Dégustation à l’aveugle : Jennifer Cardini passe l’épreuve du blindtest
Comme chaque mois dans Tsugi magazine, un musicien passe au grill du blindtest. Dans notre numéro 93 sorti début juin, c’était au tour de Jennifer Cardini.
Jennifer Cardini fête les cinq ans de son label Correspondant et les vingt ans de son premier maxi. Une belle occasion de revenir en arrière et de regarder vers le futur.
Jennifer Cardini – “Trash Cocktail”
Extrait du maxi Trash Cocktail/Puss Och Kram
On fête les cinq ans de Correspondant, mais c’est aussi les 20 ans de ton premier maxi !
C’est vrai ? Je n’en savais rien. J’avais fait ça avec Médéric (fondateur de Pumpkin Records, ndr). C’était assez incroyable de sortir un maxi, on avait même fait un clip avec Anastasia Mordin, qui a réalisé le documentaire sur Sextoy.
À l’époque, tu rêvais de quelle carrière?
J’étais trop jeune, à 22 ans, pour penser à ça et surtout il n’y avait rien, pas d’agence de booking, quasiment pas de labels, on ne savait pas si ce mouvement allait continuer. Je ne me suis jamais dit que j’allais en faire ma vie, mais je voulais ne rien faire d’autre que sortir et jouer de la musique. J’avais des jobs à la con, notamment chez Lancaster à Monaco, dans les crèmes solaires. J’ai eu quelques dates, j’ai arrêté de bosser parce que c’était trop compliqué. Mais c’était trop irrégulier, les cachets étaient petits, souvent on t’en promettait un, mais tu repartais sans même qu’on te défraye.
Koko
Court-métrage de Anna Margarita Albelo avec DJ Sextoy
Mais c’est la voix de Sextoy ! C’est fou. Delphine, un petit clown. Je l’ai rencontrée à Paris, chez Nova, et j’ai déménagé parce qu’on était copines et qu’on voulait faire des conneries ensemble dans la même ville. C’est elle qui m’a ouvert au milieu queer parisien, avec le Pulp évidemment. Ça m’a fait beaucoup de bien au niveau personnel, ce n’est pas toujours facile d’être bien avec sa sexualité. Pour les jeunes qui vivent dans de petites villes, c’est encore aujourd’hui compliqué de sortir du placard. L’univers du Pulp était une aubaine pour moi. Et puis soyons honnête, le milieu gay est encore ma fanbase solide. On s’éclatait avec Delphine, hors de scène et sur scène, où on jouait de tout, même du Nirvana ou du Missy Elliott. Le Pulp était une époque formidable, mais je ne suis pas nostalgique, il se passe mille choses passionnantes à Paris, de mon côté je bosse avec des jeunes, je m’intéresse à aujourd’hui.
Wolfgang Voigt – “Frieden”
Extrait de la compilation Kompakt Total 12
C’est André Bratten ?
Non, c’est Wolfgang Voigt, fondateur de Kompakt.
En préparant ma compilation Electronic Culture Volume 2, j’ai utilisé plusieurs morceaux de Kompakt. Et comme à l’époque je travaillais pour le label qui sortait la compilation, UCMG, c’est moi qui ai fait mes propres demandes de licences. (rires) C’est comme ça que j’ai rencontre l’équipe, dont Martin, le booker de Kompakt, qui est venu à Paris avec Superpitcher un soir où il jouait au Rex Club, pendant que je jouais au Pulp. Il est ensuite venu au Pulp et a passé la soirée avec moi. Le lundi suivant, il m’a proposé d’intégrer l’agence de booking. Du coup j’ai joué beaucoup avec eux et des liens se sont tissés. C’est Kompakt qui m’a permis de sortir de Paris et de France. C’est pour cette petite famille que tu as déménagé à Cologne il y a sept ans? J’ai déménagé pour des raisons plus personnelles, à un moment difficile pour moi. Mais les savoir là-bas m’a beaucoup aidée. Ils sont tous très bienveillants. C’est au sein de Kompakt que j’ai lancé mon label, Correspondant, je n’avais qu’à prendre mon vélo pour demander de l’aide sur des questions administratives. J’étais profondément désorganisée au début. (rires)
Superpoze – “Overseas”
Extrait de l’album Opening
C’est joli, ça me dit quelque chose…
Superpoze, qui fait partie d’une nouvelle vague électronique française, plus productrice que DJ, pas très portée sur le club.
Ce sont des gens que je connais mal pour être franche. Je suis éloignée de la scène française, même si c’est vrai que je joue encore beaucoup en France. J’aime beaucoup Low Jack, des sorties de Badance, la clique Antinote… Et la programmation de Concrete, même si je n’y suis jamais allée, ils ont vraiment réveillé Paris. Ici je joue essentiellement au Rex Club.
Concrete ne t’a jamais invitée?
