Alors, on danse ?
Tour à tour journaliste pour le mythique magazine Jockey Slut et animatrice sur la station Worldwide FM, l’autrice anglaise Emma Warren vient de publier un long essai consacré à la danse, présentée à la fois comme une pratique culturelle et un phénomène social. Une danse « démocratique », que l’on retrouve aussi bien dans les raves que sur TikTok. Explications.
Cet article est issu du Tsugi 161 : Jayda G, Rahill et Nabihah Iqbal, les nouvelles reines de Ninja Tune !
« L’évasion est un terme qui a toujours été utilisé pour désigner la danse. C’est une vue de l’extérieur. Ce qu’elle offre vraiment, c’est de la solidarité. » Ces mots ne sont pas d’Emma Warren, mais du producteur américain Theo Parrish. « Je lui suis très reconnaissante de m’avoir autorisée à les utiliser en guise d’exergue« , sourit-elle dans le salon de son appartement londonien. Pourquoi ? « Parce que si vous ne deviez choisir qu’une seule phrase qui résume mon bouquin, celle-ci le fait très bien! » Pour rendre à César ce qui est à César, on aurait envie d’y ajouter celle qui ouvre le chapitre introductif de son essai Dance Your Way Home – A Journey Through The Dancefloor: « Si vous dansez, vous êtes un danseur. » Point barre. Voilà qui est clair et devrait suffire à rassurer celles et ceux pour qui le sixième art ne mérite son titre que s’il est pratiqué par des professionnels aguerris sur une scène digne de ce nom. « Beaucoup de personnes associent effectivement le terme “danse” avec des pratiques élitistes comme l’opéra ou le ballet« , analyse Emma, qui se revendique davantage partisane d’une « approche démocratique » de la chose. « On a tendance à oublier que des gens qui se trémoussent lors d’une rave organisée dans une warehouse, c’est aussi de la danse. Malheureusement, ce cas précis a une connotation négative chez les politiques qui ont tendance à l’associer à l’immoralité. Pourtant, ce n’est qu’une des multiples facettes de ce que représente un dancefloor. Parce que la danse, ça se pratique n’importe où. Chez soi, à l’école, sur un carrefour ou dans un jardin public, peu importe. Même les jeunes qui dansent seuls sur TikTok aujourd’hui font de la danse. C’est un processus né avec la pandémie, mais je le vois comme une évolution naturelle, en plus d’être très créatif. »
Le temps de la danse
Dit autrement, nous sommes tous des danseurs nés. « C’est scientifique !« , affirme l’autrice, sans avoir pour autant la prétention d’avoir écrit un texte scientifique. « Il existe un concept selon lequel le corps humain réagit à des stimuli sonores, que ce soit un beat ou une ligne de basse, qui vont nous faire instinctivement bouger. C’est comme ça qu’on peut se mettre à danser rien qu’en entendant un morceau et qu’on se demande : “Eh, mais qu’est-ce qui m’arrive là? Je danse!” Et derrière, ça crée une joie communicative. » À en croire le titre de l’ouvrage d’Emma Warren, la danse est un voyage (« journey« ) qui nous conduit jusqu’à la maison ou au foyer (« home « ). Mais quelles en sont les étapes ? « Je pense que chacun définira lui‑même celles qui paraissent les plus pertinentes. Ça pourrait être la première fois qu’on a été initié à la danse par nos parents, un moment où l’on a dansé seul, que ce soit de joie ou de tristesse, ou bien avec quelqu’un que l’on aime« , illustre la jeune quinquagénaire qui, à travers « un mélange de souvenirs personnels et d’histoire sociale« , rappelle que la pratique a également une origine historique: « Quand le calendrier était divisé selon les solstices et les équinoxes, on distinguait de grosses périodes de six semaines, entre lesquelles les gens qui travaillaient aux champs ou à l’usine se ressourçaient, prenaient du temps avec leur famille, voire rencontraient un partenaire. Et la danse accompagnait ces moments intermédiaires. » Et la maison alors ? « Le dancefloor en est une, répond l’autrice. Idéalement, qu’est-ce qu’on recherche dans un foyer ? De la sécurité, de la protection, une appartenance, des relations, de l’amour… Mais sur le dancefloor on trouve aussi l’autre versant de ce qu’on peut retrouver chez soi, malgré soi : la précarité et le risque de se faire expulser. » Un dancefloor qui peut donc être à la fois protecteur et potentiellement violent, comme est venu le rappeler récemment le terrible drame qui s’est joué aux portes de la salle Brixton Academy, à Londres, en décembre dernier. « Une bousculade a eu lieu en marge du concert de l’artiste afrobeat Asake. Deux jeunes femmes, Rebecca Ikumelo et Gaby Hutchinson, sont mortes ce soir-là. C’est absolument terrible. Et quelle en a été la conséquence ? La salle a perdu sa licence pour trois mois. » Une situation qui, selon Emma Warren, n’a rien d’anodin.
Le contrôle des corps
Récemment, la Présidente du Conseil des ministres italienne Giorgia Meloni a en effet fait voter une « loi anti-rave », censée traquer et fermer les dancefloors sans licence. Comme si les établissements où l’on danse, et particulièrement en masse, constituaient une menace à combattre. La tendance n’a cependant rien de nouveau : dans les années 1930 déjà, des manifestations rassemblaient des milliers de personnes en Irlande pour réclamer la fermeture des clubs de jazz, eux aussi considérés comme immoraux. Sans oublier le Criminal Justice Act de 1988 en réaction au mouvement acid house, perçu lui aussi comme démoniaque. Deux exemples rapportés avec force détails et souvenirs personnels par Emma Warren (dont une partie de la famille est originaire d’Irlande), qui a elle-même rongé dancefloors du Royaume durant les grandes heures de la décennie nineties. « À travers les âges, la danse a souvent été considérée comme dangereuse, ce qui paraît dingue aujourd’hui. Pourtant, ce n’est pas tellement le mouvement en soi qui était vu comme dangereux, mais ce qui y était relié. C’est une théorie particulièrement valable dans le cas britannique et les pays eurocentrés. Pour le pouvoir, c’est important de contrôler la manière dont on bouge nos corps. » Et, en reprenant l’exemple du drame de la Brixton Academy, d’oser poser la question qui fâche : « Plutôt que d’immédiatement retirer la licence du club, n’aurait-on pas pu plutôt réfléchir à ce qu’il fallait changer pour qu’une telle situation ne se reproduise plus ? Si la bousculade avait eu lieu dans un stade de foot, je ne pense pas qu’on l’aurait fermé dès le week-end suivant. » Une réflexion venant souligner que, malgré leur aspect cool et normalisé, les dancefloors ne sont jamais à l’abri du danger. Surtout dans un contexte d’hypergentrification, comme c’est le cas à Londres, où les plaintes pour tapage nocturne sont souvent synonymes d’arrêt de mort. « Pour moi, se plaindre du bruit et souhaiter la fermeture d’un espace culturel sans se soucier du ressenti de milliers de personnes, c’est une attitude antisociale. Pas l’inverse« , conclut Emma Warren, qui souhaite à présent que son livre provoque des discussions et, surtout, qu’il ne constitue en rien un ouvrage définitif. Alors faites comme la cigale, dansez maintenant !