Reportage : pourquoi la jeunesse russe a tant besoin de fêtes extrêmes
Samedi 12 septembre, une cinquantaine de militaires fait irruption au RAF25, à Saint-Pétersbourg. Un dispositif impressionnant stoppant brutalement les clubbeurs présents cette nuit-là. Vivant sous le même régime depuis une vingtaine d’années, ils ne sont pas surpris par la violence de l’intervention. Face à l’habituelle politique répressive tantôt envers les clubbeurs, que les usagers de drogues ou que la communauté LGBTQIA+, tous mis dans un même sac, une poignée de jeunes russes se bat pour maintenir en vie les fêtes underground qui vont se pratiquer avec plus de force et de passion que nulle part ailleurs sur la planète. À Saint-Pétersbourg, les clubs ont rouvert début septembre et, malgré cet énième raid, le public n’envisage pas de s’arrêter de danser librement. Reportage sur place, là où le clubbing techno rime avec risques mais aussi militantisme.
Photos et texte par François Brulé
La scène peut paraître hors du commun et pourtant la jeunesse russe semble coutumière du fait. Samedi 12 septembre, le RAF25, un des principaux clubs techno de Saint-Pétersbourg, a été le théâtre d’une impressionnante opération militaire. Vers 1h du matin, alors que plusieurs centaines de danseurs chauffent le sous-sol de cet ancien abri anti-atomique, 50 policiers armés pénètrent dans l’établissement et mettent brutalement un terme à la fête. « Les forces de l’ordre ont gardé les invités pendant trois heures en nous empêchant même d’aller aux toilettes, déplore Philipp, l’un des fondateurs du lieu. De violentes insultes et menaces ont fusé envers notre public, notre staff et les DJs présents. »
Les raisons d’une telle intervention ? « Ce n’est sûrement pas lié à la Covid-19 puisque le gouvernement a mis fin au port du masque et aux gestes barrières dans les lieux publics », explique Philipp, qui continue de proposer des masques et du gel hydroalcoolique en libre-service. À l’entrée, les militaires mettent rapidement en place un laboratoire mobile dans lequel les clubbeurs sont soumis à des tests de dépistage de drogues. « Les officiers n’ont pas hésité à crier ou à devenir menaçants dès que quelqu’un refusait de se faire tester ou de donner son identité, ajoute le gérant. Certains membres de notre public ont même subi des violences physiques avant de se faire embarquer sans raison apparente… »
Ce genre de raid pourrait être considéré comme une coutume soviétique tant les forces de l’ordre ont pris l’habitude d’intervenir de la sorte. « Dès notre ouverture, nous nous attendions à connaître une telle situation un jour ou l’autre, confie Philipp. Cela a toujours fonctionné de cette manière en Russie. » Dès les années 90 et l’apparition des premières raves, le gouvernement a opté pour une politique répressive sans se priver d’un éventuel recours à la violence. Ce qui ne démotive pas pour autant la jeunesse à organiser la fête libre au fil des années.
« Cela a toujours fonctionné de cette manière en Russie. »
Quelques mois plus tôt, le RAF25 recevait, pour la première fois, une soirée Inwine. Il est bientôt 7h du matin, dans le fin fond du district de Kalinine, au nord de Saint-Pétersbourg. Le jour se lève sur l’ancienne capitale russe recouverte d’un fin manteau de neige digne d’un doux mois de février. À 8 mètres sous terre, Ogmah, jeune DJ français, s’apprête à retourner le dancefloor du bunker anti-atomique construit par l’URSS reconverti en club underground. Depuis minuit, près de 300 jeunes russes transpirent à grosses gouttes en dansant sur une techno extrême et brutale dans ce sous-sol datant de la Guerre froide. Des mouvements saccadés dignes de pantins désarticulés accompagnent les sonorités métalliques de la musique. Les têtes en l’air face au plafond en béton armé, les yeux fuyants, il est difficile d’attraper le regard de quelqu’un. Du samedi soir jusqu’au dimanche midi, les imperturbables fidèles de RAF25 s’envolent ailleurs. Totalement coupées du monde extérieur, ces nuits font office d’exutoire pour une jeunesse en quête de perspectives.
