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21 juillet 2016

S’Express : Acieed !

par rédaction Tsugi

Extrait du numéro 94 de Tsugi (juillet-août)

Samplers, punk et ecstasy… À l’occasion de la compilation de remixes Enjoy This Trip, retour avec Mark Moore, tête pensante de S’Express, sur la vraie recette de l’acid-house anglaise.

1987-1988. Alors que l’Angleterre s’extirpe à peine de la tornade punk et de ses rejetons cold-wave/new wave, trois disques vont changer complètement la face du clubbing anglais, mais aussi de toute la pop à venir. “Pump Up The Volume” de M/A/R/R/S, “Rok Da House” des Beatmasters feat. Cookie Crew et surtout “Theme From S’Express” de S’Express deviennent les hymnes du mouvement acid house, plus grosse révolution de la jeunesse anglaise depuis les années 60, avec les mods et le rock’n’roll. Derrière S’Express, se cache Mark Moore, un jeune Londonien qui a traîné adolescent sa dégaine sur la scène punk. “J’étais fasciné par le punk que mon grand frère me faisait écouter, se souvient Mark, le ‘God Save The Queen’ avec ses ‘No future, no future’ me parlait totalement, comme un mantra qui me susurrait à l’oreille : ‘Si tu ne fais rien de ta vie, alors il n’y aura pas de futur.’” Mark traîne dans les squats punk de Kings Road, rôde autour de Seditionaries, la boutique de fringues de Malcom McLaren et Vivienne Westwood, s’invite chez Sid Vicious et sa petite amie Nancy Spungen, les trouve un peu fatigués alors qu’ils sont complètement défoncés à l’héroïne, en repart avec un jean qui a appartenu à Sid (il le possède toujours), mais surtout découvre la nuit londonienne. “Le premier club où on m’a traîné, au début des 80, c’était le très élitiste Blitz qu’avait lancé Steve Strange (leader du groupe Visage, et fer-de-lance du mouvement néo-romantique, ndr). On y croisait tout un tas de stylistes, d’étudiants en arts, des gens comme Boy George, Princess Julia, Stephen Jones, John Galliano. Ils étaient fascinés par Bowie, sa manière de s’habiller et l’androgynie.” Mark s’essaie au deejaying, devient l’assistant du DJ Colin Faver, puis se retrouve à jouer au Mud, club ultra select où il commence à peaufiner son style. Un grand mix qu’il affinera quelques années plus tard, en devenant en 1984 le DJ des soirées Pyramid où il mélange les machines à danser que sont Cabaret Voltaire ou Yello, de la soul, du hip-hop, du glam-rock, des BO de Carpenter et, évidemment, les premiers imports de house américaine, “on n’appelait pas ça de la house à l’époque, c’étaient des disques électroniques bizarres qui venaient de Chicago !”.

CHÈVRES, SPECTRUM, SHOOM
Eté 1987: Paul Oakenfold invite ses meilleurs potes Dany Rampling, Johnny Walker et Nicky Holloway à fêter son anniversaire à Ibiza, alors que l’île n’est pas encore devenue La Mecque du clubbing. Ils gobent leur premier ecsta, se retrouvent à danser toute la nuit à l’Amnesia, qui n’est alors qu’une paillote à ciel ouvert envahie de chèvres qui chient partout, et sont fascinés par l’état d’esprit, à mille lieues du clubbing londonien, mais surtout par la programmation de DJ Alfredo – inventeur du balearic beat – qui alterne sans vergogne les morceaux les plus groovy des Woodentops avec de l’eurodance, U2 avec le “Din Daa Daa” de George Kranz ou Henri Mancini et Depeche Mode.
De retour des étoiles plein les yeux, les quatre DJs n’ont qu’une envie: retrouver la magie d’Ibiza et l’implanter en plein cœur de Londres. Quelques mois plus tard, Oakenfold lance les soirées Spectrum, qui imposeront définitivement le mouvement house en Angleterre. Danny Rampling s’occupe du Shoom où les fumigènes parfumés à la fraise sont tellement denses que les clubbers n’ont d’autre choix que de s’abandonner totalement. Nicky Holloway ouvre The Trip. “Quand le club fermait ses portes à trois heures du matin, se souvient Mark, tout le monde descendait dans la rue, stoppait la circulation et commençait à danser. Les flics débarquaient et au milieu des sirènes on se mettait tous à crier ‘acieed’, le cri de guerre de cette période.

