Nous sommes le 14 avril. Pour tous les fans d’Aphex Twin, c’est le jour oĂč l’on revient comme en pĂšlerinage vers l’une des plus belles compositions de piano du monde de la musique contemporaine, « Avril 14th » de son album Drukqs. À cette occasion, retour sur une folle rencontre avec le prince de l’IDM en aoĂ»t 2014. Interview publiĂ©e dans Tsugi 76, sorti en octobre 2014.

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Treize ans qu’il n’avait pas sorti d’albums, plus de dix ans qu’il n’avait pas rencontrĂ© de journalistes… Le retour d’Aphex Twin sur le devant de la scĂšne se devait de sortir de l’ordinaire. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on a Ă©tĂ© servi. 

18 aoĂ»t. AprĂšs de multiples teasings – des Ă©crans de la Route du Rock jusqu’au passage d’un zeppelin dans le ciel de Londres – un tweet Ă©manant du compte “officiel” d’Aphex Twin nous embarque sur une page du “dark web” affichant un tracklisting, et le nom, Syro, de ce qui semble ĂȘtre son nouvel album, treize ans aprĂšs les trente morceaux de Drukqs. Warp, sa maison de disques depuis 1994, nous confirme cela dans la foulĂ©e et nous convie mĂȘme Ă  l’écoute du disque. Cerise sur le gĂąteau : on nous laisse mĂȘme entendre qu’une interview serait possible. Surprenant puisque celui qui se nomme en rĂ©alitĂ© Richard D. James ne rencontre plus les journalistes en face Ă  face depuis plus d’une dĂ©cennie. La derniĂšre fois que nous lui avons parlĂ©, c’Ă©tait il y a deux ans, mais via une boĂźte mail.

20 aoĂ»t. Douze tracks et une heure et quelque plus tard, on conclut que la principale surprise de Syro est justement son absence de surprise. Quelque part entre les deux Selected Ambient Works et 
I Care Because You Do, ce qui lui donne un petit cĂŽtĂ© “old-school” scotchĂ© dans la premiĂšre moitiĂ© des annĂ©es 90, Syro est dĂ©pourvu de l’aspect futuriste qui Ă©tait jusqu’ici la marque de fabrique de l’oeuvre d’Aphex Twin. Aucune trace non plus du magma Ă©lectronique en fusion dont l’auteur de “Windowlicker” s’était fait le grand prĂȘtre au fil des dĂ©cennies. Au risque de choquer le fan transi pour qui Aphex Twin reprĂ©sente le maĂźtre du breakbeat dĂ©sincarnĂ©, il faut relever le cĂŽtĂ© jazz-rock de plusieurs titres, plus proches de Stanley Clarke que d’Autechre. Sans aucun doute son album le plus funky, au propre comme au figurĂ©. ÉpicĂ© par de nombreux samples vocaux triturĂ©s Ă  l’extrĂȘme, propice Ă  toutes les interprĂ©tations, Syro rayonne aussi d’une apaisante quiĂ©tude mĂ©lancolique pendant au moins la moitiĂ© du tracklisting. À l’image du dernier morceau, agrĂ©able variation acoustique autour d’un piano romantique. Évident clin d’oeil Ă  “Nanou 2” qui clĂŽturait Drukqs de la mĂȘme maniĂšre quasi poĂ©tique. Une Ă©coute qui soulĂšve de nombreuses questions sur l’origine de ces compositions tombĂ©es de nulle part et surtout sur l’état d’esprit de son auteur. Celui que l’on imagine volontiers trĂšs agitĂ© dans un costume (camisole ?) d’électronicien fou serait-il sur le chemin de la sĂ©rĂ©nitĂ© ? Ou bien complĂštement dans le Syro ?

21 aoĂ»t. À l’issue de vingt-quatre heures de suspense et de nombreux rebondissements, on nous informe que oui, Aphex Twin sera bien Ă  Londres demain pour donner une interview que nous partagerons avec notre confrĂšre et ami Joseph Ghosn d’Obsession, le supplĂ©ment mensuel du Nouvel Obs. Nous pouvons dĂ©jĂ  affĂ»ter nos questions.

