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21 mars 2016

Beyrouth is burning…

par rédaction Tsugi

Entre hip-hop, expérimentations, clubbing et tradition, la capitale libanaise n’en finit plus de se réinventer grâce à une scène musicale bouillonnante. Visite guidée des sons de la capitale la plus punk du monde arabe.

On vous a concocté une petite playlist pour accompagner la lecteur de cet article extrait du numéro 90 de Tsugi (mars 2016) :

 

Beyrouth, 6 août 2015. Dans la halle de Biel, un des principaux centre de congrès du Liban, Mashrou’ Leila s’apprête à monter sur scène devant 4 000 personnes. Un chiffre impressionnant et rare pour une formation arabe, mais depuis quelques années le groupe libanais est devenu la coqueluche des amateurs de pop au Proche-Orient. Ce soir comme lors de chacun de ses concerts, le groupe va interpréter « Shim El Yasmine », un des morceaux phare de son répertoire repris en choeur par une large part du public. Hamed Sinno, le chanteur du groupe, y évoque son histoire d’amour avec un homme marié et plus âgé, une première dans le répertoire de la chanson pop arabe.

Cette ballade lente et mélancolique est sortie en 2009, sur le premier album de Mashrou’ Leila. Un an plus tôt, ce collectif naissait sur les bancs de l’American University Of Beirut, lors d’un workshop organisé par des étudiants en architecture et en design. Le succès a été instantané. Les raisons sont multiples : la présence scénique du chanteur à la séduction très mâle et ouvertement gay, les textes politiques du groupe et le mélange sonore de pop indépendante et d’arrangements de violons arabo-balkaniques. Et cela marche aussi en Occident : Mashrou’ Leila se produit autant à Montréal, Lausanne ou Paris qu’au Caire, Amman ou Beyrouth. Trois mois après ce concert au Biel, c’est au Barbican Center de Londres que le quintette a étrenné son nouvel album Ibn El Leil, lors d’un show plébiscité par la presse anglaise et diffusé en direct sur les ondes de MTV Lebanon, une des principales chaînes généralistes du pays.

MÉLODIES EN SOUS-SOL

Mashrou’ Leila n’est pas le seul groupe pop libanais à avoir rencontré un succès international, mais c’est sans doute le premier à toucher un public aussi large. Longtemps, le rock au Liban est resté dans l’ombre de la chanson commerciale arabe. Pendant la guerre civile, les rares groupes rock délaissent Beyrouth pour Jounieh, une ville côtière au nord de la capitale, habitée par les chrétiens. À cette époque, à la fin des années 70 et dans les années 80, l’essentiel des formations propose des reprises du répertoire anglo-américain et joue principalement du hard rock, du jazz ou du blues. Avec la fin de la guerre, la scène musicale réintègre Beyrouth, les univers se mélangent. Au milieu des années 90, le duo Soapkills fait sensation en créant un univers sonore mélancolique et séduisant, une fusion inédite mêlant trip-hop et musique arabe. Soapkills réunit Zeid Hamdan et Yasmine Hamdan : il est multi-instrumentiste et producteur, elle est chanteuse. Couple à la ville comme à la scène, ils sont les premiers à connaître un vrai succès local puis international basé sur des compositions originales.

Entre 1997 et 2005, Soapkills enregistrera trois albums, dont le dernier Enta Fen est autoproduit suite à la faillite de la maison de disques française. La frustration et la volonté d’explorer de nouveaux horizons amènent le duo à se séparer. Yasmine Hamdan poursuit une carrière solo. De son côté, Zeid Hamdan a multiplié les projets, en tant que chanteur, manager, musicien, producteur ou directeur de label, autant d’activités qu’il pilote depuis son studio situé au sous-sol d’un immeuble du quartier populaire de Jeitaoui. Une cave bien aménagée qu’il partage avec une autre figure de la scène locale, Marc Codsi. Guitariste, chanteur, producteur lui aussi, Marc Codsi fait partie de la génération des fondateurs de la scène pop rock libanaise tout comme Zeid Hamdan ou Charbel Haber, avec qui il a créé le groupe Scrambled Eggs.

