šļø C’Ć©tait il y a trente ans : retour sur l’histoire des radios pirates londoniennes
Dans les anneĢes 1990, impossible de trouver la moindre microfreĢquence libre sur la bande FM londonienne. Et pour cause, la dernieĢre deĢcennie du XXe sieĢcle a eĢteĢ celle du baroud dāhonneur des radios pirates, qui ont grandement contribueĢ aĢ faire eĢmerger des genres 100% britanniques, jungle et UK garage en teĢte. Mais les nineties ont aussi sonneĢ le glas dāun concept tombeĢ en deĢsueĢtude avec lāarriveĢe dāune plateforme devenue incontournable aujourdāhui : Internet.
Article issu du Tsugi 147 : Radio Activity, La folle histoire des radios musicales : des pirates aux webradios,Ā disponible Ć la commande enĀ ligne.
Cāest un temps que les moins de deux fois 20 ans ne peuvent (vraiment) pas connaiĢtre. Un temps ouĢ il faut sāimaginer que des gens sautaient dans leur voiture pour avaler des centaines de kilomeĢtres jusquāaĢ Londres, dans le seul but dāenregistrer les sessions jungle des radios pirates de la capitale anglaise sur des cassettes vierges. Tout cĢ§a avant dāaller les revendre sous le manteau aĢ Bristol, en Cornouailles et ailleurs. Dans son livre State Of Bass, lāauteur Martin James rapporte cette histoire certifieĢe par DJ Eastman, cofondateur de la station culte Kool FM. Une anecdote que les lecteurs les plus jeunes doivent relire deux fois pour eĢtre suĢrs dāavoir bien compris que cette histoire sāest produite il y a aĢ peine trente ans et non pas il y a deux sieĢcles. Et pourtant : aĢ lāheure du tout numeĢrique, se pencher sur le dernier aĢge dāor des radios pirates, cāest prendre le risque de recevoir une grosse gifle en plein visage, tant lāeĢpoque en question paraiĢt lointaine. Surtout, cette anecdote vient confirmer lāimportance quāont eu les stations illeĢgales dans lāeĢmergence de ce style made in London. Ā« On peut meĢme parler de colonne verteĢbrale Ā», assure Nicky Blackmarket, qui a lui-meĢme assureĢ le show derrieĢre les platines sur les ondes de Pulse FM et Friends FM, deux stations londoniennes 100 % consacreĢes aĢ la jungle, parmi la grosse dizaine que comptait la meĢtropole aĢ lāeĢpoque. Ā« La musique que les auditeurs eĢcoutaient, cāeĢtait celle quāils entendaient ensuite en rave et aĢ lāeĢpoque ouĢ je tenais un magasin de disques, des clients me demandaient chaque jour si jāavais le vinyle de tel ou tel morceau qui eĢtait passeĢ la veille sur telle ou telle station Ā», resitue le bonhomme.