22 aoĂ»t. Ce n’est pas dans un tank, un bunker, ou dans tout autre lieu improbable dĂ©couvert aprĂšs un long jeu de pistes que nous rencontrons le supposĂ© reclus. C’est dans la suite hi-tech d’un banal 4 Ă©toiles du centre de Londres que nous serrons finalement la main du producteur le plus mystĂ©rieux de la sphĂšre Ă©lectronique, qui s’excuse poliment de nous avoir obligĂ©s Ă  faire le voyage depuis Paris pour le rencontrer. Sa premiĂšre phrase sera pour nous demander la confirmation que l’os Ă  moelle est bien un plat traditionnel de la cuisine française. Les surprises commencent.

Illustration pour afxhires1

UN DISQUE DUR À VIDER

À 43 ans, Richard D. James en paraĂźt facilement dix de moins. En dĂ©pit d’un fort strabisme divergent, lui confĂ©rant un regard vaguement Ă©trange, il nous apparaĂźt immĂ©diatement dans l’état d’esprit qui se dĂ©gage de son disque : dĂ©tendu et apaisĂ©. Sa jeune Ă©pouse est Ă©galement prĂ©sente. Elle passera toute l’interview Ă  dessiner la scĂšne de l’entretien. À des annĂ©es-lumiĂšre de tous les dĂ©lires entourant son personnage, on le dĂ©couvre pĂšre de famille tranquille, nous confiant : “J’adore travailler la nuit mais avec des enfants tu ne peux pas vraiment faire ça. En ce moment c’est bien, ils sont en vacances et ils ne se rĂ©veillent pas le matin. Mais quand ce sera la rentrĂ©e, je devrais me coucher vers 1 heure pour me lever Ă  7 heures pour les accompagner Ă  l’école
” Un gentil papa, cependant un peu hors normes : il avoue quelques instants plus tard ĂȘtre un adepte de la cueillette des champignons. Pas que les cĂšpes, on le prĂ©cise. Pour nous rencontrer, Aphex Twin a dĂ» aussi se lever tĂŽt pour venir depuis le village Ă©cossais de quelque 300 Ăąmes oĂč il habite depuis 2006.

Ce grand retour est pour lui une maniĂšre de chercher Ă  toucher un public plus large. Richard nous lĂąchant avec un sourire, tout en Ă©pluchant une orange : “Si je n’étais pas aussi timide, je me verrais bien Ă  la place de BeyoncĂ©. J’ai un peu dans l’idĂ©e de faire ça mais ça doit ĂȘtre tellement dur et engendrer tellement de pression que ce ne serait pas bon pour produire de la musique. La musique commerciale, ça n’arrĂȘte jamais, c’est comme une usine qui produit en masse. Pas trĂšs motivant pour produire de la qualitĂ©. Mais si en ce moment je donne plus d’interviews, Ă  Q Magazine ou Rolling Stone par exemple, c’est pour capter l’attention d’un public mainstream. C’est assez cool parce qu’en temps normal je ne ferais jamais ce type d’interviews et eux n’intervieweraient jamais quelqu’un comme moi.”

On rassure les fans hardcore, qui voient en lui le mĂštre-Ă©talon de l’intĂ©gritĂ© techno, le jaillissement en pleine lumiĂšre d’Aphex Twin ne s’explique pas seulement par cette soudaine mutation “bling bling”. On relĂšve aussi une motivation plus terre Ă  terre : “Étant donnĂ© que je dois avoir environ dix mille morceaux dans mon ordinateur, il fallait bien que j’en sorte quelques-uns, histoire de les sauvegarder. Mais j’ai Ă©tĂ© Ă©tonnĂ© que Warp prenne la peine de s’en occuper, vu que je lis partout que plus personne n’achĂšte de musique aujourd’hui. C’est aussi une maniĂšre de dĂ©bloquer les choses et de passer vite Ă  une prochaine Ă©tape. J’enregistre toutes les expĂ©rimentations que je fais parce que j’ai rĂ©alisĂ© que cela pouvait devenir des morceaux. Mais ça peut ĂȘtre aussi trĂšs perturbant parce que tu sauves la version 43 d’un morceau, puis tu reviens Ă  la version 20 parce que tu penses que finalement elle est mieux que la 43. Mais aprĂšs tu te dis merde, j’ai effacĂ© tout ce qu’il y avait entre les deux, si ça se trouve il y en avait une encore mieux. Quand j’ai dĂ©butĂ©, je n’avais pas les moyens d’acheter des cassettes vierges alors je m’enregistrais par-dessus les cassettes prĂ©enregistrĂ©es de ma mĂšre comme Johnny Mathis, j’étais donc trĂšs limitĂ©. Alors que maintenant il y a tellement de mĂ©moire sur les ordinateurs.” Le producteur est remontĂ© trĂšs loin dans le disque dur de son ordi puisque le titre “180 dB” affiche par exemple neuf ans d’ñge. Le reste des morceaux s’étalant sur une pĂ©riode allant de six mois Ă  six ans.

