Angelin Preljocaj, chorégraphe des sons
Le chorégraphe français Angelin Preljocaj multiplie les collaborations avec des figures de la scène française électronique. Après Air et Laurent Garnier, Preljocaj travaille actuellement avec Thomas Bangalter sur Mythologies, sa nouvelle pièce qui sera présentée début juillet à l’Opéra de Bordeaux. Portrait.
Cet article est issu du Tsugi 150 : Electro, le monde d’après
« Angelin Preljocaj, c’est une matière organique toujours en ébullition. Il aime les textures, dans la musique comme dans la danse. » Laurent Garnier a réalisé la musique de deux pièces du chorégraphe: Fire Sketch en 2006 et Suivront mille ans de calme en 2010. Pour cette dernière, Garnier a signé dix-sept morceaux. Ces tracks intenses, écoutables sur le site du producteur , se révèlent tout en ambiances et en textures. « Au départ, Angelin Preljocaj n’avait pas d’idée précise de la musique qu’il voulait. Il me laissait très libre », commente Laurent Garnier avant d’élargir le propos sur la façon dont le chorégraphe a travaillé avec lui: « C’est quelqu’un qui ne te cadre pas trop, qui te fait confiance et te pousse loin. Il a un côté un peu barjot: il travaille jusqu’au dernier moment, le jour de la première, et je garde un souvenir très ému de cette première. » Depuis quatre décennies, le chorégraphe, né en France de parents albanais, est l’une des grandes figures de la danse contemporaine mondiale. Après des études de danse classique, il se tourne vers la danse contemporaine. Avec sa compagnie, créée en 1984, il a chorégraphié une cinquantaine de pièces, du solo aux grandes formes, aussi bien des projets abstraits et radicaux que des ballets narratifs. Ses créations tournent dans le monde entier et il reçoit des commandes d’institutions prestigieuses (Scala de Milan, New York City Ballet, Ballet de l’Opéra national de Paris). Pour ses pièces, il s’associe souvent à d’autres artistes d’univers très variés : la mode (Jean‑Paul Gaultier, Azzedine Alaïa), le dessin (Enki Bilal), la littérature (Pascal Quignard), les arts plastiques (Subodh Gupta), le design (Constance Guisset), etc.
The KLF et Stockhausen
La musique est très présente dans son œuvre. Elle est même essentielle. Pour ses pièces, il utilise de la musique déjà enregistrée ou commande des créations à des compositeurs/producteurs. Un tournant s’opère en 1999 avec sa pièce Personne n’épouse les méduses. Il commande une partition techno à l’obscur groupe Maxximum SC et utilise aussi un morceau de The KLF. Après cela, le registre électronique sera régulièrement visité. Preljocaj travaille en 2003 autour de la pièce musicale mythique Helikopter-Streichquartett de Karlheinz Stockhausen, puis côtoie le maître allemand en 2007 pour la création Eldorado (Sonntags Abschied). « Je suis retourné aux racines de la musique électronique et j’ai eu la chance de travailler directement avec Stockhausen quelques mois avant sa mort », confie Angelin Preljocaj. Durant ces années, il se passionne pleinement pour la musique électronique, «une musique très riche et très actuelle ». Particulièrement pour la scène hexagonale: « Il y a en France une grande inventivité et une créativité dans la musique électronique. C’est très stimulant pour moi. » En 2003, Angelin Preljocaj demande à Air de collaborer sur son nouveau spectacle, Near Life Experience. « Je revenais d’un voyage en Inde, se souvient-il. Je voulais créer une pièce comme un voyage métaphysique dans lequel l’esprit se détache du corps. J’ai pensé que la musique planante de Air serait idéale pour ce projet. » Nicolas Godin, moitié de Air, se rappelle également: « Angelin Preljocaj avait beaucoup aimé notre album 10000 Hz Legend, surtout le morceau “Sex Born Poison” . Il avait fait répéter ses danseurs avec ce titre et nous en avons finalement composé une nouvelle version spécialement pour le ballet, puis tout le reste de la musique du spectacle. C’était génial de voir les danseurs, de voir leurs corps, bouger sur notre musique. » Nicolas Godin se remémore aussi la façon dont le chorégraphe intervenait sur la musique du duo: « Il traficote les morceaux, les change. Il fait des expériences. Cela ne nous a pas dérangés : nous respections sa vision et son travail. » La musique de Near Life Experience est surprenante, expérimentale, parfois calme avec des guitares acoustiques, parfois bruitiste et assez éloignée de la douceur habituelle de Air.
