Baby rockeurs, dix ans après
Extrait du numéro 89 de Tsugi (février 2016)
Milieu des années 2000. Paris s’enflamme pour (ou contre) une vague de nouveaux groupes pas encore majeurs portés sur les guitares et les accords. Des kids découvrant la scène, la critique, le succès et parfois aussi l’échec, le tout en l’espace de quelques mois. Naast, Brats, Shades, Second Sex, Plastiscines : dix ans plus tard, les acteurs principaux de cette courte et folle épopée racontent. L’Histoire se souvient d’eux comme des bébés rockeurs.
Une histoire qui est vieille comme le rock’n’roll. Une histoire de potes qui décident un jour de suivre leurs idoles du moment, les Strokes, Jack White et Ben Kweller, sur une route qui pourrait bien se retrouver un jour pavée de gloire et d’or. Et de baisers. Sacha est le batteur des Second Sex. Il se souvient de la motivation première : “Mon frère m’a dit qu’il commençait un groupe de rock avec deux autres amis de l’école. Ils avaient quatorze ans et moi dix-sept. Je dois admettre que j’ai attaqué la batterie parce que je jouais du saxophone avant, et que je trouvais l’idée de taper sur une batterie beaucoup plus sexy devant une fille.” Benjamin, chanteur et guitariste des Shades, est, avec son frère Étienne, également guitariste, “devenu fan de rock à travers des vidéos de roller agressif dans lesquelles les différentes sections étaient agrémentées de morceaux de Bob Dylan et de Joy Division”. Niki fonde les Brats pour tromper l’ennui de Saint-Maur-des-Fossés. Katty rencontre la bassiste Louise au lycée de Saint-Cyr-L’école, dans les Yvelines, et ainsi naissent les Plastiscines. Gustave forme les Naast avec deux de ses voisins de Joinville-le-Pont (Val-de-Marne), et en devient chanteur et frontman.
JOUER SANS RÉFLÉCHIR
Personne encore ne le sait, mais quelque chose, pour le moment sans nom et sans forme, sinon celle du garage des parents, se met en place. Tous amis et amies, ils se partagent les bons plans rock, plutôt rares dans le Paris jeune de 2004. Gustave : “Le Bar 3 était un des seuls endroits où on avait le droit de jouer, parce qu’à l’époque c’était dur de trouver sa place si on n’était pas un groupe de métal ou de rock californien.” La communication se fait au jour le jour, aucun plan de carrière n’est réellement dressé. Les connaissances deviennent des fans, et l’envie se transforme en gnaque. Niki, chanteur et guitariste des Brats : “J’avais écrit une lettre pour Virginie Despentes et Philippe Manoeuvre. C’était un appel pour que la jeune génération renverse les croulants du rock comme les Rolling Stones. Bon, ça parlait surtout de bites, et de révolution. Je n’ai jamais été publié alors j’ai ouvert un blog. C’était l’époque.” L’époque de MySpace donc. L’adolescence.
Les Brats – © Sophie Jarry
Rédacteur en chef de Rock & Folk depuis 1993, Philippe Manoeuvre se souvient bien de la première fois qu’il a entendu le nom d’un des groupes qu’il mettra régulièrement en avant dans ses pages, voire carrément en couverture : “Nikola Acin, journaliste à Rock & Folk, et Tim Armstrong, de Rancid, ont emmené ma fille voir un concert des Naast. Tim m’a dit : ‘C’est un super bon groupe.’ Il est rare qu’un chanteur d’un groupe punk américain reconnu fasse des compliments dans le vide. J’y suis donc allé, et je suis tombé par terre.” Très vite, les choses s’emballent. Rock & Folk, chaque mois, raconte les virées nocturnes de ces jeunes espoirs, et les labels se penchent sérieusement sur le sujet. Pas toujours avec les meilleures intentions, comme se souvient Benjamin : “Notre premier vrai ‘acte’ d’existence a été de refuser de céder les éditions de deux morceaux des Shades à Because Music. On a eu l’honneur de se prendre un coup de pression par le boss du label, Emmanuel de Buretel. Ils négociaient et insistaient au téléphone avec des gamins de quinze ans.” Ce qui n’empêche pas les groupes d’avancer sans se poser de questions. Katty : “Avec les Plastiscines, on jouait le plus possible dans n’importe quel bar à Paris qui acceptait que l’on fasse un concert. Et c’est cette énergie qui liait tous ces groupes, qui a suscité l’intérêt ensuite des journalistes.” Au premier rang desquels, Phil Man.
