D’où vient l’incroyable vitalité de la nouvelle scène jazz UK ? De Tomorrow’s Warriors
La scène jazz anglaise est en ébullition depuis plusieurs années, portée par des artistes d’une grande diversité : on y voit notamment des femmes ou des musiciens noirs revendiquant leurs origines africaines. Et cette diversité a sans doute à voir avec le programme Tomorrow’s Warriors, fondé en 1991 à Londres, qui a formé un grand nombre de ces artistes comme Shabaka Hutchings, Kokoroko ou Nérija.
Update 09/09 : Tomorrow’s Warriors a lancé le 20 août dernier un appel aux dons via le site GoFundMe, intitulé #IAMWARRIOR2020. Avec un objectif de 100 000£, il vise à couvrir la moitié des frais annuels du programme, afin de conserver sa gratuité d’accès malgré la crise sanitaire. Un premier appel avait déjà été lancé en octobre 2018, et s’était clos en septembre 2019 avec 119 753 £ récoltés.
« Plus de diversité offre plus de perspective sur ce qui nous entoure. » Shabaka Hutchings
« C’est important que les jeunes musiciens noirs de toute la diaspora [africaine] jouent et apprennent le jazz. Cela fait partie de notre histoire. » Sheila Maurice-Grey le sait, la musique a besoin de diversité. Et elle en est une parfaite incarnation, dans le milieu du jazz anglais, en tant que femme noire, leader du groupe Kokoroko et trompettiste du groupe féminin Nérija, ou plus ponctuellement pour Little Simz. Ces dernières années ont vu émerger de nombreux artistes capables de dépoussiérer le jazz pour en offrir une version moderne. Plus largement, nombre d’entre eux représentent un visage nouveau dans un genre devenu très blanc et bourgeois. En l’hybridant avec la musique électronique, la musique africaine ou le hip-hop, ces artistes ont su s’adresser à un nouveau public. Car le jazz semble être redevenu une musique de club.
En 2018, ce renouveau s’est révélé au monde entier grâce à la compilation We Out Here, parue sur le label de Gilles Peterson, Brownswood Records. Elle a instantanément placé les noms de Kokoroko (avec le track qui fit un carton sur YouTube avec plus de 38 millions de vues actuelles, grâce à la magie de l’algorithme), Moses Boyd, Ezra Collective, Nubya Garcia (autre membre de Nérija) ou Joe Armon-Jones dans le paysage musical. Le disque a été dirigé par le saxophoniste Shabaka Hutchings, lui-même figure majeure du jazz contemporain, à travers ses différentes formations : Shabaka And The Ancestors, The Comet Is Coming ainsi que les Sons Of Kemet. Chacun de ces artistes se réapproprie à sa manière l’histoire du jazz, approfondissant tantôt ses origines africaines ou ses rapports aux autres musiques afro-américaines. « Plus de diversité offre plus de perspective sur ce qui nous entoure », souligne Shabaka. Mais tous ces artistes ont un autre point commun : ils ont, à un moment ou un autre, intégré le programme Tomorrow’s Warriors.
Ce que Tomorrow’s Warriors n’est pas : une école
« Si vous regardez la plupart des musiciens de jazz noirs qui ont émergé ces 15 ou 20 dernières années [en Angleterre], ils auront tous, à un moment, un lien avec Tomorrow’s Warriors », explique le saxophoniste. Fondé en 1991 par le contrebassiste Gary Crosby et Janine Irons, ce programme a changé la face du jazz anglais, en y apportant une diversité nouvelle. Il consiste au départ en des jams sessions ouvertes à tou·te·s, entièrement gratuites. L’objectif est de permettre à de jeunes musiciens n’ayant pas les moyens d’accéder à une formation coûteuse de pouvoir apprendre le jazz, et d’espérer accéder à un statut professionnel. Et tout simplement de prendre plaisir à jouer au sein d’un collectif.
