Cassius : Pop models
La french touch est une affaire de duo. Même Étienne De Crécy a commencé à deux au sein de Motorbass avec un certain Philippe Zdar. Loin des vieux couples qui finissent par se détester, 20 ans après, nos héros du mois sont visiblement très heureux d’être toujours ensemble. Il s’agit bien entendu d’Hubert Blanc-Francard, alias Boombass, et Philippe Cerboneschi, alias Zdar, la quarantaine épanouie. Au point que selon la sacro-sainte formule, le temps ne semble pas avoir de prise sur eux. Non seulement physiquement, mais surtout musicalement, comme on le raconte par ailleurs. Leur nouvel album Ibifornia et sa luxuriante pop électronique funky tombent à point pour sonoriser notre fin d’été et sûrement au-delà. Ça valait le coup d’attendre.
Tsugi : Votre dernier album date de dix ans, c’est beaucoup. Que s’est-il passé ?
Zdar: Je ne sais pas ce qu’on a foutu. On a beaucoup tourné, et je crois qu’on a considéré le maxi de “I <3 U SO” (2010) comme un album. (rires) On n’a pas fait gaffe, la vie est passée. Mais promis, on ne le refera plus.
Boombass : On ne va pas se le cacher : dix ans en musique, c’est une vie entière. Dix ans durant lesquels ta carrière peut être anéantie. Quand les travaux du studio de Philippe ont en n été terminés et que les artistes se sont mis à faire la queue pour y enregistrer, je n’ai pas eu le courage de lui dire: “Stop, il faut qu’on enregistre notre nouvel album.” Il en avait tellement rêvé, et tellement travaillé dessus. Il s’éclatait, je ne voulais pas l’embêter. Et de mon côté, j’étais simplement heureux de faire des DJ-sets.
Mais quand Philippe s’est retrouvé par exemple en couv de Tsugi avec Housse de Racket et The Rapture qu’est ce que tu as ressenti ?
B: Du bonheur pour lui, tout simplement. Si j’avais eu le moindre pro- blème, cela aurait été à moi de me bouger les fesses pour faire quelque chose de mon côté.
Pourquoi ne pas avoir capitalisé sur l’énergie de “I <3 U SO” ?
Z : Parce qu’on n’est pas calculateur et parce qu’on n’avait pas de manager pour nous dire d’arrêter de faire des conneries. On a fait des DJ-set, cinq ans de DJ-set, mais ce n’est pas la même chose que faire un album évidemment.
B: Qu’importe, je n’ai aucun regret. Au moins, lorsque nous nous sommes retrouvés en studio, nous avions plein de musique en tête. Trop souvent quand nous étions jeunes ingénieurs du son, Philippe et moi avons assisté à des sessions avec des groupes qui cherchaient désespérément l’inspiration durant des journées interminables. Nous, une fois franchie la porte du studio, c’était l’inverse, nous avions plein d’idées.
Mais au moment de sortir ce disque, vous ne vous demandez pas : “Qui va encore s’intéresser à nous, toutes ces années après” ?
B : Si. (rires)
Z: On a déjà vécu ça. Quand nous avons sorti notre second album Au Rêve en 2002, personne ne s’intéressait plus à nous. C’en était fini de la french touch et de la house, nous tombions en plein retour du rock et de l’électroclash. Plus un journaliste ne voulait nous rencontrer, ni un promoteur nous faire jouer. Depuis nous sommes vaccinés, on sait qu’on va forcément tomber au mauvais moment.
B : Cela dit, avec “I <3 U SO”, nous avons clairement séduit une généation plus jeune, mais la musique pour nous ce n’est pas un plan quinquennal. Nous ne calculons pas grand-chose.
Z : Étrangement, à l’étranger, la plupart des gens semblent penser qu’Ibifornia est notre premier album depuis 1999, comme si Au Rêve et 15 Again n’avaient pas existé.
Combien de temps avez-vous passé sur ce disque et qu’est-ce qui a pris autant de temps ?
Z : Deux ans. De février 2013 à septembre 2015. Ensuite, ce qui a pris le plus de temps, c’est de signer un nouveau contrat. (rires) Nous n’avions plus de maison de disques à l’étranger, notre seul contrat était avec Ed Banger/Because pour la France. Faire écouter le disque à des maisons de disques, rencontrer la bonne, signer les contrats, cela nous a pris un an. C’est le temps que cela prend à chaque fois.
B : Pendant l’enregistrement du disque proprement dit, le plus long a forcément été les voix. On aurait pu enregistrer plus vite si on avait voulu faire un disque house instrumental. Mais dès qu’on produit des chansons, tout est long.