«Il y a en France une grande inventivité et une créativité dans la musique électronique. C’est très stimulant pour moi.» Angelin Preljocaj
L’Oiseau de feu
Quelques années plus tard, Nicolas Godin est rappelé par Preljocaj. «Nicolas venait de sortir son album Contrepoint, un hommage à Bach. Il y avait quelque chose de nouveau dans son écriture. » La moitié de Air collabore alors à la pièce La Fresque créée en 2016. « J’étais très content de retravailler avec Angelin. J’avais une seconde chance. Pour la première pièce, c’était totalement nouveau. Là, j’avais plus d’expérience et j’ai pu la mettre à profit. Near Life Experience était un spectacle abstrait, celui-là est plus proche du cinéma, avec comme base, un conte, dont l’histoire est géniale. » Pour La Fresque, Nicolas Godin a imaginé une musique alternant plages rythmées, clavecins speedés et moments suspendus au piano cristallin. Entre les deux créations avec Air et Nicolas Godin, le chorégraphe a travaillé par deux fois avec Laurent Garnier. « Je venais de m’installer dans le sud de la France, juste après mon album The Cloud Making Machine et après avoir écrit une musique pour un spectacle de la chorégraphe Marie Claude Pietragalla, se souvient Laurent Garnier. Angelin Preljocaj ouvrait son lieude création et de spectacle, Pavillon Noir, à Aix-en-Provence et voulait une musique pour un spectacle joué en extérieur, sur les grands escaliers devant le bâtiment. Pour Fire Sketch, la musique trouvait son inspiration dans L’Oiseau de Feu de Stravinsky. » Laurent Garnier joue ce soir-là en live cette pièce sonore d’une trentaine de minutes, qui marie techno et breakbeat, accompagné de Benjamin Rippert aux claviers. « Garnier a pris en main de manière magistrale l’œuvre de Stravinsky », commente Preljocaj.
Laurent Garnier au Bolchoï
En 2010, Garnier est enrôlé pour un projet beaucoup plus ambitieux: une création au Théâtre Bolchoï à Moscou, avec des danseurs de la compagnie Preljocaj et des danseurs du Bolchoï. « Angelin m’a demandé de lire L’Apocalypse de Saint-Jean… et je ne savais pas du tout ce qu’il voulait comme musique. Je n’avais pas d’étincelle, raconte le DJ et producteur. Alors je suis allé dîner chez lui et je lui ai demandé de choisir dix disques dans sa collection avec des morceaux qui pourraient coller à la pièce qu’il voulait créer. J’ai ensuite travaillé des ambiances, des bouts de morceaux. Le spectacle, baptisé Suivront mille ans de calme, s’est construit ainsi autour de cette musique et la musique s’est construite autour du spectacle au fil de sa création. Comme j’amenais ma musique au Bolchoï, j’ai pris Scan X avec moi comme ingénieur du son. C’était important, car c’est la première fois que le Bolchoï diffusait de la musique enregistrée et il fallait que le son soit parfait. » Après la création du spectacle, Laurent Garnier se produira en live, avec Scan X et Benjamin Rippert, sur une place proche de la Place Rouge. « C’était lunaire. Il y avait deux cents militaires russes qui avaient fermé les rues le temps du live. » Preljocaj se rappelle aussi ce moment: « C’était formidable de voir ces milliers de jeunes Moscovites faire la fête ! » En plus de Air/Nicolas Godin et Laurent Garnier, le chorégraphe a régulièrement travaillé avec le mystérieux artiste électronique 79D. Serait-ce Angelin Preljocaj qui œuvre derrière les machines de ce nom codé? Il répond immédiatement: «Ce n’est pas impossible. J’aime tous ces outils nouveaux, cette technologie. » Puis il se ravise: « 79D? Ce sont deux musiciens d’Aix en Provence férus de danse qui préfèrent rester dans l’anonymat. » Nous n’en saurons pas plus.
Partition orchestrale
« Air, Laurent Garnier et Daft Punk ont marqué l’univers mental et musical des trois dernières décennies », analyse le chorégraphe. Après avoir collaboré avec les deux premiers, il incorpore des titres du duo casqué dans Gravité, sa création de 2018. « C’est une grande fierté pour les Français d’avoir ce duo qui réalise cette musique flamboyante. J’ai demandé à Thomas et Guy-Man si je pouvais utiliser deux de leurs morceaux et ils ont accepté. Puis avec Thomas, nous avons parlé d’inventer quelque chose ensemble. Il aime beaucoup la danse : il a une vraie histoire avec la danse, car sa mère était danseuse. » Dans l’interview publiée dans le dossier de présentation de Mythologies, Angelin Preljocaj précise: « J’imaginais un mélange de classique et d’électronique, mais il veut rompre avec l’électro et a préféré composer pour l’orchestre, avec son côté organique. Je lui ai écrit un livret qui lui a servi de base pour écrire la musique. » Thomas Bangalter réapparaît donc, un peu plus d’un an après l’annonce de la séparation de Daft Punk, et il revient là où on ne l’attend pas : en signant la musique d’une pièce chorégraphique jouée par un orchestre (elle sera interprétée par l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine dirigé par Romain Dumas). Si Thomas Bangalter a décliné notre demande d’interview, accaparé par la finalisation de sa musique, Angelin Preljocaj donne encore quelques pistes : « Nous travaillons ensemble sur ce projet depuis un an. Thomas s’est énormément investi dans l’écriture de sa partition orchestrale et nous allons commencer les répétitions bientôt (l’interview d’Angelin Preljocaj a été réalisée le 22 mars, ndlr). Thomas voulait profiter pleinement de la puissance des instruments d’un orchestre. » Comme une suite à la bande originale du film Tron: Legacy ?