UN PARRAIN NOMMÉ PHIL MAN
“Quand la police a fermé le Bar 3, les gamins sont venus me demander de les aider. J’ai eu l’idée du Gibus, car c’était là que de nombreux mouvements de jeunesse s’étaient déroulés. Dès la première soirée, nous étions 600. Et ça a duré trois ans.” Manoeuvre parrain ? Manoeuvre mentor ? Ou simplement bienveillant mécène ? Les musiciens ne sont pas tous d’accord sur le rôle tenu par le futur juré de La Nouvelle Star dans cette histoire. Une chose est certaine, “il s’est beaucoup dépensé pour en faire quelque chose de concret”, salue le chanteur des Shades. Et peut-être aussi mis en garde quelques-uns contre certains excès inhérents au mode de vie choisi. Niki : “On a rencontré Lee Black Childers, un ancien proche de Warhol. Il m’a dit : ‘Lou Reed, I’ve fucked him. When you’ll be famous, I’m gonna fuck you too.’ Charmant.” Indéniablement, il se passe quelque chose, et tout le monde veut en être, donner son avis, s’impliquer, ou rabaisser. Nous sommes en 2005, quelques mois à peine après les premiers concerts. Benjamin : “C’est à ce moment qu’on a rencontré l’oeil sévère et paternaliste de la critique. Les journalistes, c’était ça pour nous, des pères exigeants, souvent impitoyables. On les rejetait, même les bienveillants. Ariel Wizman, dont j’adore le boulot aujourd’hui, était venu faire un reportage sur ce qu’il appelait un ‘phénomène’. On avait reçu des mails de la productrice qui nous demandait notre participation. Le refus avait encore une fois été catégorique. On se sentait observés comme des animaux en cages, par des trentenaires et quadragénaires désireux de revivre un moment de leur jeunesse. C’est vrai qu’on s’habillait comme des clowns… Au fond, on nous appellerait des hipsters en 2015.”
Les Shades à Marseille – © Aretha Carmen
Douce ou amère, l’inévitable expérience de la critique reste en tout cas vive dans l’esprit de tous. Pour Philippe Manoeuvre, rien de surprenant : “La presse a été la presse. Deux journaux notamment ne se remettaient pas d’avoir loupé l’affaire. Les thèmes de l’exposé étaient récurrents (‘ce sont des fils de bourgeois’). C’était un mensonge. Comme dans chaque mouvement de jeunesse, il y avait de tout, des fils de flic, de journaliste, de chauffeur de taxi, par contre quelques journalistes jaloux se sont conduits en vrais fils de pute. Nous avons les noms… Bon, il y a prescription, ils ont tous été virés, ces cons !” Cependant, loin de nous l’idée de réécrire l’histoire : Rock & Folk n’était pas le chevalier blanc. La lecture de certains articles relatant les escapades nocturnes du frère du bassiste du groupe de la soeur de Gustave des Naast nous laissait à l’époque un goût de presse people dans la bouche. Un certain snobisme made in Paris, maladroit, qui n’a pas joué en la faveur de tous. “Il y avait des groupes absolument partout, pas seulement dans la capitale », rappelle à juste titre Benjamin. « On peut reprocher à Rock & Folk de ne pas avoir compris ça. On nous a reproché d’être privilégiés, car parisiens, c’est vrai. Mais on n’avait aucun contrôle là-dessus. C’était comme ça. Et quelque part, on a mangé les critiques pour tous les autres.”
À DEUX DOIGTS DU LYNCHAGE
On est parfois proche du lynchage, plus très loin de la fin, mais pour le moment, en cette année 2006, tout va pour le mieux. Ou presque. Les festivals leur font de l’oeil, et la taille des salles grossit, en même temps qu’un certain rejet. C’est le jeu. Niki : “Avec les Brats, quand on a fait le Zénith en première partie des Stooges, et la même année le Printemps de Bourges avec Buzzcocks, les gens ont commencé à devenir agressifs. On s’est tellement fait huer au Zénith que je me suis rasé le crâne pour que l’on ne me reconnaisse pas dans la rue. Mais c’est bon, j’ai réglé le problème en psychanalyse la semaine dernière.” Gustave Naast : “Lors de notre première interview, la journaliste a inventé que j’avais dit : ‘Je n’avais jamais vu de pauvres de ma vie.’ Ce qui était absurde. Avec le recul je trouve ça indécent de s’acharner sur une génération de cette façon, même si je comprends certaines jalousies et frustrations qui ont pu émerger. Il y a une part de théâtre et de posture dans le rock, et pas mal de journalistes étaient très premier degré. On avait 17 ans, on était un groupe de rock, ils s’attendaient à quoi ?”
Les Plasticines – © Babette Pauthier
La presse n’est pas tendre, mais elle ne l’est avec personne. Dans leur relatif malheur, les artistes trouvent du soutien chez les autres. Certes, il y a de la compétition, mais comme le résume Sacha des Second Sex : “Nous étions plus amis qu’autre chose.” Niki : “Le tourneur des Second Sex avait appris que les Brats devaient faire la première partie des Stooges, et il s’est mis à essayer de placer son groupe. Nous étions les seuls sans label à ce moment, du coup les Second Sex ont appelé leur tourneur et lui ont dit : ‘C’est aux Brats de faire ça, laissez-leur la place.’” En janvier 2007, les Naast sortent leur premier album. Le mois suivant, c’est au tour des Plastiscines (les deux groupes feront la couv’ de Rock & Folk). Les critiques ne se privent pas de pointer du doigt les défauts (nombreux, il faut en convenir) des deux disques. Les Shades, l’année suivante, seront davantage épargnés au moment de la sortie du Meurtre de Vénus sur Tricatel, le label de Bertrand Burgalat. Fin 2008, c’est enfin au tour des Second Sex de livrer leur premier et ultime effort. Les Brats sortiront eux leur unique album en 2009, dans une certaine indifférence. Le coeur ne semble plus y être.