D’ailleurs des chansons, il y en avait déjà dans Au Rêve.
Z : Tout a commencé avec ce disque. Au Rêve est la matrice, la maquette d’Ibifornia. Nous avons une énorme culture chanson. Il y a toujours eu ça chez Cassius, mais depuis quelques années, on a envie de travailler avec de véritables voix, aller en studio et de ne pas uniquement travailler à partir de samples. On a envie d’aventure humaine. Faire un album de ce type est beaucoup plus excitant que « I <3 U SO” qui est juste basé sur un sample. En studio, quand Cat Power chante sur ton instrumental, c’est une émotion inouïe.
B : Et puis cela te remet à ta place. Tu te rends compte que faire une chanson ce n’est pas si simple.
Paradoxalement vos plus gros succès de 1999 à “I <3 U SO”, sont basés sur des samples, c’est frustrant ?
Z : Non, c’est un grand tout. À mon sens, notre plus grande réussite, c’est “Sound Of Violence” et cette chanson on la joue encore en DJ-set, pas “1999” ou alors il faut vraiment qu’on nous la réclame avec un mec devant la cabine qui montre l’écran de son téléphone. (rires)
Pedro décrit cet album comme un mélange entre Motorbass, Fela et Talking Heads, vous approuvez ?
Z : En tout cas, tous ces artistes nous ont inspirés.
C’est aussi le plus “black” de vos albums, non ?
B : 95 % de la musique que j’écoute est noire. Ma musique a toujours été noire.
Z : Même les chanteurs qui nous ont accompagnés, comme Cat Power ou Mike D, ont montré leur aspect le plus “black” durant l’enregistrement de ce disque. Par ailleurs, nous avons découvert que la chanteuse préférée de Cat Power, c’est Mary J Blige. Qui aurait pu imaginer ça ? En fait, c’est un peu le disque où tout le monde se lâche pour faire ce dont il a envie depuis longtemps.
Il y a aussi des morceaux assez Prince sur cet album comme “Hey You”, a-t-il été une grosse influence ?
B : Prince est toujours en nous. Mais jusqu’à présent nous avons toujours évité de trop laisser s’exprimer notre côté “Prince”. Cette fois…
Z : Hubert et moi sommes obsédés depuis des années par l’album Sign O’ The Times, et notamment la fin du morceau d’ouverture enchaînée avec le titre “Play In The Sunshine”. À cette époque, Prince mélange et maîtrise tout. Cela tient magistralement debout. Cette réussite a toujours été pour nous un fantasme de producteur et d’artiste. Et l’enchaînement entre “Ibifornia” et “Hey You”, c’est probablement le moment le plus Prince de toute notre carrière. Nous en sommes très fiers.
Ibifornia est donc la synthèse entre Ibiza et la Californie, mais quel rôle vient jouer la France là-dedans, vous qui avez été les héros french touch ?
Z : Ibifornia, ce n’est pas uniquement Ibiza et la Californie, c’est là où on se sent bien, et c’est aussi en France. On a fait de formidables séances d’enregistrements à Los Angeles, mais nous avions besoin d’être en France pour savoir vraiment ce qu’on allait en faire. À Los Angeles, tu mets des lunettes de soleil ou des chemises que tu ne mettrais jamais ailleurs, en rentrant en France, tu les enlèves immédiatement. Quand tu enregistres, c’est pareil, il faut vite rentrer dans ton monde normal pour écouter tes bandes froidement.
B : Ibifornia, c’est partout dans le monde à commencer par la France, on ne renie en rien nos racines et notre culture française.
Vous vous êtes mêlé des paroles des chansons ?
Z: Un tout petit peu. Évidemment pas celles de Cat Power ou Mike D. Mais parfois quand on n’aimait pas quelque chose on le changeait. Luke Jenner de Rapture a été notre consultant en écriture. On lui envoyait certains textes dont nous n’étions pas totalement satisfaits et il ajoutait trois petits mots à lui, qui n’avaient l’air de rien, mais qui donnaient tout son sens à la chanson. C’était un travail en équipe, sans problème d’ego.
Philippe, ça ne t’a pas manqué de ne pas chanter? Tu t’étais découvert chanteur sur 15 Again…
Z : Cela a surtout été l’occasion de sentir mes limites. Je ne suis pas un bon mélodiste, je n’ai pas une tessiture impressionnante. Je veux bien encore faire des morceaux où je hurle comme “Toop Toop”, mais c’est tout.
Quels sont vos meilleurs souvenirs de l’enregistrement ?
