasard en tentant une boucle. Il a appelé Charlotte pour lui faire tenter un truc à la voix. Elle n’osait pas y aller, alors qu’elle ne pourrait jamais avoir un meilleur cours de chant! Ce qui m’a marqué c’est qu’il était très content d’être là, ce n’était pas pour être ‘branché’, ça le faisait marrer. C’est jouissif de voir un mec pas blasé de plus de 70 balais s’amusant avec tous les instruments, comme un gosse. » Le même émerveillement qu’ont su garder Charlotte et son producteur, s’essayant sur Rest à de multiples expérimentations.
CHARLOTTE AU BAL DU DIABLE
Car comme la taiseuse le murmure sur le titre « I’m A Lie », « je rêvais bien d’excès, de fantasmes indécents/Sous mon air retenu, discret et bienséant », SebastiAn a mis en forme le penchant de la jeune fille (ses parents étaient des noceurs) pour les ambiances horrifiques. Elle explique: « Je lui ai fait écouter tout ce qui m’inspirait: Les Dents de la Mer, Psychose, Shining, Carrie au bal du diable. Les films d’horreur m’ont plus marquée, enfant, que Mary Poppins. Ces atmosphères oppressantes et troublantes m’excitent encore. Ça vient de mon père – cette angoisse – alors que ma mère m’a donné tout le côté comédies musicales. Mais ce qui m’intéressait aussi, c’était de faire quelque chose de très romanesque et d’orchestré comme Camille de Georges Delerue. J’avais perçu chez SebastiAn ce côté grandiose, excessif proche de ces B.O. et ce qu’il pouvait apporter de dérangeant et de plus moderne. J’ai toujours été attirée par ce genre de choses, qui pourraient être de premier abord à l’opposé de moi et de ma petite voix. Les premières démos de SebastiAn étaient exactement ce que j’espérais. Par sa brutalité, il se rapproche de Lars Von Trier : il m’a poussé à aller vers un terrain inconnu. » Il faut dire que SebastiaAn, éminence grise d’Ed Banger connu pour son électro percutante et agressive bénéficie d’une aura sulfureuse. Il a enregistré un disque avec le performeur underground Jean-Louis Costes, joué un live prémonitoire sur les dérives du totalitarisme et été figurant (dit la rumeur) dans un film porno de John B. Root. SebastiAn nous a confiés au sujet de sa propre image: « J’étais le seul à ne pas m’habiller en couleur chez Ed Banger, à ne pas faire de skate et ma gueule sourit à l’envers, alors on m’a collé cette étiquette « dark ». Mais je n’ai pas cherché à la façonner comme Gesaffelstein. » D’ailleurs, le compositeur de l’album Total est aussi l’artificier du facétieux “Sexy Cool” de Katerine (« Je me suis rarement autant marré que quand il est venu chanter avec mon chat sur ses genoux, chez moi », se souvient SebastiAn) et de titres pour le rappeur sensible Frank Ocean. Comme Charlotte, les horizons inattendus l’attirent. Ces deux grands pudiques qui rêvent de radicalité ont aussi tous les deux connu le deuil qui innerve Rest. SebastiAn a en effet perdu son père à un an, et plus récemment son ami DJ Mehdi. Qui d’autre pouvait aider la comédienne à faire son deuil en musique?
XANAX ET CHAMPAGNE
Leur âme slave leur a aussi permis de dépasser le chagrin pur. « Charlotte a des origines slaves par son père et je suis yougoslave. Ça nous a rapprochés. Quand j’ai écouté le morceau que lui a fait GuyMan, « Rest », très triste, je me suis dit que Guy-Man ne devait pas aller bien à ce moment-là, et qu’ils s’étaient bien trouvés. Mais j’ai une autre conception de la tristesse. Je pense qu’il y a des nuances dans la façon d’aborder la gravité. Charlotte avait un truc sérieux à dire : je savais qu’on n’allait pas faire du Rihanna. Mais je ne voulais pas d’un disque dépressif, d’un délire Xanax et champagne. L’idée c’était: OK, c’est lourd, mais « viens, on s’en sort ». En Serbie, il y a des pleureuses mais on ne fond pas en larmes face caméra. Je voulais amener Charlotte vers son côté slave plus qu’anglais, qu’elle trouve faux-cul d’ailleurs. » (rires) D’où un disque tout en contrastes, l’âme slave se définissant par des sentiments exacerbés et une alternance entre mélancolie et d’euphorie. SebastiAn avoue d’ailleurs que c’est cet aspect lumineux qui l’a le plus séduit chez sa comparse: « J’adore Merci la vie de Blier, mais – je ne lui ai jamais dit – son film qui m’a le plus marqué c’est Prête-moi ta main. Parce qu’elle est drôle dedans et dans la vie aussi, derrière le personnage sous-alimenté. Le dernier morceau du disque représente bien ça. Sur « Les Oxalis », elle chante une visite au cimetière, mais sonne comme la Donna Summer de « I Feel Love ». Je lui ai demandé : « Tu es sûre d’assumer ce texte sur cette musique ? ». C’est devenu son morceau préféré.