UNE SCÈNE MORT-NÉE
Philippe Manoeuvre : “Si on sent la fin de l’effervescence venir ? Non. Simplement, au bout de trois ans, nous perdons un à un les groupes qui ont fait notre gloire. Naast ? En tournée française. Plastiscines ? Aux USA. Second Sex ? À Londres… Nous avons été victimes de notre succès. Et donc nous avons décidé de conclure l’affaire au bout de trois années en club en tentant l’Olympia. Que nous avons totalement rempli le 28 septembre 2007.” Très vite, les journalistes se trouvent de nouvelles marottes, et ne subsistent que quelques souvenirs pas si lointains et pourtant datés (“les Naast, c’était le chanteur avec la fourchette ?”). Benjamin, des Shades, se remémore très bien avoir “avoir senti la différence dans l’attention des médias, entre la promo du Meurtre de Vénus en 2008 et celle de Cinq sur cinq en 2010. Passer de nouveauté à la mode à véritable groupe a été délicat. L’accueil des médias a été différent quand ils ont vu qu’on avait de la barbe”. L’excitation laisse place à la fatigue, les concerts à la lassitude. Et la solidarité adolescente aux questionnements de jeunes adultes. Niki : “Avec les labels et la presse, les groupes se sont éloignés les uns des autres. À partir de ce moment, c’est devenu moins drôle. On portait sur les épaules un mouvement mort-né, il ne subsistait plus rien des années folles que nous avions connues au début. On tournait encore, mais ça n’intéressait plus grand monde.”
BB Brunes – ©Matthieu Zazzo
Benjamin Shades : “On n’avait pas le recul pour se rendre compte qu’en vérité, le mot bébé rockeur nous servait également. Est-ce qu’on en parlerait en 2015 s’il n’avait pas autant agacé tout le monde ? Si tu n’agaces pas, tu ne marches pas.” Et les choses ont marché, pendant un temps. Aujourd’hui ? Les Naast n’existent plus, les Brats non plus. Les Shades n’ont plus de label. Restent des déceptions donc, mais plus important encore, des souvenirs. Et peu ou pas de regrets. Gustave se rappelle que “les Naast ont refusé de faire la couv’ de Muteen, de jouer à la Star Ac’. On voulait être un groupe de rock normal, c’est les médias qui s’acharnaient à faire de nous autre chose. J’ai fait le choix d’arrêter mon groupe bien avant la fin de tout ça, parce que je voulais étudier la musique et devenir compositeur. J’étais plus fasciné par Burt Bacharach que Mick Jagger. Je n’ai jamais vraiment aimé être sous le feu des projecteurs.” Aujourd’hui, il travaille en Angleterre en temps que producteur et compositeur pour Sony. Il a collaboré avec Clean Bandit, Woodkid, Josef Salvat, Mika et est “hyper heureux”. Benjamin, lui, retient “la simple opportunité d’avoir pu signer chez Tricatel et être dans des studios d’enregistrement pour faire notre musique, c’est extraordinaire, c’est un rêve, ça vaut tout”. Il a sorti il y a quelques mois son premier EP solo, une réussite.
Nous sommes en 2016. Les Plastiscines tournent toujours. Les BB Brunes aussi. Ces derniers, moins présents à leurs débuts dans la presse que leurs camarades, auront réussi à séduire les charts dès leur premier album, sans souffrir de l’étiquette bébés rockeurs, et finalement, à créer la surprise, leur propre agenda, et leur propre cirque médiatique. Un cirque qui tourne encore, tandis que les autres ont dû descendre du manège (un grand huit, évidemment). Sacha : “Quand une mode démarre trop vite, elle retombe tout aussi vite. Elle a duré quatre ans, et nous avons eu le temps de faire environ 250 concerts dans 60 villes différentes. C’est aussi ça le rock, vivre à cent à l’heure. Comment regretter quoi que ce soit ? J’ai appris à gérer un groupe, à le manager, à prendre confiance en moi, à gagner de l’argent dès 17 ans, découvrir que tout est possible. Et Second Sex m’a permis enfin de réussir draguer les filles. Et ça, ce n’est pas rien !” Peut-être même le plus important. (Nico Prat)
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5 TITRES EMBLÉMATIQUES DES BÉBÉS ROCKEURS
Depuis l’écriture et la publication de cet article a été annoncé un concert de Second Sex et de Niki de Brats au Gibus. Toutes les infos sont à retrouver sous ce lien.