LOVE IS THE DRUG
Mais le déclic, qui va complètement révolutionner le dancefloor est l’arrivée d’une nouvelle drogue venue des États-Unis, l’ecstasy, dont l’explosion va plonger l’Angleterre dans le deuxième Summer Of Love, comme en témoigne Shaun Ryder, chanteur des Happy Mondays : “L’été 1988, tout a 
changé radicalement, quand on a pris notre premier ecsta et que la vie est passée du noir et blanc au technicolor.” Le MDMA, abréviation chimique de l’ecstasy, va alors s’imposer comme le carburant essentiel à la révolution acid house. “Quand je jouais ‘Strings Of Life’ de Derrick May avant l’arrivée massive de l’ecstasy, raconte Mark, le dancefloor se vidait. C’était l’époque où les gens ne dansaient que sur les morceaux qu’ils aimaient et quittaient la piste dès qu’ils ne connaissaient pas un track. Un an après, ces mêmes mecs sous ecstasy sautaient comme des fous quand je passais ‘Strings Of Life’ au Shoom.” L’ecstasy va alors tout chambouler, brouillant les repères, mélangeant les classes sociales – hooligans et branchés main dans la main, gays et hétéros – avec une aisance jamais vue. Et imposer son dress-code de manière radicale. “Alors que les clubs underground étaient élitistes et poseurs, l’acid-house a imposé le jean baggy, les t-shirts informes, les casquettes, les sifflets autour du cou et les smileys partout. L’idée n’était plus de se montrer, mais de s’abandonner. Les mêmes mecs qui se foutaient sur la gueule un an plus tôt se faisaient des câlins, certains partaient dans des délires mystiques, se mettaient à lire la vie de Bouddha, à porter des cristaux autour du cou. Le Shoom a même été obligé de publier une newsletter demandant aux clubbers de ne pas lâcher leur job. Tout le monde ne pensait qu’à une chose : tout quitter, se droguer et danser.

TUBES SMILEYS
Bien sûr, au cœur de cette révolution sociale, la musique n’est pas en reste et très vite Adamski, Baby Ford, Orbital, Renegade Soundwave, A Guy Called Gerald, The Future Sound Of London ou T-Coy, dictent leur idée de la house et s’imposent comme les hérauts d’une injonction à danser et perdre pied. Dans cette réappropriation de la house américaine, à la sauce anglaise, le jeune label Rhythm King (et son sous-label Outer Rhythm, plus pointu), va faire toute la différence et s’imposer à coups de tubes bien sentis comme LE royaume de l’acid house. “Je me suis mis à trainer chez Rhythm King, se souvient Mark Moore, ils me filaient des promos, et en échange je leur faisais écouter des démos qu’on m’avait filées en club. Je leur ai amené ‘Step By Step’ de Tuffy qui a cartonné, mais aussi les Beatmasters, les Cookie Crew, Adamski, Baby Ford ou Renegade Soundwave. C’est quand ils ont voulu me remercier en me payant que je leur ai dit que j’avais surtout envie d’enregistrer un disque, que j’avais des idées, mais besoin d’un ingénieur du son pour les réaliser.” Ce sera Pascal Gabriel, belge d’origine, qu’on retrouvera aux manettes de nombre de tubes qui sentent le smiley. Leur premier méfait, “Theme From S’Express”, collage de quatorze samples, ovni psychédélique empruntant autant à la techno de Detroit qu’à la house de Chicago, à Bobby O qu’à Yello, au hip-hop qu’à la disco, et bourré de paroles salaces et prodrogues, deviendra au fil des années pour la house ce que les Talking Heads furent au punk. C’est le début d’une nouvelle vie pour Mark Moore, entre les tournées autour du monde, les émissions de télévision et les rêves d’enfant qui se réalisent. “J’ai énormément d’admiration pour Philipp Glass, et je ne sais pas vraiment pourquoi il a accepté de remixer le morceau ‘Hey Music Lover’, je pense que ce mouvement populaire, DIY, et très proche du punk finalement, le fascinait. On est devenu proche, je me souviens l’avoir traîné en rave, je lui ai dit qu’on prendrait certainement des ecstas comme pour m’excuser et il a eu cette réponse géniale : ‘Le truc drôle avec les jeunes, c’est que vous pensez toujours que vous êtes les seuls à avoir pris de la drogue.’ Du coup, il a pris une pilule avec nous et la soirée a été géniale.

BACK TO THE DECKS
Après deux albums, Original Soundtrack en 1989 et Intercourse en 1991, premiers du genre à se classer tout en haut des charts, bourrés de collages en tout genre et boostés par la philosophie new-age qui imprègne tout le mouvement, Mark Moore ne retrouve plus ses marques. “À un moment, tout ce cirque m’ennuyait, je voulais revenir derrière les platines, et en club, ce pour quoi je suis fait à la base.” Entre-temps, au début des années 90, le mouvement house a grossi, les raves essaiment un peu partout en périphé- rie de Londres, attirent les kids de toute l’Angleterre, se retrouvent aux mains de promoteurs véreux, l’acid house devient de plus en plus commerciale. Mais surtout la police, les tabloïds et le gouvernement mettent un point d’honneur à détruire à coups d’arrestations, d’interdictions et de mise en garde alarmistes (et souvent infondées sur l’ecstasy), le dernier mouvement jeune, spontané et populaire de l’histoire de l’Angleterre. La révolution n’aura duré qu’une poignée d’années, une poignée d’années en extase où l’Angleterre n’aura cessé de planer, quitte à se prendre en pleine poire l’inévitable descente ensuite.

Patrick Thévenin

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