En quête de l’extrême
« Plus que dans n’importe quel pays, nous avons désespérément besoin d’une expérience clubbing libre de tout préjudice et de toute discrimination, explique Philip, un des fondateurs de RAF25. Notre club fonctionne comme une microsociété avec ses propres codes, dans laquelle la hard techno se trouve être un des styles les plus appropriés. » En témoigne la performance d’Ogmah, oscillant entre hardcore et techno indus. Cloîtré au fond du bunker derrière des barreaux, le fondateur du label Askorn Records signe ici sa première date internationale. « Le public est aussi fou que bienveillant. J’ai jamais vu ça ! », lâche-t-il encore en nage à la sortie de son set. Entouré de la tête d’affiche WNDRLST et du local de l’étape TRSKY sur le line-up, Ogmah tire son épingle du jeu grâce à quelques tracks gabber qui font forte impression dans la foule. Lorsqu’il balance le fameux « Bim Bim » d’Evil Grimace, hymne du crew frapcore Casual Gabberz, cinq danseurs du premier rang, au look de cyberpunk soviétique, grimpent sur les subwoofers et sautent dans tous les sens. Leurs tenues en latex noir s’accompagnent de grandes chaînes en métal brillant sur leurs peaux nues toutes tatouées. L’excitation se révèle contagieuse. Tout le public s’embrase. « Il y a une vraie proximité avec les gens. Après mon set, plusieurs personnes m’ont remercié d’avoir joué ce genre de tracks », s’étonne le DJ. À croire que plus la musique est extrême, plus les Russes apprécient. Si l’obscurité domine sur le dancefloor du RAF25, éclairé par quelques stroboscopes de lumière blanche, des sourires se devinent sur les visages à chaque kick sortant des énormes caissons. « Ce son dur plaît beaucoup ici. La jeunesse se retrouve autour de cette musique. Ce n’est pas simplement un goût musical, mais un véritable style de vie pour certains », explique fièrement Alexander, promoteur des soirées Inwine.
« Plus que dans n’importe quel pays, nous avons désespérément besoin d’une expérience clubbing libre de tout préjudice et de toute discrimination. »
« Il reste encore du chemin à parcourir… »
Entre ces murs, la communauté LGBT s’exprime pleinement. Ce qui n’a pas toujours été le cas dans un pays qui a attendu 1993 pour décriminaliser l’homosexualité masculine, et de toute la Russie, « Saint-Pétersbourg est une des villes les plus tolérantes », constate Margarita, habituée du RAF25. Avec son meilleur ami Maxim, ils arpentent les hauts lieux de la nuit saint-pétersbourgeoise. Ce dernier ne craint pas d’y afficher son homosexualité. « Ici, la scène club se montre très ouverte, tant pour les lieux revendiqués LGBT que les autres », remarque le jeune homme. Un climat sain qui n’est pas autant présent à Moscou, où le Central Station, le plus grand club gay, est souvent attaqué par des militants d’extrême-droite. Malgré l’homophobie ambiante, des soirées queer ont fait leur apparition ces dernières années. Très excentriques, les Loshadka s’organisent en marge, dans des lieux plus restreints. Elles célèbrent la liberté sexuelle et donnent lieux à de folles réjouissances.
« Ce son dur plaît beaucoup ici. La jeunesse se retrouve autour de cette musique. Ce n’est pas simplement un goût musical, mais un véritable style de vie pour certains. »
À Saint-Pétersbourg, le RAF25 est régulièrement le théâtre de tels événements en collaboration avec Pose ou encore Popoff Kitchen. « Offrir un espace libre à la communauté est l’un des objectifs fondamentaux de notre lieu, pose Philipp, le gérant du club. Même si les habitants des villes sont généralement tolérants, il reste encore du chemin à parcourir… » Avec Valentine en tant que physio et Igor à la communication, ils souhaitent apporter un esprit réunissant la brutalité soviétique du lieu et les valeurs de partage de la communauté qui le fréquente. « Nous interdisons aux gens de prendre des photos. RAF25 doit garder sa part de mystère », estime Valentine, planté derrière la porte blindée de l’entrée. Pour la trouver, il faut connaître le quartier. Dissimulée au cœur d’une zone d’activités, dans le district de Kalinine, au nord de Saint-Pétersbourg, l’entrée du club n’est autre qu’un petit abri en béton d’à peine plus de 10m2 de surface. De l’extérieur, seules les quelques empreintes dans la neige indiquent qu’il se passe quelque chose derrière cette porte massive. Personne ne se doute qu’elle renferme un escalier en béton armé menant à un club à huit mètres sous terre. Tant de précautions prises pour faire la fête librement sans trop attirer l’attention des autorités.