DÉCALÉ, DÉCADENT, PSYCHÉDÉLIQUE

Rendez-vous est fixé à l’International. Ce café du quartier très vibrant de Mar Mikael compte parmi les repaires de la scène musicale de Beyrouth depuis des années. C’est à la fois le salon et le bureau de Charbel Haber, qui y passe une bonne partie de ses journées, promenant sa longue silhouette dégingandée, rencontrant les musiciens avec qui il élabore ses nombreux projets. Chanteur, musicien, compositeur de musique de film, il est l’âme des Scrambled Eggs, un groupe protéiforme, décalé, décadent et psychédélique. “Quand on a commencé, il n’y avait pas vraiment de scène rock. Notre groupe était un acte de rébellion dans l’après-guerre. Nous voulions vivre à fond tous les clichés : le sexe, la drogue, le rock’n’roll.”

Les Scrambled Eggs

Musicalement, les Scrambled Eggs sont la réponse noisy à Soapkills. Plus bruyant, plus sale, plus expérimental aussi, le son du groupe rappelle au gré de neuf albums celui des Sonic Youth, de Concrete Blonde ou de Godspeed You! Black Emperor. “J’ai longtemps évité d’explorer la musique arabe, je craignais le kitsch, la facilité, l’orientalisme. Les Soapkills n’étaient pas tombés dans le panneau. Aujourd’hui, avec mes nouveaux projets, je veux proposer comme eux auparavant une vraie musique contemporaine arabe. C’est ma priorité.” Charbel Haber travaille avec des musiciens du monde entier, au Canada, en Turquie, en Egypte. Ses nouveaux projets (Malayeen ou Johnny Kafta Anti-Vegetarian Orchestra) croisent les langages des musiques arabo-égyptiennes, électroniques ou expérimentales.

LE BOUM DU HIP-HOP

On est frappé par ce retour aux racines, à la musique et aux instruments arabes qui anime la plupart des musiciens libanais, qu’ils appartiennent à la nouvelle génération ou qu’ils soient parmi les précurseurs, comme Rayess Bek. Ce fondateur de la scène hip-hop est arrivé au Liban à l’adolescence, en 1994. “À l’époque, le rap n’existait pas au Liban. Le rapport à la musique black a toujours été compliqué ici. Il y a un racisme issu du colonialisme. Il y a l’Européen, le Blanc au sommet de l’échelle, puis le Libanais, puis l’Asiatique et tout en bas les Noirs. On est entouré de murs au Liban, et on en construit encore dans notre tête. C’est difficile de regarder vers l’avenir, de développer une identité arabe positive.” Et c’est ce qu’a fait Rayess Bek dès le départ en créant Aks’ser, le premier groupe hip-hop de langue arabe. “Au début, on a été mal perçu pour deux raisons très différentes : pour certains, c’était presque un blasphème d’utiliser la langue du Coran, et pour les puristes du hip-hop, on ne pouvait que rapper en anglais.”

Malgré le piratage massif, le premier album de Aks’ser fait un véritable carton dans tout le Moyen Orient, il est numéro 1 des ventes devant la pop sucrée de Shakira ou U2. Aks’ser s’adresse directement aux jeunes arabes en parlant de leur identité, de politique, ce qui vaut au groupe des problèmes de censure. Aks’ser sortira trois albums, dont un dernier enregistré dans le luxe dans des studios de Dubaï. Une mauvaise expérience qui amènera le groupe à se saborder. Rayess Bek se concentre depuis sur sa carrière solo, partage son temps entre le Liban et l’Europe, où il peut proposer des projets en marge du hip-hop, avec des musiciens issus du rock comme Rodolphe Burger ou des chorégraphes et des écrivains. Mais c’est à Beyrouth qu’il continue de remplir les salles à chacune de ses apparitions. Le hip-hop y connaît d’ailleurs un vrai boum. Des clubs comme Radio Beirut programment régulièrement des soirées ou chacun peut prendre le micro et improviser.