Dans lāADN de la perfide Albion
Peu sont les disquaires qui, comme Nicky, ont flaireĢ le boom quāallait provoquer la jungle en Angleterre. Lui qui a commenceĢ par lāacid house et le hardcore choisit, en 1992, de reĢnover le sous-sol de sa boutique (Black Market Records, situeĢ aĢ Soho, qui a fermeĢ en 2015, ndr) pour en faire le temple du style preĢfeĢreĢ des aficionados de lāĀ« Amen Break Ā». Un temple cacheĢ donc, car pendant longtemps, la jungle a duĢ avancer masqueĢe, tant elle rentrait dans la case de la fameuse Ā« devilās music Ā», haiĢe par lāestablishment, lequel nāa cesseĢ de lui mettre des baĢtons dans les roues en multipliant les raids pendant les soireĢes et en traquant sans relaĢche les pirates de la FM. Ā« Quand on y pense, ce nāeĢtait pas vraiment un pheĢnomeĢne nouveau. Que ce soit leĢgal ou pas, les Britanniques ont toujours consideĢreĢ quāutiliser la bande FM eĢtait un droit fondamental et depuis lāapparition des premieĢres radios libres dans les anneĢes 1950, chaque deĢcennie a eu son genre paria Ā», analyse Matt Mason, ancien DJ lui aussi et auteur dāun essai consacreĢ aĢ la reĢcupeĢration de la culture pirate par lāindustrie leĢgale (The Pirateās Dilemma – How Youth Culture Is Reinventing Capitalism, Free Press, 2008). Ā« Dans les anneĢes 1960, cāeĢtait le rock, ensuite il y a eu le reggae, la northern soul, le R&B… Avec le deuxieĢme summer of love des eighties, on a assisteĢ aĢ lāeĢmergence de lāacid house et dans les anneĢes 1990, aĢ lāexplosion de la jungle, puis du UK Garage. Le premier point commun de tous ces styles, cāest que ce sont les radios pirates qui les ont fait vivre. Sans elles, ils ne seraient jamais devenus ce quāils sont aujourdāhui. Et le second, cāest que ce sont des styles qui ont souvent eĢteĢ associeĢs aĢ la musique noire britannique et donc, peu appreĢcieĢs des autoriteĢs, au vu du racisme institutionnel qui a toujours eĢteĢ en vigueur au Royaume-Uni. Ā»
Vivons heureux, mixons cacheĢs
Dit autrement, pour permettre aĢ la sceĢne dāexister, il fallait prendre des risques : Ā« Mais quand on fait quelque chose quāon aime vraiment, on ne reĢfleĢchit pas forceĢment aux conseĢquences, sourit Nicky Blackmarket. ApreĢs, eĢvidemment quāon avait peur de se faire attraper par les flics. Cependant, il faut savoir que cāest par amour pour ce genre de musique quāon sāest lanceĢ dans lāaventure. Dāailleurs, cela nāavait rien de politique. On eĢtait juste une bande de potes, une famille meĢme, qui voulait simplement passer des disques aĢ la radio. Et pour cela, on risquait dāaller en prison. Tout cĢ§a, il y a aĢ peine trente ans ! Cāest fou quand on y pense, non ? Ā» Effectivement, le Department of Trade and Industry (DTI) ne rigole absolument pas avec les pirates et la raison invoqueĢe est treĢs simple : les radios illeĢgales risqueraient de perturber les freĢquences de la police, de lāaviation ou encore des ambulances. Un peu exageĢreĢ ? Peut-eĢtre. En tout cas, ni Matt, ni Nicky nāont le souvenir dāavoir provoqueĢ de catastrophes en mixant des galettes. Le second aime en revanche se remeĢmorer la fois ouĢ il a causeĢ un embouteillage monstre en indiquant aux auditeurs de Friends FM la mauvaise branche de lāautoroute aĢ prendre pour rejoindre une rave : Ā« CĢ§a vous donne une ideĢe du pouvoir quāavaient les radios pirates aĢ lāeĢpoque, on faisait office dāeĢveĢnement Facebook et de Google Maps avant lāheure. Je me souviens que le patron de la station a deĢbarqueĢ dans le studio compleĢtement furax parce que les flics se demandaient pourquoi autant de voitures convergeaient aĢ cette heure-ci de la soireĢe, cĢ§a aurait pu nous retomber dessus. Heureusement, jāai reĢussi aĢ corriger lāinformation aĢ temps et la soireĢe a bien