Leibovitz et Régine, précurseurs du clubbing moderne, visionnaires de la nuit
Ils t’entraînaient au bout de la nuit. Figure inconnue du public comme des DJ’s actuels, Lucien Leibovitz fut au cours des années 50 un pionnier du deejaying et du clubbing moderne. Nous l’avions rencontré juste avant sa disparition. Ce 1er mai, Régine, baroque reine de la nuit et précurseur des discothèques, nous a quittés à 92 ans. Portraits.
Article issu du Tsugi no 08, édité au printemps 2008.
C’est un peu par hasard que l’on a croisé la route de Lucien Leibovitz, l’un des premiers DJ’s français, résident entre 1956 et 1962 au Whisky à Gogo de Cannes. Une époque où le mot et le travail de DJ étaient encore loin d’atteindre à une quelconque reconnaissance. Au détour d’une interview avec son fils, Frédéric Leibovitz, éditeur de musique et directeur de label (Cézame et Cobra notamment qui, au cours des années 70 avait publié les punks Metal Urbain et Asphalt Jungle, Sun Ra ou Richard Pinhas), la figure de Lucien, grand-père oublié et méconnu de nos pionniers Laurent Garnier, ou Erik Rug, nous est apparue pour la première fois. “En 1956, lorsqu’il a commencé, il était ‘opérateur’ au Whisky à Gogo [où bossait la grande Régine]. Le ‘disc-jockey’ n’avait alors pas de statut. Il était habillé en blouse blanche avec un éclair sur la poitrine où était marqué ‘opérateur’. Son rôle était de passer des disques dans le club, qui était, je crois, le premier night-club en France à utiliser le disque en remplacement d’un orchestre.”
Pionnier trop vite disparu. Ce genre d’info étant aussi rare qu’intrigante, on prend contact avec la famille pour obtenir une interview de l’intéressé. L’homme étant âgé, et pas toujours facile d’approche, c’est par le biais d’un tiers, chargé de recueillir ses souvenirs, qu’on lui enverra la foule de questions qui agitent notre esprit. Quel était le type de public auquel vous aviez affaire ? Leur comportement ? Existait-il une certaine mixité sociale ou les clubs étaient-ils réservés à une élite ? Comment vous procuriez-vous les disques ? De quel matériel disposiez-vous ? Comment une soirée était-elle rythmée ? Aviez-vous des rapports avec d’autres DJ’s ? etc. Hélas, quelques jours après un premier entretien, Lucien décède, laissant derrière lui pas mal de questions sans réponses. C’est donc grâce à son fils, Frédéric, qui tient à honorer sa mémoire, que l’on parvient à reconstituer la carrière de Lucien Leibovitz.
Entre Régine et David Mancuso. Lorsqu’il devient opérateur en 1956, le concept de discothèque existe depuis moins de dix ans, et doit son essor à quelques Français qui exporteront plus tard le phénomène à Londres et à New York au cours des années 60. Le premier club de l’histoire de la discothèque est en effet le Whisky à Gogo de Paris, fondé par Paul Pacine en 1947, suivi par Castel, qui parviennent alors à réunir une faune interlope, entre célébrités, créatures inverties et figures de la nuit. À cette époque, la personnalité de Régine domine cet univers qui prend un malin plaisir nocturne à ignorer les privations de l’après-guerre. À la tête du Whisky, elle révolutionne alors le monde de la fête. Dans son livre de souvenirs, Moi, mes histoires (Ed. du Rocher) -évidemment une ref’ à sa chanson du même nom– elle évoque ainsi cette époque pionnière :
“C’est là que, jeune fille, j’ai inventé le concept de la discothèque, sans savoir que cela deviendrait un succès mondial. Pour que les types cessent de mettre des slows et d’ennuyer tout le monde en roulant des pelles à leurs copines pendant des heures, j’avais jeté le juke-box et, à l’aide de deux tourne-disques, je passais moi-même la musique, et surtout pas de slows. J’avais peint les lampes de couleurs différentes et je m’amusais à faire des effets en tapotant sur le tableau électrique… Porfirio Rubirosa (…) m’amenait la clientèle la plus chic, drôle et atypique de Paris. On ne servait quasiment que du whisky… Une vraie folie.” Régine, précurseur du mix et visionnaire de la nuit, à l’image du New-Yorkais David Mancuso ? Aussi saugrenu que cela puisse paraître, c’est un peu vrai, même si la story de la fête et du clubbing mondial est un peu plus complexe que ne la décrit notre illustre aînée des nuits parisiennes, qui peut au moins s’enorgueillir d’avoir inventé le carré VIP.
