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Canblaster / ©Lucille Durez
16 octobre 2020

Avec les clubs fermés, les artistes électro ont-ils encore envie de produire de la club music ?

par Bettina Forderer

Winter is coming. ​Les températures baissent et les noctambules se préparent à vivre un long hiver de la vie nocturne, puisque le virus n’a pas l’air de vouloir nous lâcher. Pire : les open-airs, derniers espaces de liberté où il était encore possible de danser en respectant les consignes sanitaires vont bientôt êtres rendus impossibles, ​à cause d’​une météo plus morose que Houellebecq à un rendez-vous chez le dentiste. Encore plus pire : le couvre-feu. Bref, la situation n’est pas à la fête. Premières victimes de cette situation : les DJs et autres acteurs de la nuit, réduits au chômage technique ou presque (et les seconds, les clubbeurs, bien sûr).

Dans ​nos pages et ailleurs, on évoquait déjà les conséquences de cette situation sur la vie économique, déjà précaire, des professionnels du circuit. Mais qu’en est-il de ses effets sur la créativité des producteurs de musiques électroniques habitués à jouer leur musique devant des parterres de danseurs ? Ont-ils toujours envie de produire de la musique taillée pour les dancefloors alors que personne ne les foulera avant un moment ? Y a-t-il une différence d’intention dans le processus créatif maintenant qu’il n’y a plus de retour « en présentiel », comme on dit aujourd’hui, avec le public ? Pour le savoir, on a été poser la question aux principaux intéressés.

« Si vous ne pouvez pas voir l’effet de votre production sur le dancefloor et obtenir un feedback de la foule, comment pouvez-vous progresser ? » Nastia

Yuksek, dans son studio

Panne sèche

“​Depuis le début du confinement, je n’ai pas produit un seul morceau​”, nous avoue Yuksek, habitué à jouer ses tracks electro-disco-pop aux quatre coins du monde. Avant de nuancer : “​J’ai bossé sur d’autres projets : j’ai fait des B.O. de films et de séries, des remixes… Mais pas un seul track composé à partir de zéro. Il y a des producteurs qui ne mixent pas mais pour ma part, ma pratique de musicien est intimement liée à mon activité de DJ : j’ai besoin de jouer rapidement mes sons pour voir quels effets ils produisent. Et à l’inverse, je ressens le besoin de fabriquer du nouveau matériel pour mes sets.​ D’une manière plus abstraite, je ne pense pas que le contexte soit très propice à la création. Normalement, ma musique se nourrit de tout ce que je vis : des voyages, des rencontres, des paysages… De ce qui excite mon imagination et mes neurones. Mais là, en matière d’excitation neuronale, on n’est pas au top.”

« Normalement, ma musique se nourrit de tout ce que je vis : des voyages, des rencontres, des paysages… De ce qui excite mon imagination et mes neurones. Mais là, en matière d’excitation neuronale, on n’est pas au top. » Yuksek

Même son de cloche de l’autre côté du globe, chez la DJ ukrainienne Nastia, qui tient un label dédié à la scène techno de son pays, Nechto Records : “La plupart de mes amis ont tout simplement cessé de produire de la musique club. Si vous ne pouvez pas voir l’effet de votre production sur le dancefloor et obtenir un feedback de la foule, comment pouvez-vous progresser ? À part une poignée d’irréductibles qui produisent toujours de la techno pure et dure, la plupart se sont tournés vers des pratiques plus expérimentales.”

