La Sphère électronique : comment un groupe WhatsApp a permis l’union inédite de la scène française
Alors qu’ils se tiraient la couverture depuis trente ans, les différents acteurs de la scène électronique française (clubs, labels, organisateurs de free party, collectifs de la fête libre, festivals…) ont réalisé au printemps dernier un regroupement inédit au niveau national.
Face à la crise sanitaire qui a mis le secteur à genoux, ils ont fini par se rallier sous la bannière de la Sphère électronique, le nom du groupe WhatsApp où ils échangent, afin de se faire entendre par les autorités qui ont souvent tendance à les oublier. Et ça marche : après avoir décroché un rendez-vous avec la nouvelle ministre de la Culture Roselyne Bachelot, ils se sont assuré un fauteuil à la table des Etats généraux des festivals qui se sont tenus à Avignon les 2 et 3 octobre derniers, où étaient attendues des orientations vitales pour la survie du secteur culturel. Kevin Ringeval, membre du conseil d’administration Technopol et Camille Cabiro, cofondatrice du festival Bordeaux Open Air, tous les deux membres de la Sphère électronique, reviennent pour Tsugi sur l’histoire de cette Sphère qui commence à peser lourd.
Cet entretien a été réalisé en septembre 2020, avant que les Etats généraux des festivals aient eu lieu.
« Aujourd’hui, nous sommes plus de 160, avec beaucoup de producteurs de spectacles, la quasi-totalité des clubs français, des artistes, des labels, des journalistes… »
Quelle est la genèse de ce groupe WhatsApp ?
Kevin Ringeval : Il y a eu plusieurs phases. Durant le confinement, chez Technopol, on a tout de suite reçu des mails de différents acteurs sur le territoire qui commençaient à paniquer, parce qu’ils n’avaient plus de trésorerie. Nous nous sommes d’abord attelés à rassurer ces gens, puis à réfléchir au message à défendre devant les politiques pour les aider. En avril, Christophe Vix-Gras de l’équipe du Rosa Bonheur a créé un groupe WhatsApp et a invité Technopol et ses contacts à l’alimenter. Aujourd’hui, nous sommes plus de 160, avec beaucoup de producteurs de spectacles, la quasi-totalité des clubs français, des artistes, des labels, des journalistes… Dans la foulée, nous avons mis en place dès fin mai avec Technopol des cycles de réflexion en ligne, avec des chercheurs, sociologues et artistes comme Rone, Dave Clarke ou La Horde, intitulés “Danser demain”, pour réfléchir au futur et à la reprise.
Camille, depuis Bordeaux, vous avez tout de suite compris l’intérêt de ce groupe ?
Camille Cabiro : Oui, Bordeaux Open Air a rejoint l’appel des indépendants lancé par Nuits sonores quasiment dès le début, et on a découvert ce groupe un peu plus tard. A Bordeaux, nous sommes souvent éloignés des prises de décision. On en entend parler plus tard que les autres, alors que nous sommes tout autant concernés. Pouvoir être regroupés avec des acteurs au niveau national, c’est tout de suite intéressant.
Ce regroupement des acteurs de la musique électronique au niveau national est quelque chose d’inédit dans l’histoire de la scène française.
Kevin Ringeval : C’est vraiment une grande première. On voulait rassembler des acteurs issus de mondes complètement différents, des producteurs, des clubs, des gens de la free party… C’est dans cette optique que, le 31 juillet, nous avons publié une tribune dans Libération avec Michel Pilot, Eric Labbé, Jean-Paul Deniaud et David Asko, signée par 170 artistes et acteurs de la scène, dont Jean-Michel Jarre, Laurent Garnier, Vitalic, Pedro Winter… L’idée était d’alerter le ministère de la Culture sur la précarité des artistes et entrepreneurs du secteur. A la suite de cette tribune, j’ai décidé d’appeler ce rassemblement la “Sphère électronique”. Au centre de cette sphère, il y a nos valeurs communes, la musique, la danse, la nuit, l’inclusivité, la création. C’est un endroit où l’on vient échanger des idées, entre 160 acteurs de régions différentes sous la coupe de préfets différents, qui échangent des solutions.
« Au centre de cette sphère, il y a nos valeurs communes, la musique, la danse, la nuit, l’inclusivité, la création. C’est un endroit où l’on vient échanger des idées, entre 160 acteurs de régions différentes sous la coupe de préfets différents, qui échangent des solutions. »
Ce groupe réunit des scènes qui n’ont jamais vraiment su agir ensemble depuis trois décennies. Il aura fallu une crise sanitaire sans précédent pour y parvenir.
