La « Bone music », ou quand les Russes écoutaient de la musique sur des radios pour éviter la censure
L’histoire n’est pas nouvelle, mais elle refait surface alors qu’un digger invétéré a mis la main sur un vinyle (si on ose dire) un peu spécial, en l’occurrence un 78 tours de Raj Kapoor, un célèbre acteur indien qui a enregistré une chanson pour le film Le vagabond (Awaara en VO). La particularité de la galette ? Elle n’est pas en vinyle. Le morceau a été gravé sur une radio du thorax, découpée en cercle pour l’occasion. Jouer avec les supports est quelque chose d’assez répandu – Matthew Herbert par exemple s’est amusé à produire des vinyles en tortilla (oui oui, une galette, littéralement). Mais ces « vinyles » en rayon X ont une histoire passionnante, sur fond de rébellion, de KGB et de prisons sibériennes. Le label psyché Ripple Music la raconte dans un récent post Facebook, s’attachant plus particulièrement au Russe Ruslan Bogoslowski, qui avec son compatriote Boris Taigin a créé les albums de « bone music », ces vinyles copiés sur des radiographies, ancêtres rebelles des flexi disc. On vous a traduit le post, et comme ça tout le monde ira se coucher moins bête ce soir.
« Il s’agit probablement du disque le plus inhabituel de ma collection ! Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Staline a interdit la possession de musique occidentale. Tous les albums autorisés du pays devaient avoir été composés par un Russe. Mais, dans l’underground, les gens souhaitaient écouter des musiques populaires occidentales – du jazz et du blues jusqu’au rock’n’roll. Faire rentrer illégalement des vinyles sur le territoire était dangereux, et acquérir les ressources pour copier les rares albums qui ont réussi à passer la frontière était cher et très risqué. Une ingénieuse solution à ce problème a commencé à émerger sous forme de « bone music », parfois appelée musique « bones’n’ribs », ou simplement Rib.
Un jeune ingénieur du son de 19 ans de Leningrad, Ruslan Bogoslowski, a changé les règles du jeu quand il a créé un dispositif pour copier des albums occidentaux, qu’il distribuait ensuite à travers la Russie. Le problème, c’est qu’il ne trouvait pas de matériau pour copier sa musique, le vinyle étant rare comme tous les produits à base de pétrole après guerre. Puis, un jour, il est tombé sur une pile de radios jetées. Et ça a marché. A l’époque, la Russie avait une loi qui obligeait les radiologues à jeter leurs radios après un an de stockage, car elles étaient inflammables – donc Ruslan a fouillé les poubelles et payé des agents hospitaliers pour récupérer des radios. Pendant 20 ans, il a copié à la main un million d’albums sur ces radiographies, de morceaux de musique classique aux Beach Boys, finissant par passer cinq ans emprisonné en Sibérie à cause de sa rébellion.
Pendant plus de 20 ans, la Bone Music était le seul moyen pour les mélomanes russes d’écouter de la musique occidentale, qu’ils écoutaient pendant des « music and coffee parties » dans leurs cuisines, loin des yeux et des oreilles du KGB.
J’en ai donc trouvé un. C’est un enregistrement 78 tours de la chanson indienne « Awaara » par Raj Kapoor, gravé sur une radio de la poitrine. Il a probablement été copié vers 1951. Chaque Rib était fait main, et donc unique.
La Bone Music. Un témoignage du courage de l’underground pour renverser l’autorité, de sa rébellion, et de son amour de la musique. L’esprit du rock’n’roll. »