Un zazou sous l’occupation. En 1956 donc, Paul Pacine ouvre un nouveau Whisky à Gogo à Cannes à la pointe de la Croisette. S’il envoie Régine pour en assurer le lancement festif et people, c’est notre ami Lucien qui va apporter à ce club toute son ambiance, entre découvertes musicales et tubes de l’époque. Fourreur de formation ayant fui la capitale pour Cannes suite à la crise de la profession, Lucien Leibovitz n’est pas un professionnel de la musique, mais un passionné. Sous l’Occupation, c’est même un zazou, ces jeunes gens épris de Trenet, de jazz et de musique noire, habillés de façon capricieuse et exubérante, qui se rassemblent de façon clandestine pour écouter, autour d’un gramophone, les plus beaux vinyles swing qu’ils sont parvenus à sauver de la censure nazie. Après tout, il est assez logique que ce soit un ancien “branché” de l’époque (les zazous étant considérés comme les pionniers de ce phénomène) qui soit devenu le DJ résident d’un des clubs les plus réputés de la Côte.
Une autre idée du peak time. Dès lors, Lucien Leibovitz bosse comme un fou et invente son métier. “Je commençais vers 21 h 30, jusque vers 4 ou 5 h du matin, payé 60 000 anciens francs par semaine (90 euros, ndlr). Tous les jours, il y avait du monde, été comme hiver, jamais un jour de repos ! Et je ne pouvais pas laisser ma place à quelqu’un d’autre, car il fallait être au courant de tous les disques. Tous les jours, je bossais. J’avais quand même six mômes à nourrir ! Côté musique, on passait les tubes de l’époque, beaucoup de rock. Mais cela dépendait de la circonstance et de la clientèle, il fallait donc improviser. Le public du club pouvait être parfois populaire, très midinette, ou plus chic, comme pendant le festival. Depuis ma cabine surélevée, je les ai tous vus défiler, les Gary Cooper, Errol Flynn… La consigne ? Il fallait qu’il y ait toujours du monde sur la piste et ne jamais interrompre la musique. Quand la musique s’arrêtait, comme après une série de rock’n’roll, la piste se vidait. Et comme la piste était grande, il était primordial de garder du monde. Si elle se vidait, il suffisait de lancer par exemple (il chantonne) ‘Only Yoouuuu !’ des Platters, et c’était reparti !”
Observation scientifique du dancefloor. Entre 1956 et 1962, Lucien ne connaît pas de vraie concurrence. À Paris comme ailleurs, si l’on n’a pas affaire à un orchestre un peu vieillot, ce sont les barmans qui se chargent, mécaniquement, de mettre les disques les uns à la suite des autres, selon une liste préparée par la direction. Lucien Leibovitz, contrairement à ses confrères, possède un véritable statut, certes un peu technique puisqu’on l’affuble d’une blouse blanche, et travaille, chose nouvelle, à l’aide de deux platines équipées d’un “inverseur” (un “cross fader”). Son fils se souvient : “Grâce à ce système, il pouvait enchaîner deux morceaux en baissant le niveau de l’un tout en faisant venir l’autre, composant ainsi des séquences d’une demi-heure avec des cha cha cha, sans perdre le rythme. En cela, il avait une véritable approche de chaque titre pour les enchaîner à la fois dans la tonalité et dans le tempo.” Mais, hier comme aujourd’hui, ce qui fait la valeur d’un DJ, ce n’est pas seulement la technique, mais surtout l’amour et la connaissance de la musique. Selon Frédéric, “Lucien possédait à la fois le sens de la découverte et de ce qui pouvait plaire. S’il voyait que la salle était plus populaire, il jouait de la variété italienne. En revanche, si c’était une clientèle pour le festival de Cannes, il mettait plutôt du Sinatra.”
Lucien Leibovitz n’a jamais vraiment eu conscience de ce statut de défricheur. À l’époque, se rappelle son fils, “il avait une famille nombreuse, il fallait vivre ou survivre. Ma mère me disait de ne pas trop en parler, parce que ce n’était pas un métier très noble. C’était quand même une époque où le monde de la nuit était douteux”. Quelques années plus tard, en 1962, remarqué grâce à son sens du tube, de la programmation et du public, il finira par rejoindre un univers moins opaque, au sein de l’équipe musicale d’Europe 1 et ce jusqu’à l’âge de la retraite, en 1975, où il dirige alors le service de la… discothèque ! C’est au regard de ce parcours, de ce profil typique, que Lucien Leibovitz peut être considéré comme un DJ pionnier. Cet homme-là était un passionné de musique, pas vraiment musicien, qui tira toute son expérience de son rapport au public et à la danse, de son instinct, de son sens de la nouveauté et de la découverte qu’il réussit à faire partager aux fêtards de la Côte-d’Azur comme aux auditeurs d’Europe 1. Une destinée qui en rappelle finalement beaucoup d’autres.