eu lieu ! Ā» Si lāhistoire preĢte aĢ sourire apreĢs coup, Nicky Blackmarket preĢcise quāeĢtre DJ pirate impliquait de vivre en permanence sur ses gardes. Ā« Pour faire simple, les antennes eĢtaient installeĢes sur le toit dāune tour dāimmeuble et graĢce aĢ une technologie quāon appelle le micro-link, elles eĢtaient relieĢes aĢ distance aĢ lāeĢmetteur, lui-meĢme installeĢ dans une safe house, situeĢe dans un autre immeuble. Ainsi, si le DTI deĢmontait lāantenne, on le savait directement, car on entendait tout dāun coup un bruit blanc dans le casque, ce qui voulait dire quāon avait perdu le signal. Ā» Dans ce cas, la reĢgle eĢtait simple : remballer ses affaires et fuir le plus vite possible. Enfin, sans se preĢcipiter non plus. LaĢ encore, Nicky se souvient sāeĢtre payeĢ une belle frayeur : Ā« CāeĢtait au deĢbut des anneĢes 1990. JāeĢtais en pleine session et aĢ un moment, le signal a disparu. Dans ces cas-laĢ, on savait ce quāil fallait faire : arracher les affiches des murs, rassembler ses disques, les ranger dans un sac, qui ne devait pas eĢtre un sac aĢ vinyles pour eĢviter dāattirer lāattention, et quitter le studio. Sauf que jāeĢtais au vingtieĢme eĢtage de la tour. Alors que faire ? Prendre lāascenseur ? Lāescalier ? Jāavais le cÅur qui battait aĢ 100 aĢ lāheure et jāai fini par choisir la deuxieĢme option. Ā» Pas de bol, au rez-de-chausseĢe, la police est laĢ, preĢte aĢ fouiller lāimmeuble pour retrouver lāeĢmetteur. Ā« De nouveau, quāest-ce que je fais ? Est-ce que je cours, est-ce que je marche ? Jāai choisi dāy aller discreĢtement, en priant pour quāils ne māappellent pas pour me poser des questions. Finalement, il ne sāest rien passeĢ. CĢ§a a dureĢ dix minutes, mais jāai eu la frousse de ma vie. Et heureusement que jāeĢtais seul dans le studio ce jour-laĢ, sans quoi je suis certain quāon se serait fait interroger. Ā»
De lāombre aĢ la lumieĢre
Mais avec le temps, le mythe de la piraterie a fini par sāeĢtioler. Londonien pur jus, Matt Mason a profiteĢ de son cursus en eĢconomie aĢ lāuniversiteĢ de Bristol pour eĢduquer les oreilles locales au pheĢnomeĢne UK Garage qui, peu avant lāan 2000, faisait battre le cÅur de la capitale, ouĢ il a eĢgalement officieĢ sur les ondes de Ice FM et Mac FM. IlleĢgalement laĢ aussi. Sauf que lui jure nāavoir pas franchement craint de terminer en cabane. Ā« Il arrivait parfois que la police appelle le geĢrant de la station en pleine session et dise : āEĢcoutez, on sait que vous eĢtes actuellement en direct et on sait aussi que vous avez six autres eĢmetteurs dans diffeĢrents immeubles. On va vous choper, cette semaine ou ce week-end et saisir votre matos, donc sāil vous plaiĢt, coupez le signal pendant deux-trois heures, histoire quāon donne lāimpression de faire notre boulot.ā CĢ§a peut paraiĢtre complaisant, mais beaucoup de flics ont aussi grandi en eĢcoutant les radios pirates ! CĢ§a nāa jamais eĢteĢ un pheĢnomeĢne de niche, contrairement aĢ ce que lāon pourrait penser. AĢ lāeĢpoque de Radio Caroline(une station de rock des anneĢes 1960 eĢmettant depuis un bateau dans les eaux internationales et dont lāhistoire a inspireĢ le film Good Morning England, ndr), 90 % des Britanniques eĢcoutaient les radios pirates. Moi jāeĢtais un gamin blanc de la classe moyenne et je nāai jamais eu lāimpression dāeĢtre un thug parce que je mixais sur une freĢquence illeĢgale. Cāest juste quāil nāy avait pas moyen de faire autrement. Ā» Matt ajoute quāil eĢtait eĢgalement freĢquent que des labels lui envoient des 12ā directement dans sa boiĢte aux lettres pour quāil les joue ensuite aĢ lāantenne. Une manieĢre de dire : Ā« On sait que vous existez et on a besoin de vous pour exister. Ā» Lāhistoire se reĢpeĢte sans cesse : quand