Ses relations chaotiques avec les mĂ©dias ont grandement contribuĂ© Ă  la mise sur orbite du mythe Aphex Twin dont les silences ou les rĂ©ponses laconiques Ă  des questions posĂ©es par mail servirent Ă  alimenter sa lĂ©gende. Rejoignant ainsi d’autres figures mystĂ©rieuses de la musique Ă©lectronique du milieu des annĂ©es 90 : Romanthony, Underground Resistance, Drexciya ou Moodymann, dont on se demandait parfois s’ils possĂ©daient mĂȘme un visage humain.

UN ENFANT DE LA RAVE

NĂ© en Irlande (il en a conservĂ© un soupçon d’accent), Ă©levĂ© dans les Cornouailles, Richard est avant tout un enfant de la rave. Elle a nourri ses premiĂšres productions musicales comme le fameux “Digeridoo” paru en 1992 sur le furieux label belge R&S. L’instrument prĂ©fĂ©rĂ© des hippies, Ă  Ă©galitĂ© avec le djembĂ©, Ă©tait soumis par le producteur dĂ©butant Ă  une interprĂ©tation acid-dancefloor extrĂȘme et magistrale. Il ne l’a jamais totalement oubliĂ©e cette rave, mĂȘme en ayant dĂ©passĂ© la quarantaine : “J’aime toujours ça, c’est cool, mais je prĂ©fĂšre y participer de maniĂšre anonyme ou sous pseudos. Pour moi la rave, c’est vraiment quelque chose de tribal qui correspond Ă  un processus trĂšs ancien. Danser autour du feu au son des tambours, prendre des drogues en faisant l’amour, ça existe depuis trĂšs longtemps. Aujourd’hui c’est juste une autre version.” Pourtant, c’est en ralentissant le beat que le futur auteur de “Come To Daddy” a pu dĂ©velopper une crĂ©ativitĂ© toute personnelle comme sur les – osons le mot – chefs-d’oeuvre Selected Ambient Works ‘85-‘92 ou 
I Care Because You Do qui n’ont pas pris une ride vingt ans plus tard. Une performance trĂšs rare dans la musique Ă©lectronique oĂč les productions se rouillent parfois aussi vite que les machines qui servent Ă  les composer. Des compositions toujours habitĂ©es d’une certaine nostalgie qui ne l’a pas quittĂ© depuis. La preuve avec Syro dont certains titres sont plus proches de tirer des larmes que d’agiter les jambes. “Je suis nostalgique au sujet de tout : du temps qui passe, des choses qui apparaissent et disparaissent
” nous explique-t-il en laissant la phrase en suspens comme s’il allait nous confier un secret. Si ce rapport au temps semble le plonger dans une grande perplexitĂ©, elle peut aussi entraĂźner sa pensĂ©e vers des registres plus joyeux : “Un jour j’étais avec un pote et on s’amusait avec des synthĂ©s modulaires, et je lui ai que si on les bricolait d’une certaine maniĂšre, on pourrait en faire une machine Ă  voyager dans le temps. J’étais vraiment sĂ©rieux et il m’a dit ‘tu penses vraiment ça ?’. Dans l’intonation, c’était comme s’il me disait ‘tu es un idiot’ et je lui ai rĂ©pondu: ‘Mais si, c’est facile, tu fais ça tout le temps, quand tu utilises un delay, tu peux suspendre un son, le ramener, puis l’éloigner encore. C’est donc une petite machine Ă  voyager dans le temps’”, s’enflamme-t-il encore tout heureux de sa trouvaille poĂ©tique.