Non, on ne peut pas être invitée partout. (rires) Et puis les gens ont une image de moi pas toujours très juste. On m’identifie au Pulp ou à Crosstown Rebels, des années qui me collent encore énormément à la peau, on oublie que j’ai toujours joué des choses assez pointues, beaucoup d’électro, etc. Je joue beaucoup de sorties L.I.E.S. aussi.
Siskid – “The Architect”
Extrait du maxi The Architect
Je ne sais pas du tout…
C’est David Shaw alias Siskid, avec qui tu formes aussi le duo Cardini&Shaw.
Désolée David ! Il fait partie de ma famille.
Tu as sorti peu de productions. Est-ce qu’avec le temps tes envies changent ?
On a longtemps culpabilisé les DJs qui ne produisaient pas de musique, mais moi je suis DJ, qu’on me foute la paix. Parfois je m’amuse bien en studio, j’aime bien bosser avec David, qui est un monstre de studio. D’ailleurs j’ai un studio, j’achète des machines, mais le studio est une activité dans laquelle il faut s’impliquer à fond. Quand tu n’en fais pas pendant longtemps, tu manques de pratique. Quand j’arrive en studio, je n’ai pas toutes mes marques, alors je n’arrive pas à aller où je veux. Je manque de temps, mais quand j’y suis, j’adore ça. Avec David, on a un autre EP de presque prêt. On verra.
Coma feat. Charlotte Bendiks – “Hanoi”
Extrait d’Hanoi EP
J’étais persuadée que ça allait être un tube, mais il n’a pas eu l’attention que j’espérais. J’ai toujours voulu avoir un label, j’avais essayé à l’époque où j’ai rejoint Kompakt, mais ça n’était pas trop compatible avec mon envie de faire la fête. (rires) On m’a toujours donné des démos en soirée, j’ai fini par dessiner Correspondant comme ça. Je voulais faire quelque chose qui reste dans le temps et aussi apporter un genre d’expertise. Ce que j’aime le plus, c’est être sur Skype avec des artistes plus jeunes, parler de leurs morceaux. Travailler avec Man Power sur son album était tellement enrichissant par exemple. On va lancer un deuxième label, Automne, plutôt pour des albums, avec des influences plus pop et rock et même de l’ambient, signer aussi des groupes, etc. Mais je suis DJ avant tout, quand je prends des vacances, l’envie de jouer me démange vite.
Ta carrière de DJ finance le label ?
Au début c’était le cas, bien sûr. Maintenant le label est assez stable, on ne perd pas d’argent. Le digital fonctionne bien, c’est souvent difficile de rentabiliser une sortie vinyle, mais le tout s’équilibre bien. Le retour du vinyle favorise la house et la techno, beaucoup moins les labels plus étranges.
André Bratten – “Trommer Og Bass”
Extrait de Correspondant Compilation 02
C’est certainement le morceau qui a le mieux marché de toutes les sorties de Correspondant, un tube et un morceau énorme que je joue toujours de façon régulière. C’est la nouvelle génération des producteurs norvégiens. C’est quelqu’un d’à part, sa musique est intelligente et il va contribuer à d’autres choses pour le label, peut-être des morceaux plus ambient, on parle beaucoup de Boards Of Canada ensemble. Il fait partie de la famille. Ce morceau est tellement bien produit que quand il me l’a envoyé, on a cru avec l’ingénieur du son qu’il était déjà masterisé. On joue beaucoup ensemble, il va d’ailleurs jouer pour les cinq ans de Correspondant. On a joué au Sucre récemment, à Lyon, c’était génial, le son y est fantastique. Il se rapproche d’Autechre et s’éloigne de la clique norvégienne. Correspondant a réalisé d’autres gros coups. Daniel Avery était sur la première compilation, Barnt aussi a explosé depuis son passage par Correspondant avec Philipp Gorbachev. J’étais abonnée aux Daniel, puisque Barnt s’appelle Daniel et qu’il y a aussi Daniel Maloso! Red Axes est aujourd’hui aussi en train d’exploser…
Red Axes – “Tour de Chile”
Extrait du EP Tour De Chile
C’était mortel ce morceau, sur I’m A Cliché, qui, il faut le reconnaître, est un super label. C’est Red Axes qui m’a contactée, et à la première écoute, c’était clair qu’on allait bosser ensemble.
Correspondant est un peu une auberge espagnole !
C’est dû à mon activité, je rencontre des gens partout. Je vais souvent au Mexique, un pays que j’aime beaucoup, et j’ai donc signé des artistes locaux, comme Zombies in Miami. La scène mexicaine est passionnante et en pleine explosion, même dans des villes difficiles comme Ciudad Juárez, où il y a des soirées incroyables. Peut-être aussi que j’aime ce pays parce qu’il y a des influences rock dans sa musique électronique et une bonne dose d’humour.
Propos recueillis par François Blanc.