Kevin Ringeval : A un moment donné, il faut mettre de côté nos différences et se rassembler. On a en commun la musique, la danse, la nuit, on se partage les mêmes publics aussi. On n’oublie pas non plus que quasiment tous les programmateurs de clubs aujourd’hui en France sont des gens qui viennent de la free party. Nous sommes chacun un maillon d’une même chaîne.
L’objectif, c’est de devenir une sorte de syndicat de la musique électronique française ?
Kevin Ringeval : Ce n’est pas un syndicat, mais ça pourrait s’y apparenter. L’idée est de placer des représentants des musiques électroniques dans chaque discussion pour porter les idées de l’ensemble des acteurs du groupe WhatsApp.
La Sphère électronique a obtenu un premier succès rapidement, en décrochant un rendez-vous avec Roselyne Bachelot, la nouvelle ministre de la Culture. Qu’en est-il ressorti ?
Kevin Ringeval : Oui, on l’a vue le mois dernier, c’était un très bon rendez-vous. Notre message était de dire que si les musiques électroniques ont toujours été défendues par les syndicats de musiques actuelles, on se rend compte que ces syndicats parlent peu de nous, et qu’ils ne connaissent pas vraiment nos spécificités. Nous voulions aussi rappeler au ministère que nous ne faisons pas partie du monde des discothèques, qui sont rattachées à Bercy. Nous faisons travailler des artistes, des intermittents, des techniciens, nous payons la taxe sur le spectacle, donc nous appartenons pleinement au ministère de la Culture.
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Camille, à Bordeaux, quelles relations entretenez-vous avec les autorités locales ? Ce regroupement va-t-il vous permettre de peser plus sur les décisions ?
Camille Cabiro : A Bordeaux, les relations ont changé avec la nouvelle mairie écologiste. On repart sur de nouvelles bases et l’idée est d’être présent dans la culture à Bordeaux et dans l’agglomération. On sent que les politiques en place ont envie de faire appel aux acteurs déjà existants, d’avoir leur avis, et de proposer des choses en adéquation avec nos besoins. C’est aussi important pour nous d’avoir une vision plus nationale, pour voir ce qui se passe ailleurs et comment on pourrait l’intégrer chez nous.
Technopol va lancer sa première antenne en région Nouvelle-Aquitaine, dont le Bordeaux Open Air fera partie.
Kevin Ringeval : L’antenne Nouvelle-Aquitaine sera l’antenne pilote de Technopol en régions. Elle sera opérationnelle d’ici quinze jours, et une conférence de presse est prévue le 20 octobre pour le lancement officiel. Elle regroupe une vingtaine d’acteurs bordelais (We Are Rave, L’Entrepôt, Open Air, Le Hangar, I.BOAT, Parallel, Millésime Festival…). L’idée est de créer un maillage national, que Technopol soit moins « parisianiste », et qu’on ait des échos des régions, de manière à pouvoir défendre la cause de tout le monde. Pour la suite du déploiement, il y a déjà des velléités du côté du Nord et de Montpellier, avec l’objectif d’avoir une antenne par région. L’énergie et le temps qu’on ne dépense pas sur la production de la Techno Parade cette année, on la met dans cette initiative.
« On a l’intention de se battre pour être davantage respectés. »
Vous avez sécurisé une place aux Etats généraux des festivals, qui ont eu lieu à Avignon début octobre. Est-ce que vous pensez que vous auriez été invités si vous n’aviez pas demandé ?
Kevin Ringeval : Je n’en suis pas sûr. On a toujours eu du mal à exister. On voit bien que, depuis trente ans, nous avons été mis à l’écart et que nous n’avons pas été suffisamment bien représentés. Les syndicats de musiques actuelles font du beau boulot mais ils ont du mal à nous faire inviter à des endroits où l’on réfléchit.
Qu’est-ce que vous attendez de ces Etats généraux ?
Kevin Ringeval : On en attend beaucoup. On a l’intention de se battre pour être davantage respectés. On a envie que la culture soit repensée, que l’argent public soit redistribué de manière plus intelligente pour faire vivre un maximum de petits acteurs à même de créer de l’emploi à l’année, et que les sous ne soient pas toujours fléchés vers les gros festivals, qui sont des machines de communication pour les collectivités territoriales. On veut revenir à des petits formats de proximité et que la culture soit de nouveau créatrice d’emplois, c’est une vraie priorité. Il faut aussi que l’implantation de gros festivals cesse en France, et que ceux qui sont déjà en place arrêtent de grandir.
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