Pourquoi autant de festivals en Bretagne ?
Ça n’est pas un mythe : la Bretagne est la région française dotée de la plus grande concentration de festivals par habitant. Un phénomène qui, malgré les clichés en vigueur, n’a rien à voir avec un goût prononcé pour la fête. Mais alors bon sang, comment se fait-ce ?
Article publié dans Tsugi 151 : Festivals mon amour
En théorie, les chiffres ne mentent pas. Selon le Comité régional du tourisme de Bretagne, la région la plus à l’ouest de France rameuterait un peu plus de trois millions de festivaliers par an. Et forcément, ce sont les événements musicaux qui caracolent en tête. Trois mastodontes font office de fers de lance : le Festival interceltique de Lorient (800 000 entrées, dont 65 000 payantes), les Vieilles Charrues à Carhaix (280 000 entrées, dont 210 000 payantes) et Festival du Chant de marin à Paimpol (165 000 entrées, dont 110 000 payantes). Ajoutez à cela la densité de festivals par habitant la plus élevée de France et vous pouvez affirmer sans sourciller que la Bretagne est bel et bien la terre des grands‑messes musicales dans le pays.
Pas mal pour une partie du monde largement raillée pour son climat imprévisible et son éloignement des grandes métropoles. D’abord, il faut tempérer, voire exclure, quelques éléments chauvins en apparence explicatifs. Le Breton aime faire la fête, c’est vrai. Le Breton aime la culture, c’est vrai. Plus que les habitants des autres régions de France ? Pas sûr du tout. Ce qui est certain, c’est que la Bretagne s’est depuis longtemps constitué un maillage de fêtes locales important, comme les pardons religieux ou les fêtes de la morue, de la moule, de l’huître, qui rendaient hommage aux pêcheurs revenus des lointains littoraux canadiens, et ce dès le XVIe siècle.
Aujourd’hui, beaucoup de festivals bretons sont des recyclages de fêtes de village. Les fest-noz apparus dans les années 1950 ont achevé de composer cette diversité de rassemblements principalement ruraux. Il en va de même pour bien d’autres contrées françaises, c’est vrai. Mais dans les années 1970, plusieurs facteurs sont venus se greffer à cette composante historique essentielle.
La Bretagne et l’Irlande sont dans un bateau…
1972. L’épopée de la free music et l’héritage hippie venus des États-Unis sont encore bien vivaces en Bretagne. Deux événements majeurs se créent dans le Finistère, département le plus occidental du pays : le festival rock de Plonéour- Lanvern, aussi appelé le Woodstock bigouden, qui sort de terre le 7 juillet, puis le festival folk de Kertalg qui voit le jour le 13 août. À cette époque de l’histoire, la culture bretonne et celtique connaît un second souffle qui tend à rassembler aussi bien ses défenseurs les plus traditionalistes comme les plus modernistes. Ce renouveau passe par la défense de la langue, mais également par la musique. Gérard Pont, aujourd’hui directeur des Francofolies de La Rochelle, brestois d’origine et présents aux deux festivals, se souvient : « À Kertalg, il y avait les soeurs Goadec, Alan Stivell, et puis des artistes folks américains comme Happy Traum ou anglais comme Brenda Wootton. On était dans la culture celtique au sens large. » Les musiciens programmés viennent d’Irlande, de Cornouailles, d’Écosse… Mais si ces festivals font office de fondations, leur équilibre est pourtant bien mal ensablé. À Plonéour-Lanvern, seules les scènes sont entourées de grillages à poule, laissant le champ libre aux resquilleurs qui plombent la billetterie dès la première année. À Kertalg, ce sont des difficultés économiques et des tensions avec la mairie qui auront raison des festivités au bout de trois ans. Comme ailleurs en France, les graines sont semées.
Mais au milieu des années 1970, il y a un vide. « Il y avait peu de concerts à Brest, les artistes internationaux s’arrêtaient à Rennes parce qu’il n’y avait ni quatre-voies ni TGV ensuite« , rembobine Gérard Pont. Peu commode pour convier des artistes de renom dans le kreiz breizh. Alors, lui et une bande de potes un peu fous créent en 1979 le festival Elixir. Ils s’appuient sur une spécificité locale majeure : la mise en route de la Brittany Ferries en 1973. Cette compagnie maritime bretonne (ne vous fiez pas à son nom) relie Portsmouth à Saint- Malo en 1976, puis Cork à Roscoff en 1978. « Les artistes anglo-saxons pouvaient venir beaucoup plus facilement, sans devoir passer par Paris, continue Gérard Pont. Beaucoup de groupes de folk comme Battlefield Band se sont mis à tourner en Bretagne, ils pouvaient faire quinze dates dans l’été. » Grâce à ce moyen de transport salutaire et à l’huile de coude, Elixir investit la petite commune d’Irvillac, toujours dans le Finistère. Un tournant.