L’un des principaux animateurs de cette scène, Nasser Shorbaji vit au Liban depuis une dizaine d’années, mais c’est à Damas que ce Syro-philippin a débuté. “Il n’y avait pas de salle à proprement parler. On jouait dans des hôtels sur des équipements bon marché.” À Beyrouth, il rejoint Fareeq El Atrash, un groupe d’instrumentistes hip-hop, un peu considéré comme les The Roots libanais. Les textes en arabe parlent du quotidien, des élections, de la Palestine (plus de 500 000 Palestiniens vivent sur le territoire libanais) et des injustices sociales. Il se lance aussi dans une carrière solo en anglais, sa langue maternelle, avec un premier album Making Music To Feel At Home sous le nom de Chyno. Une oeuvre autoproduite comme l’immense majorité des CDs de la scène musicale locale.

CHAQUE JOUR EST UN MIRACLE

Au sein de cette nouvelle génération d’artistes apparue ces dernières années, nombreux sont ceux qui explorent les frontières entre musique électronique et expérimentale. Certains ont transité par le punk et le rockabilly, comme Kid 14, pour explorer aujourd’hui une électro industrielle et lancinante. D’autres, comme Radio KVM (photo ci-dessous), sont passés par le dubstep avant de développer leur propre univers, loin du son proposé par la majorité des clubs de la ville. Les nuits de Beyrouth sont en partie rythmées par les mêmes tendances qu’en Europe : deep house et techno dominent le panorama sonore, même des clubs cultes comme le B018 ou Garten sont devenus les repaires des touristes et des riches Libanais. La nuit est intense dans cette ville-monde, bruyante et chaotique, vulgaire et fascinante. Comme dans Mar Mikael où les gens s’agglutinent dans des bars crachant de la mauvaise dance music.

Beyrouth la clinquante, mais aussi Beyrouth l’audacieuse. Des festivals expérimentaux s’y déroulent, comme Nous, la lune et les voisins ou Irtijal. Le premier rendez-vous transforme tout un mini-quartier en une scène tant musicale que théâtrale ou chorégraphique. Les habitants sont les hôtes, les spectateurs et parfois même les acteurs de cet événement réellement magique, accueillant année après année des artistes internationaux toujours plus côtés. Rendez-vous principal des musiques expérimentales en terre arabe, Irtijal explore les univers de l’improvisation tant électronique, jazz que contemporaine. Comme souvent au Liban, c’est un artiste qui est à l’origine de cette manifestation : Sharif Sehnaoui. Ce guitariste a commencé sa carrière en France avant de la mettre partiellement en parenthèse pour lancer son festival. “J’ai voulu rentrer à Beyrouth. Je savais que c’est ici que je pouvais faire une différence, créer quelque chose de nouveau. Au fil des éditions (quinze au total), nous essayons toujours plus de revisiter la tradition et de la décaler, de revenir aux racines arabes tout en ouvrant vers l’Occident.” Les pays d’Europe à travers leurs instituts culturels présents à Beyrouth soutiennent fortement l’événement, reste que chaque édition tient du miracle. Mais au Liban, chaque jour est un miracle. (Michel Masserey)

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LUMI, NOUVEAU DÉPART

Crédits : Karl Hitti

Au milieu des années 2000, le duo électro pop Lumi peut rêver d’une carrière internationale. Son premier album est produit par Andi Toma, le génial cerveau de Mouse On Mars. Les critiques encensent Lumi, mais la maison de disques fait faillite. Le projet est mis en veille pendant près de dix ans. Aujourd’hui, Mayaline Hage et Marc Codsi ont relancé Lumi. L’électronique reste toujours aussi présente, mais l’univers est moins dansant. Les temps ont changé. “On a toujours refusé de se vendre comme un duo libanais, de chanter en arabe. Il faut éviter de faire ce que les gens attendent de nous. Avec le temps, nous sommes devenus plus réalistes, plus conscients en tant qu’artistes. L’hédonisme mercantile qui touche le Liban comme le reste du monde nous a forcés à réagir.” Résultat : un nouvel album plus direct et plus tendu, qui sortira d’ici la fin de l’année 2016. La voix envoûtante et chaude de Mayaline hante des compositions au dynamisme et à l’urgence très new wave. L’effet est imparable. (Michel Masserey)

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