Feu sacré et naïveté retrouvée

C’est un propos qui revient comme un beat répétitif parmi les musiciens qu’on interroge : la fin des soirées les a poussé à fabriquer des sons moins physiques et dansants, plus introspectifs et mélodiques. Néanmoins, ce n’est pas toujours vu comme une mauvaise chose, au contraire. Quand on passe un coup de fil à Simo Cell, DJ et producteur français versé dans le dancehall et la bass music, celui-ci se montre même enthousiaste : ​“Le confinement a allumé un feu sacré en moi. Même si c’est extraordinaire de tourner tous les week-ends, je commençais à me sentir un peu dans une boucle. D’un coup, je me suis retrouvé avec du temps et une grande sensation de liberté. Je ne pouvais plus aller en studio, donc j’ai recommencé à taffer sur mon ordi chez moi, comme quand j’avais 17 ans et que je fabriquais du son dans ma chambre. J’avais enfin le temps d’essayer de nouvelles choses en matière de composition. Normalement, ma musique est très rythmique : je pars d’un kick et je compose la mélodie autour. Là j’ai essayé de faire les choses en sens inverse, de partir de la mélodie.”

« Se sentir forcé de faire quelque chose, ce n’est jamais très fécond pour la création. » Tite

Son ancien pote de studio Tite abonde dans son sens : “​Je n’ai jamais fait des gros bangers techno, mais quand même, j’avais toujours le club dans un coin de ma tête quand je produisais​. Depuis la quarantaine, je m’autorise à faire des sons moins rythmiques, plus axés sur la matière avec des synthés, des drones ou des mélodies. Depuis, je prends plus le temps de réfléchir avant de foncer tête baissée. Avant, j’avais l’impression qu’il fallait que j’enquille les tracks, les disques… Parfois les producteurs se sentent obligés de devoir sortir des disques pour continuer à rester dans un certain circuit. Et se sentir forcé de faire quelque chose, ce n’est jamais très fécond pour la création.​”

Simo Cell / ©Brieuc Weulersse

Collaborations fructueuses

Le compositeur de techno expé et boss du label Éditions Gravat Low Jack a lui aussi accueilli à bras ouverts la fin des DJ sets : “​Le confinement a coïncidé avec un moment de ma vie où j’étais déjà dans une réflexion par rapport au club​.” Le lockdown aurait mis une distance entre les excès de la nuit et lui : “​Je voulais m’échapper de ce mode de vie qui n’était plus viable pour ma santé mentale et physique. Surtout, j’ai enfin pu trouver le temps de me consacrer à d’autres projets, ce que je voulais faire depuis longtemps. En ce moment, je produis pas mal pour d’autres et je fais des collaborations avec des rappeur.se.s​. ​Ce contexte est très vertueux pour l’émergence de travaux collaboratifs. Normalement les artistes sont éparpillés à droite, à gauche. Là, on est tous beaucoup plus disponibles. Je reçois beaucoup de sollicitations​.”

« J’ai enfin pu trouver le temps de me consacrer à d’autres projets, ce que je voulais faire depuis longtemps. » Low Jack

Le membre du Club Cheval et geek des machines Canblaster est du même avis : “​La musique électronique est une pratique plutôt solitaire, que tu fabriques seul dans ton studio​. Durant le confinement, cette solitude s’est retrouvée un peu forcée. En conséquence, j’ai eu envie de collaborer avec d’autres musiciens. Mon besoin d’interaction s’est en quelque sorte décalé de l’échange avec le public vers celui avec d’autres artistes.​ ​Je travaille avec des artistes issus de tous les types de musique et de pratiques, ça va ​d’instrumentistes classiques à une harpiste, ou encore un guitariste et d’autres amateurs de synthés ou de modulaires. ​Ça m’a aussi poussé à faire des morceaux moins ‘club’. Même si au final, je pense que j’ai toujours fait de la musique qui peut s’écouter chez soi ou au casque.​ »

« Ça m’a poussé à faire des morceaux moins ‘club’ ». Canblaster

Nastia / ©Hanna Hrabarska

Une migration vers d’autres circuits ?