L’importance du tissu associatif
Elixir naît alors que la Bretagne, et Rennes en premier lieu, devient progressivement une place forte du rock en France. Cette proximité culturelle avec le Royaume-Uni et l’Irlande, associée à un certain isolement géographique, pousse l’équipe du festival à faire venir des groupes internationaux majeurs dans une région où ils n’auraient auparavant jamais mis les pieds. « La plupart des artistes qu’on a programmés à Elixir venaient en ferry. Certains l’ont raté, d’ailleurs. Ça nous permettait de traiter directement avec les agents anglais, ce qui agaçait les tourneurs parisiens parce qu’on leur grillait des exclusivités. On allait à Londres pour négocier directement. » Durant ses huit années d’existence, Elixir attire The Clash, The Stranglers, Joe Cocker, Depeche Mode, Talk Talk, Leonard Cohen et des poids lourds locaux comme Dan Ar Braz. « Mais ça restait compliqué avec les mairies, assure Gérard Pont. On a déménagé six fois. La dernière année, en 1985, on a eu un redressement fiscal sur le bar. On n’était plus vus comme un événement culturel, il fallait donc qu’on paie la TVA. On nous a réclamé un million de francs. Et on ne les avait pas. » Malgré sa disparition, Elixir a eu le temps de faire des petits.
Les équipes fondatrices des Rencontres Trans Musicales de Rennes (1979) ou des Vieilles Charrues (1992) ont, à des époques différentes, fait leurs armes comme bénévoles, stagiaires ou spectateurs assidus du festival. Plutôt que d’une hypothétique culture de la fête bretonne, c’est plutôt d’une culture de festivals dont il faut parler. La victoire de la gauche à l’élection présidentielle de 1981, la Bretagne bastion socialiste historique… Rien de tout cela n’a joué dans l’essor des rassemblements culturels. « Il n’y a aucun lien, assène Jérôme Tréhorel, directeur des Vieilles Charrues. Ça avait démarré avant. C’est l’après-mai 68 qui a fait bouger les lignes. » Au début des années 1980, les festivals ne sont pas ou très peu subventionnés. Certes, des villes comme Rennes ou Brest ont compris dès le milieu de la décennie que ces événements pouvaient leur permettre d’attirer des étudiants dans leurs universités. Mais aujourd’hui encore, c’est le milieu associatif, extrêmement vivace en Bretagne, qui maintient le secteur à flot. « Ça aide grandement à la mise en place des festivals, assure Pierre Morvan, directeur du Festival du Chant de marin à Paimpol. La Bretagne est une terre où le mot solidarité a du sens. La preuve, nos 1800 bénévoles proviennent de 95 associations différentes. Ça ne veut pas dire que les collectivités ne soutiennent pas les événements, au contraire d’ailleurs. Mais elles en sont rarement le point de départ. »
« Le secteur en Bretagne est saturé »
Tout de même, Emmanuel Négrier, directeur de recherche au CNRS et directeur du centre d’études politiques et sociales de l’université de Montpellier, ayant largement étudié et cartographié les festivals français, relève : « La Bretagne fait partie des régions où il y a eu plus tôt qu’ailleurs la conscience que les festivals et les politiques publiques qui les soutenaient devaient se soucier de deux enjeux : le développement durable et la bonne coordination pour éviter les concurrences meurtrières entre événements voisins. » Le maillage étant serré, il faut trouver un équilibre, proposer une offre sensée et raisonnée. « Il peut y avoir des effets de concurrence néfastes, mais il y a de la place pour tout le monde, lance Pierre Morvan. En tout cas, ça serait encore plus facile si certains festivals ne mettaient pas des exclusivités qui empêchent les autres de fonctionner. » Prends ça.
Tout de même, peu de festivals locaux sont tenus par de gros producteurs ou des entreprises souhaitant une forte rentabilité. En Bretagne, les prix d’entrée semblent donc être plus raisonnables que dans d’autres zones françaises. Emmanuel Négrier souligne également l’indiscutable lien entre tourisme et manifestations culturelles d’envergure. « En dehors des grandes villes comme Rennes ou Brest, le développement des festivals bretons a lieu sur les zones littorales, où l’on retrouve une certaine densité urbaine, et donc une certaine concentration des acteurs culturels. Dans le cas de la Bretagne, les zones littorales, touristiques, ont alors un lien organique avec l’offre festivalière. Mais on remarque également que la présence de festivals en zones rurales est plus nettement importante que la population rurale rapportée à la population totale bretonne. Cela veut dire que les festivals contribuent à l’aménagement du territoire rural. »
Voilà donc les raisons d’une vraie réussite culturelle bretonne. Mais Jérôme Tréhorel n’oublie pas de prévenir : « Aujourd’hui, le public est sursollicité. Pour moi, le secteur en Bretagne est saturé. Il y a une limite, et la crise sanitaire n’aide pas du tout. Très peu de festivals sont complets cet été (été 2022), il y a un embouteillage des tournées, une surproposition. Le juge de paix, ça va être le public. » Les dés sont jetés, et il va falloir que le secteur la joue fine pour ne pas voir son succès se retourner contre lui.