Bassline : le son qui ne voulait pas mourir (1/2)
Article écrit à Sheffield et Birmingham et issu du Tsugi 157 : Flavien Berger et Agar Agar, bande à part (disponible en kiosques et à la commande en ligne). Un mix à écouter en fin d’article.
Dans le nord de l’Angleterre, le début du XXIe siècle a rimé avec la naissance d’un style de musique électronique unique en son genre. À mi-chemin entre la house, le speed garage et le grime, la bassline a enflammé les dancefloors du Yorkshire et des Midlands, avant de mourir à petit feu en raison de la mauvaise réputation qui lui collait à la peau. Mais comme le disait Lavoisier : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. » Contre vents et marées, la bassline continue aujourd’hui de tracer sa route avec succès. Histoire en deux actes.
Un samedi de novembre à Birmingham : il pleut à verse. Le temps est typiquement britannique, mais ce soir-là, les locaux n’ont pas l’intention de rester chez eux à siroter du thé chaud au coin du feu. Dans la pénombre de la deuxième ville d’Angleterre, la lumière se trouve à chaque coin de rue du centre-ville, où le moindre centimètre carré des pubs est pris d’assaut pour enquiller des pintes et des cocktails, avant de ressortir pour passer aux choses sérieuses.
À Digbeth, le quartier de la fête, on a l’embarras du choix : ici une soirée étudiante, là une noche latina, plus loin, de la tech-house qui côtoie de la drum’n’bass. En s’enfonçant dans Lower Trinity Street, on a finit par tomber nez à nez avec l’entrée du club The Mill, où des musiciens remballent leurs instruments après un live reggae en hommage au groupe local UB40. Devant ce ballet de grosses caisses, d’amplis et de pieds de micros, une petite file commence à se former sous le pont ferroviaire qui surplombe cette ruelle mal éclairée et sert de protection temporaire contre la pluie. Dans une demi-heure, ce sera le coup d’envoi du deuxième événement de la soirée ; une grosse teuf au nom évocateur : 4 The Bassline Culture.
En jaugeant l’âge moyen des premiers ravers arrivés, on devine rapidement qu’aucun d’entre eux n’a dû connaître le son de la soirée lors de son apogée pendant les années 2000. Faire revivre la bassline old-school, c’est pourtant le pari que se sont lancé trois potes à la fois DJs et producteurs : Murkz, Subzero et TRC. « Pendant le confinement, Subz a commencé à mixer en live depuis sa chambre, rejoue Murkz, tout en sortant de sa caisse les bouteilles qui viendront garnir les tables de l’espace VIP. Les gens étaient hyper heureux en réécoutant tous ces vieux morceaux, donc on l’a rapidement rejoint pour les sessions suivantes. Puis, quand le confinement a été levé, et face à l’enthousiasme que ça avait suscité, on s’est dit qu’il y avait un potentiel pour transformer ces raves virtuelles en événements bien réels. C’est comme ça qu’est né le projet. »
En voyant les visages poupons qui se chauffent pour skanker toute la nuit, on comprend que leur initiative, lancée il y a maintenant trois ans, a depuis porté ses fruits. Annoncée sold-out quelques heures avant l’ouverture des portes, cette troisième édition rassemble une quinzaine de stars d’un monde totalement underground, mais qui, le temps d’une nuit, vont ambiancer autant de nostalgiques que de nouveaux venus, à travers un son unique et qui, selon Subzero, mérite totalement qu’on lui accole l’appellation « culture ».
Musique de Niche
Comme ses deux acolytes, Subz affiche une grosse trentaine d’années au compteur, dont pas loin de la moitié passée dans un game qui a illuminé le nord de l’Angleterre. Alors qu’au début des années 2000, Londres est définitivement tombée sous le charme du son 2-step caractéristique du UK Garage, du côté des Midlands et du Yorkshire, on préfère sa version plus dark et plus rapide, le speed garage, que l’on mixe avec des vocaux de tracks house. À Sheffield, un homme sent qu’un truc est en train de se passer. Il s’appelle Steve Baxendale et possède un club qui n’est pas encore entré dans la légende : le Niche. Ouvert en 1992 et situé sur Sidney Street, à deux pas du centre de la Steel City, il est d’abord connu pour être un lieu d’afters un peu glauque, mais très vite, il deviendra le berceau d’un son totalement nouveau : la bassline.
« Quand le confinement a été levé, on s’est dit qu’il y avait un potentiel pour transformer nos raves virtuelles en événements bien réels. C’est comme ça qu’est né le projet 4 The Bassline Culture. » Murkz
« Au départ, la plupart des morceaux étaient un assemblage de samples house et speed garage sur lesquels on rajoutait une ligne de synthé ou de batterie et des voix féminines, qui lui donnaient un côté à la fois joyeux et dansant. Les productions originales ne sont arrivées que bien plus tard », déroule Angela Weston, alias Big Ang, un nom de scène avec lequel elle s’est imposée comme l’une des artistes les plus respectées au sein d’un univers essentiellement masculin et dont l’une des figures historiques s’appelle Shaun « Banger » Scott. En 2015, ce dernier confirmait à la Red Bull Music Academy qu’une des particularités des balbutiements de la bassline consistait à réenregistrer des morceaux, plutôt que de proprement les remixer.