Z: Les deux jours d’enregistrements dans le studio des Beastie Boys quand Cat Power a fait ses voix et Mike D aussi. Notamment ce moment où en rentrant le soir à l’hôtel, on a découvert une prise incroyable de Chan sur l’enregistrement témoin de mon téléphone. Comme on plaisantait pas mal avec Mike D et que Cat Power est très discrète, elle a enre- gistré sans vraiment qu’on s’en aperçoive, et quand on a réécouté sa voix le soir à l’hôtel, on s’est tout simplement mis à pleurer. Et aussi quand Mike D a accepté de rapper nous étions aux anges.
B: L’enregistrement des guitares de Mathieu Chedid a aussi été un moment très fort.
Vous avez changé de manager durant la genèse de cet album, qu’est-ce que cela a provoqué ?
Z : On n’a jamais vraiment eu de manager, en dehors de quelques mois avec Laurence Touitou qui s’est génialement occupée de nous, mais qui n’était pas manageuse.
B: Cette fois, on savait qu’on ne pourrait pas s’en tirer sans manager, sans une personne qui veille sur nous et nos intérêts, mais qui sait surtout nous cadrer et faire avancer les choses. Sans Sébastien Farran (également manager de Johnny Hallyday, ndlr), on n’aurait pas signé aux États-Unis avec Interscope. On a connu l’époque où on appelait nous- mêmes et où les gens nous disaient : “Attends je te rappelle.” Mais on ne nous prenait même pas en ligne la plupart du temps.
Mais vous n’avez pas peur que les Américains ne vous mettent la pres- sion pour avoir comme on dit “un retour sur investissement” ?
Z : C’est peut-être de cela que nous avons besoin. Les gens nous aiment bien, on les fait marrer, ils n’osent pas nous embêter. Je crois qu’à ce moment de notre histoire nous avons besoin d’être un peu violentés. C’est aussi le rôle d’un manager. On a besoin d’être secoué, d’avoir à nos côtés quelqu’un qui nous encourage, qui nous dit : “Faites un autre disque maintenant, n’attendez pas douze ans !” On a besoin de pression.
Vous avez raconté avec une grande honnêteté la frustration que vous avez ressentie lors de l’échec commercial de votre second album. Cette fois, vous donnez le sentiment d’avoir vraiment envie qu’il se passe quelque chose.
Z : En tout cas on a envie de sortir de notre petit confort. On ne veut plus de ce luxe absolu de n’en faire qu’à notre tête. Cela ne nous a pas toujours réussi.
B : Je dois dire aussi qu’au fond de moi, j’ai quand même un peu la trouille qu’il nous arrive la même chose qu’à l’époque d’Au Rêve. J’ai confiance en ce disque, mais je sais aussi qu’il faut se donner le temps de l’écouter, et puis nous ne sommes pas des artistes débutants de 16 ans.
Z: Les gens ne nous écoutent pas de la même manière qu’un jeune groupe. Paul McCartney a dit récemment dans une interview que s’il sortait Let It Be aujourd’hui et à son âge, personne n’en aurait rien à faire. Sans aller jusque-là, il est certain que l’âge joue un rôle.
Justement, comment imaginez-vous le public de Cassius aujourd’hui? Des parents qui peuvent venir avec leurs enfants ?
B : En tout cas je me souviens d’avoir joué “I <3 U SO” lors d’un DJ-set chez Moune au moment où le titre est devenu un tube, et j’ai croisé le regard d’une dizaine de jeunes filles qui avaient l’air très surprises de voir leur père, ou quelqu’un de l’âge de leur père, aux platines.
Z: Et c’était il y a six ans? (rires)
B : Je pense qu’à partir du moment où tu restes honnête avec toi-même et où tu n’essayes pas de mentir sur ton âge, c’est le principal.
Comment cet album va-t-il vivre en live ?
Z: On cherche la bonne formule. On adorerait avoir un groupe comme à l’époque de 15 Again. Mais pour l’instant c’est impossible. En tout cas on n’a pas envie d’un live électronique qui soit le même tous les soirs. Malheureusement, on sait qu’on ne pourra jamais réunir les chanteurs de l’album sur scène.
Ça fait plus de 20 ans que vous êtes ensemble, qu’est-ce qui pourrait vous séparer ?
B : À part la mort je ne vois pas. Et je suis sérieux.
Z : On ne s’énerve pas l’un contre l’autre. On se connaît trop. On sait se prendre comme on est.
Vous souvenez-vous de la première fois où vous vous êtes rencontrés ?
Z : Bien sûr, c’était comme un coup de foudre. Une demi-heure après, on posait nos fesses sur une photocopieuse pour immortaliser notre rencontre !
Patrice Bardot & Alexis Bernier