lāunderground fonctionne trop bien, le mainstream a besoin de se tailler une part du gaĢteau. Cāest ainsi que la jungle a connu un point de non-retour en 1994, lorsquāont eĢteĢ produits les premiers documentaires sur cette sceĢne encore meĢconnue du grand public, contribuant ainsi aĢ lui donner une visibiliteĢ sans preĢceĢdent et aĢ creĢer un schisme entre partisans de lāombre et de la lumieĢre. Avant cela, deĢs la toute fin des anneĢes 1980, certaines stations (Kiss FM et Rinse FM en teĢte) avaient choisi de cesser dāeĢmettre illeĢgalement en eĢchange dāune licence en bonne et due forme. Ā« Mais la majoriteĢ nāa pas suivi, rappelle Nicky Blackmarket. On savait que les chances dāobtenir une licence eĢtaient infimes, donc on preĢfeĢrait rester illeĢgaux. Ā» Au deĢbut des anneĢes 2000, la BBC elle-meĢme a lanceĢ sa chaiĢne 1XTra pour surfer sur la vague UK Garage et anticiper celle du dubstep et du grime eĢmergents. Comme un clin dāÅil aĢ sa consÅur Radio One, fondeĢe en 1967 en reĢaction au succeĢs de Radio Caroline. Ā« MalgreĢ cĢ§a, les stations pirates continuaient dāexister parce que ce que lāon entendait sur les radios leĢgales ou dans Top Of The Pops repreĢsentait aĢ peine 1 % du son UK Garage, analyse Matt Mason. Le grand public pensait que le garage, cāeĢtait ce qui passait au Ministry Of Sound le vendredi soir, mais le vrai son, cāeĢtait celui de ces faces B bizarres joueĢes le lundi soir pendant les soireĢes FWD>>(Matt a cofondeĢ le magazine homonyme, ndr) et pousseĢes le reste de la semaine par les pirates. CāeĢtait leur mission. Ā»
Ne pas regarder en arrieĢre
Depuis, un eĢleĢment perturbateur est venu tout chambouler : Internet. Avec leur deĢveloppement constant depuis la fin du XXe sieĢcle, les webradios se sont imposeĢes comme une alternative simple et accessible aĢ tous pour sortir de la clandestiniteĢ. Quitte aĢ perdre une partie du charme ? Ā« Je ne crois pas quāil faille le voir comme cela, analyse Nicky Blackmarket, qui mixe aujourdāhui une fois par mois sur la version contemporaine de Kool FM, rebaptiseĢe depuis Kool London. Cāest une eĢvolution naturelle et il ne faut pas rester figeĢ dans le passeĢ. En revanche, je trouve quāil est important que les jeunes sachent que sāils eĢcoutent de la jungle et de la drumānābass aussi facilement aujourdāhui, cāest graĢce aĢ tout ce que les pirates ont fait dans les anneĢes 1990. Ā» Matt Mason temporise cependant : Ā« EĢvidemment, les webradios ont eu besoin dāun petit moment pour eĢtre vues comme creĢdibles par les puristes. Parce que tout le charme des radios pirates justement, cāeĢtait dāeĢtre illeĢgales. CāeĢtait monter sur le toit dāun immeuble pour installer une antenne et se rendre au studio la boule au ventre en priant pour que la police nāait pas fait une descente et se soit barreĢe avec lāeĢmetteur Ā», rejoue, un brin nostalgique, celui qui bosse deĢsormais pour une boiĢte de NFT aux EĢtats-Unis. Ā« Quand je rentre chez ma meĢre aĢ Londres, je scanne la bande FM par curiositeĢ et je tombe encore sur lāune ou lāautre station pirate. Tant que la radio existera, cela ne disparaiĢtra pas, parce que cela participe au besoin quāont certaines personnes de vivre une expeĢrience communautaire, sans forceĢment chercher aĢ devenir le nouveau Rinse ou le nouveau Kiss. Ā» Mais aĢ le croire, le destin de cette belle ideĢe sera dāeĢtre, un jour, deĢfinitivement rangeĢe au placard : Ā« Le DAB tend progressivement aĢ remplacer la FM et pour la jeune geĢneĢration, lāeĢducation musicale se fait avant tout sur son teĢleĢphone, conclut Matt. Mais quāest-ce quāon peut y faire ? Cāest comme cĢ§a. Nous, on avait la radio parce quāon nāavait rien dāautre. Ā»
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