Dans le cas de Shaun, tout a commencé par une interprétation très personnelle du hit « California Dreamin’ », sorti en 1965 par The Mamas And The Papas, et dont il avait entendu un remix sur la station de radio pirate Kiss FM. « Je voulais enregistrer une face B pour le Niche, en utilisant les ingrédients qui commençaient à avoir du succès : une ligne de basse plus puissante, avec des infrabasses et de l’orgue. Je me suis demandé ce que ça ferait de mixer ces différents styles de basses, donc je l’ai fait (en 2002, sous l’alias High Jinx, ndr), tout simplement. » « Ce sont nos gars au Niche qui ont créé ce son, tranchait Steve Baxendale en 2009 sur le blog du chroniqueur sheffieldien Alex Deadman. D’un club underground avec une communauté restreinte, il s’est soudain largement répandu et attirait des gens de tout le Royaume-Uni. »
Parmi eux, les trois lads du projet 4 The Bassline Culture. « Je viens de Wolverhampton, au nord de Birmingham, explique TRC. Là-bas, il y avait aussi une scène bassline, mais le Niche, c’était vraiment l’endroit où il fallait être. Pour chaque soirée, je me souviens qu’on partait avec un convoi de dix, vingt ou trente voitures ! » Le reste du temps TRC, comme des milliers d’autres ados du nord de l’Angleterre, écoute ces morceaux, bien calé sur le siège arrière du bus, à l’aide de son portable, un outil bien pratique pour s’échanger les titres par Bluetooth et ainsi participer à la propagation du genre.
« C’étaient principalement de vieux rips MP3 encodés à 128 kb/s, mais ça n’avait pas l’air de déranger grand monde », confirme Luke, 33 ans, originaire de Leeds et créateur de la chaîne YouTube @BasslineClassics, lancée en 2017 et sur laquelle il effectue un véritable travail d’orfèvre en répertoriant des morceaux tous plus obscurs les uns que les autres, mais avec une classification minutieuse, bien loin des rips pirates du milieu des années 2000, dont le titre, mal référencé, se résumait généralement à « Niche », suivi de deux-trois mots chantés dans le refrain.
« Beaucoup de gens pensaient que le terme Niche était un genre à part entière. Mais en réalité, c’était beaucoup plus subtil, analyse Luke. En soirée, on jouait de la bassline-house, de la house, du speed garage, du 4×4 (en référence au tempo qui se différencie du 2-Step, ndr) et je crois qu’une personne lambda avait du mal à faire la distinction entre chacun de ces styles. C’est pour ça qu’on utilisait les termes Niche et bassline comme des catégories globales. » Big Ang précise que, à l’instar d’autres styles précurseurs, « les DJs du Niche couvraient avec du scotch le nom des morceaux sur les vinyles qu’ils jouaient, histoire de garder une forme d’exclusivité le plus longtemps possible ».
La voix du Nord
Hors les murs, ce « Niche sound » cartonne grâce aux mixtapes enregistrées lors de chaque soirée et vendues ensuite pour une somme modique par packs de dix à la caisse de l’établissement, avant d’être massivement copiés, puis partagés sous le manteau. « À la fin des années 1990, mon grand frère m’a initiée au UK Garage et à la drum’n’bass. Puis, à l’école, j’ai découvert ces fameuses compilations bassline et je suis immédiatement tombée amoureuse de ce nouveau son, se souvient Becky Rhodes, qui compte parmi les chanteuses qui ont le plus marqué la scène bassline des années 2000. C’est à 14 ans que je suis allée au Niche pour la première fois, mais j’avais la chance de paraître beaucoup plus vieille pour pouvoir rentrer », se marre l’élégante trentenaire qui, symboliquement, a donné rendez-vous sur Sidney Street, dans un salon de thé situé à quelques mètres du bâtiment historique du Niche, détruit en 2016 et à la place duquel s’élèvent désormais des bureaux et des appartements de luxe, témoins s’il en est de la vague de gentrification à laquelle fait face Sheffield.
« Très vite, j’y suis retournée chaque semaine, c’était ma période rebelle, sourit Becky en se servant une tasse de thé. Pas seulement parce que c’était l’endroit où il fallait être, mais parce qu’à Sheffield, il n’y avait qu’au Niche où on pouvait écouter ce style de musique. Ceci dit, il ne faut pas oublier que toutes les autres villes du coin avaient aussi leur propre scène : à Leeds, à Huddersfield, à Dewsbury, à Bradford et, plus au sud, à Birmingham, où les influences étaient moins sombres et plus marquées par la house. C’est ce melting-pot qui a contribué au succès du genre : chacun est venu apporter sa pierre à l’édifice et c’est vraiment devenu le son du nord de l’Angleterre. »
Si chacun y est allé de sa contribution, c’est aussi parce que la bassline est un style qui se caractérise par son côté DIY. Dit autrement, pas besoin d’avoir solfié pendant quinze ans au conservatoire pour se lancer dans la production. « J’ai commencé vers 2001 avec un ordi, deux logiciels et quelques conseils donnés par Jon Buccieri, un autre producteur de Sheffield, raconte Big Ang. Après, j’ai juste fait mon truc, sans me poser trop de questions. Il y avait un petit côté “pari sur l’avenir”, on ne savait pas trop où on allait. » Pour Murkz, TRC et Subzero, qui font partie de la deuxième génération, la recette n’a pas changé : « On utilisait ce qu’on trouvait. La plupart du temps, c’était des versions démo ou crackées de Reason, qu’on téléchargeait sur Limewire ! », révèle Murkz.
« On avait 16‑18 ans et on ne connaissait rien à la musique, on kiffait juste notre truc. D’ailleurs, si je suis honnête, je dirai presque qu’on tournait des boutons au pif. L’important c’était juste de trouver une vibe, que ça bouge ! La bassline, c’est d’abord fait pour le club, pour danser, ajoute Subzero. Mais on avait beau tous utiliser la même version crackée du même logiciel, tout le monde avait sa signature. Et à mon avis, c’est ce côté très organique qui a contribué à rendre notre son aussi unique. »
À suivre le mois prochain dans Tsugi