On le voit, l’arrêt momentané des soirées pousse de nombreux producteurs à se consacrer à des ​side projects et à multiplier les casquettes : ​soundtracks pour le cinéma ou la télévision, production pour d’autres artistes, ou encore collaborations en dehors du ​champ de la club music. Pour le sociologie Valentin Boilait, qui a fait sa thèse sur les musiques techno, cette évolution est totalement logique : ​“La musique n’existe pas toute seule : elle est toujours dépendante de ses structures de diffusion. Certes les musiques dancefloor ont une existence en dehors des pistes de danse, dans l’écoute domestique par exemple. Mais aujourd’hui, l’essentiel de l’économie de la musique électronique se fait dans le live et les DJ sets. Or, nous sommes dans une situation, relativement inédite à l’échelle des musiques techno, où ​ces derniers sont totalement à l’arrêt. En réaction, on pourrait imaginer une migration des producteurs vers d’autres circuits moins impactés par les règles de distanciation sociale, comme ceux de la musique électro-acoustique ou de l’art numérique. Ce sont des choses qui se font déjà : Chloé a participé à la Biennale de Venise avec le projet de Xavier Veilhan et collaboré avec l’IRCAM, par exemple. » Ou encore plus récemment, l’artiste techno français Voiski, qui ne feintait pas son soulagement auprès de nous lors de sa performance dans les jardins du musée Bourdelle dans le cadre de la Nuit Blanche, la voyant comme une occasion de pallier la baisse drastique de ses cachets et de ne pas stagner artistiquement.

« La musique n’existe pas toute seule : elle est toujours dépendante de ses structures de diffusion. » Valentin Boilait

C’était également ce que prédisait le journaliste Jean-Yves Leloup (collaborateur de Tsugi), dans une tribune sur Tsugi qu’il donnait autour de la sortie du confinement en mai dernier. Pour le commissaire de l’exposition Electro à la Philharmonie de Paris, « certains lieux pourraient devenir des lieux de rencontre dédiés à faire fructifier cette culture musicale autrement que par le concert ou le dancefloor. Les lieux culturels, les musées, les vendeurs d’instruments, les disquaires, les Smacs, les médiathèques, les librairies sans oublier ces nouveaux espaces interdisciplinaires appelés « tiers-lieux », bref, tous ces lieux culturels qui seront réouverts bien avant les clubs et les salles de concert […] pourraient ainsi […] organiser autant d’activités et de micro-événements qui aideraient à briser les distances, la solitude et les écrans qui nous séparent. »

Aussi, toujours dans cette tribune, Leloup voyait déjà cette crise comme « une occasion pour certaines et certains [artistes] de retourner en studio pour à nouveau imaginer « la musique du futur ». Les formats imposés par le dancefloor et les grandes programmations des festivals ont parfois eu comme conséquence de niveler la création, de favoriser les esthétiques les plus énergiques, pompières ou gentiment pop au détriment d’une exploration et d’une recherche sonore auxquelles l’électronique est historiquement liée. Artistes, profitez de ce temps mort pour briser, au moins durant un temps, la règle des rythmes 4/4, des breaks convenus, des montées de caisse claire, des mélodies à siffloter, des envolés sonores dédiées aux foules des festivals, sans oublier le formalisme parfois creux et convenu de la musique dite expérimentale, pour explorer autre chose. Les grandes périodes de crises constituent de brusques accélérateurs de la création et de l’invention. »

« Les grandes périodes de crises constituent de brusques accélérateurs de la création et de l’invention. » Jean-Yves Leloup

Mais si les artistes semblent vouloir emprunter de nouvelles voies, jouer avec de nouveaux genres et intégrer « ces scènes dont j’ai parlé, celles de la musique électro-acoustique ou de l’art numérique, elle restent tout de même très cloisonnées, et il n’y aura pas de la place pour tout le monde”, continue le sociologue. Alors, de là à imaginer une reconversion massive des ​dealers ​de boum boum ​vers d’autres secteurs musicaux, il y a un pas à ne pas franchir trop vite : ​“Il ne suffit pas qu’un producteur habitué à faire de la techno décide de faire de l’ambient, par exemple, pour que son morceau soit immédiatement audible et lisible dans cette scène musicale ; il faut qu’il s’approprie des conventions esthétiques et s’insère dans certains réseaux, qu’il trouve un label, des bookings… S’il y a des changements de cap dans des carrières, ils se feront très lentement.”

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