Illustration pour afxhires4

LE SILENCE, L’ENNUI

Comme on pouvait l’imaginer, il affiche une passion sans limite pour les machines sur lesquelles il passe la plupart de son temps. Richard est comme un gamin devant le sapin de NoĂ«l lorsqu’il dĂ©couvre un nouvel engin. Ces derniers temps, il est trĂšs excitĂ© Ă  la perspective de la sortie d’un nouveau module de la firme espagnole Addac System intitulĂ© Open Heart Surgery. Bon, on doit vous avouer que l’on n’a pas tout compris aux perspectives enthousiasmantes offertes par la machine qui va sĂ»rement dĂ©cupler Ă  l’avenir les perspectives crĂ©atrices d’Aphex Twin. D’ailleurs qu’est-ce qui peut bien l’inspirer ? “Le silence, rĂ©pond-il amusĂ©. Ne rien avoir Ă  faire, s’ennuyer, c’est la meilleure des inspirations. HĂ©las je ne m’ennuie pratiquement jamais et quand tu as des enfants, tu n’as plus vraiment droit au silence. Mais lorsqu’il m’arrive de m’ennuyer, je me dis ‘oui, ça y est’ et je peux sentir l’instinct crĂ©atif monter, ça vient des tripes ! Clairement, c’est quand tu n’as rien Ă  faire que tu as envie de faire des trucs.” S’il aime le silence cela ne veut pas dire non plus que Richie n’écoute pas de musique chez lui. “Je suis accro aux nouveautĂ©s, j’en Ă©coute tout le temps. Mais je ne peux pas vraiment citer quelqu’un qui m’ait vraiment mis une claque ces derniers temps. Ah si, Stockhausen ! Bon ce n’est pas Ă  proprement parler une claque car je n’aime pas particuliĂšrement ce qu’il fait. Pourtant quand j’essaie de comprendre sa musique, je me dis : grands dieux, c’est fantastique, c’est incroyable ! Quelque part, je me dis que je voudrais ĂȘtre comme lui et me foutre de tout ce qui se passe autour. Mais je ne suis pas assez mĂ©chant ou
intelligent. J’ai eu une pĂ©riode comme ça quand j’étais plus jeune, mais plus maintenant.” On appelle ça la maturitĂ©.

Alors on abandonne un peu les blagues potaches et lui, le spĂ©cialiste de la communication en forme de jeu de pistes et de l’élaboration de fausses anecdotes Ă  son sujet, a dĂ©cidĂ© ce coup-ci de ne pas se mĂȘler de la fameuse campagne de teasing qui a prĂ©sidĂ© au lancement inattendu de Syro : “Avant j’étais trĂšs engagĂ© dans tout ce processus, mais lĂ  j’ai passĂ© tellement de temps et d’énergie Ă  rassembler ma musique que je n’avais pas envie de m’en occuper. J’ai laissĂ© ça Ă  ma maison de disques.” Encore un mythe qui s’effondre.

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KILL THE VIDEO STAR

Notre rencontre avec celui que beaucoup considĂšrent comme un “dieu” – une divinitĂ© trĂšs humaine comme on a pu le constater – touche Ă  sa fin, elle aura quand mĂȘme durĂ© le double de ce qui Ă©tait prĂ©vu au dĂ©part, et le chaleureux Richard D. James va nous surprendre une derniĂšre fois. Si aujourd’hui le nom d’Aphex Twin rayonne au-delĂ  de la sphĂšre Ă©lectronique, c’est bien grĂące aux deux clips fantasmagoriques, “Come To Daddy” (1997) et “Windowlicker” (1999), rĂ©alisĂ©s par son grand complice d’alors, le vidĂ©aste et cinĂ©aste, Chris Cunningham. DĂ©rangeants et dĂ©rangĂ©s, correspondant parfaitement Ă  une bande-son tout aussi horrifique, les deux vidĂ©os Ă©taient deux missiles tĂ©lĂ©guidĂ©s Ă  la face de la trĂšs lisse MTV. Impossible d’y rĂ©chapper. MĂȘme si on est depuis passĂ© Ă  YouTube, la doublette n’a rien perdu de sa force. Mais on n’est pas prĂȘt de visionner leur successeur : “Le cĂŽtĂ© vidĂ©o m’ennuie un peu. On a souvent l’impression qu’il faut faire des vidĂ©os parce que le son n’est pas assez bon. C’est un peu comme quand on me dit : ‘Tu as dĂ©jĂ  pensĂ© Ă  faire de la musique de films ?’ Les gens flippent parce que je produis des sons trop abstraits alors ils ont besoin d’une histoire Ă  laquelle se raccrocher. Je crois que ma musique est suffisamment bonne, elle se suffit Ă  elle-mĂȘme, sans avoir besoin de regarder quelque chose en l’Ă©coutant. » On est bien d’accord.

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