Qu’ils se revendiquent LGBT ou non, ces lieux alternatifs sont toujours soumis à une répression de la part du gouvernement. Lancée en 2018 dans la ville industrielle de Petrozavodsk, le concept de soirées Inwine migre pour la première fois au RAF25, à Saint-Pétersbourg, ce 15 février. « Dans notre ville d’origine, les forces de l’ordre voulaient nous attraper. Nous vivions dans la peur. Nous communiquions les informations six heures avant pour ne pas se faire choper », se souvient Alexander. Le rapport de force entre autorités russes et soirées underground ne date pas d’hier. À Moscou, le 6 août 2017, le public du club Rabitza voit des policiers armés et habillés en civil débarquer à 8h du matin. Ils immobilisent les clients et le personnel du club avec beaucoup de violence. Huit membres du staff se font arrêter. Seul Ivan Radzievsky, un des fondateurs, est mis en cause « pour une affaire de stockage de drogue », selon le site culturel russe The Village. Il est finalement relâché avec interdiction de quitter Moscou pendant plusieurs jours. Après cette triste fin – certains clients assurent avoir rarement vu une intervention aussi violente – le club annonce sa fermeture en expliquant que « l’adresse actuelle ne peut plus garantir la sécurité de tous lors des événements ».
« Dans notre ville d’origine, les forces de l’ordre voulaient nous attraper. Nous vivions dans la peur. »
En juillet 2018, le journaliste Aleksey Pavperov publie une enquête pour Meduza sur les techniques d’intervention des forces de l’ordre dans les raves en Russie. D’après son travail, il n’est pas rare que des militaires s’y infiltrent sans prévenir. En témoigne l’exemple du festival Port: Off à Saint-Pétersbourg en février 2018. Plusieurs policiers en civil se fondent dans la foule, choisissent quelques clubbeurs puis les emmènent dans une succursale, dans laquelle ils sont soumis à un test de dépistage d’alcool et de drogues. Les tentatives de refus laissent place à des passages à tabac, des peines d’emprisonnement ou des amendes s’élevant jusqu’à 4 000 roubles. Ces raids, déjà mis en place dans les années 90, peuvent donner lieu à l’interruption de la manifestation. Le promoteur Sergey Sergeyev en a été témoin au club Griboedov en 1998 à Saint-Pétersbourg. Selon lui, à l’époque, il s’agissait de violence gratuite pure et dure. « Les visiteurs ne bénéficiaient d’aucun mandat de perquisition, explique-t-il. Ils ont pris tout ce qui avait une valeur réelle : argent, cassettes vidéo, alcool. Tout avait été volé ! »
Le Клуб (comprenez « club »), situé dans une ancienne usine de chemins de fer, aura été, pendant un an à peine, le lieu de prédilection de la communauté techno et LGBT de Saint-Pétersbourg. Aussi surnommé Kisloty, qui signifie « acide », ce club DIY a fermé ses portes après une dernière fête de 60 heures, du 24 au 27 mai 2018. Désormais, l’équipe de Sasha Tsereteli, l’ancien gérant, continue de faire vivre Kisloty sous forme de label uniquement. L’artiste Schacke lui dédié l’un des bangers techno de 2019.
« Le RAF25 reste ouvert ! »
Aujourd’hui, RAF25 et Blank, un ancien arsenal également transformé en club, représentent les deux principales possibilités de soirées underground à Saint-Pétersbourg. Ces établissements évitent de faire parler d’eux car ils savent à quoi s’en tenir. Après l’action policière du samedi 12 septembre, l’équipe de RAF25 ne baisse pas les bras. Bien au contraire. « Ils n’avaient aucune raison de lancer ce raid, estime Philipp. Une telle intervention est totalement illégale. D’après nos avocats, il n’y a aucune base juridique pour la moindre sanction. Le RAF25 reste ouvert ! »
En appliquant une politique aussi ferme sur le monde de la nuit, le gouvernement ne serait-il pas en partie responsable de l’apparition de ces fêtes extrêmes ? Les protagonistes de cette culture attendent un changement du rapport qu’ils entretiennent avec les autorités. Fatigués de jouer au chat et à la souris pour organiser leurs événements, ils espèrent davantage de dialogue et moins de répression. En attendant la moindre évolution, Philipp continue et n’en démord pas. « La gestion d’un club comme RAF25 peut être considérée comme une forme d’activisme par les autorités et c’est exactement pour cette raison que ça en vaut la peine ! »