Le programme connaît un succès croissant, et se structure petit à petit, en particulier grâce à Janine Irons, co-directrice de Tomorrow’s Warriors. « Il arrivait tellement de jeunes musiciens qu’ils remplissaient la salle » s’amuse-t-elle. Selon Gary, les groupes sont passés d’environ sept ou huit musiciens à une vingtaine. Et ce malgré la création de plusieurs orchestres en plus des jams sessions : le Nu Civilization Orchestra, véritable vitrine de Tomorrow’s Warriors, lancé en 2008, mais aussi des groupes féminins ou destinés aux plus jeunes (à partir de 11 ans), inaugurés en 2009.
Mais qu’est-ce qui explique le succès de ce programme ? Pour commencer, il y a une chose que Tomorrow’s Warriors n’est pas : une école. « C’est justement parce qu’il n’y a aucun équivalent qui soit proposé à l’école que nous avons démarré ce projet », souligne Gary Crosby. Chacun participe comme il en a envie, d’autant plus que tout reste, encore aujourd’hui, totalement gratuit. Le programme se finance essentiellement grâce à une subvention de l’Arts Council England, ainsi que grâce à des dons et investissements. « Si nous n’étions pas gratuit, nous passerions à côté de nombreux jeunes talents » explique Janine Irons. Les musiciens sont d’ailleurs accompagnés bien au-delà de l’apprentissage musical. Sheila Maurice-Grey raconte avoir obtenu sa première trompette grâce au soutien financier des Warriors, qu’elle a rejoint à 18 ans. Plus encore, l’objectif du programme est de permettre aux artistes de s’insérer dans le circuit professionnel et signer des contrats. « Je suis un musiciens de jazz assez connu dans les salles londoniennes », explique Gary. « J’ai accès aux gérants de clubs et aux personnes déjà engagées dans l’industrie musicale. »
« C’est justement parce qu’il n’y a aucun équivalent qui soit proposé à l’école que nous avons démarré ce projet. »
L’objectif de tout ceci est extrêmement clair : amener plus de diversité dans le jazz. « C’est la raison d’être de Tomorrow’s Warriors », appuie Janine. « Les personnes de différentes origines ethniques ne pouvaient pas s’investir dans le monde des arts comme ils le voulaient ». Cela passe par la gratuité du programme, mais aussi par de la prospection dans les différentes communautés de Londres. L’idée est ensuite de créer un cercle vertueux : les anciens participants deviennent des modèles pour les plus jeunes. L’accent est mis en particulier sur la diaspora africaine et les femmes, très présents dans la population anglaise, mais relativement absents du milieu jazz. Pour Shabaka, « les ateliers des Tomorrow’s Warriors étaient plus inclusifs. Il n’y a pas que des musiciens noirs, mais c’est un bon mélange de tous les différents milieux socio-économiques. Si tu t’intéresses au jazz et que tu es noir, rejoindre le programme est ce qu’il y a de plus naturel. C’était une évidence quand je les ai rejoints [en 2002, à 18 ans, ndr]. »
Once a Warrior, always a Warrior
Par ailleurs, pour construire un environnement propice au développement des artistes, il fallait avant tout construire une communauté. Pour Gary, « il n’y a aucune barrière », que ce soit à l’entrée du programme ou entre ses participants, qu’ils soient enseignants ou élèves. « Personne ne m’appelle Monsieur Crosby. Je m’appelle Gary. » Selon Sheila Maurice-Grey, « tout le monde peut parler et échanger librement, exprimer et partager ses opinions ». C’est cet espace de dialogue qui permet aux élèves de s’épanouir, et ensuite de revenir. « Je ne sais pas si on peut dire qu’on finit ce programme » explique Sheila. Tel est le slogan du programme : « Once a Warrior, always a Warrior ». Ainsi, lorsqu’un élève a achevé son apprentissage, il va lui-même diriger les séances et transmettre son expérience à une nouvelle génération. Si Shabaka, pris par sa riche carrière, n’a pas eu l’occasion d’y revenir, Sheila, elle, a pu diriger différents orchestres au sein du programme.
Mais ce slogan indique aussi une communauté qui va perdurer au-delà des murs de ces ateliers. Professeurs comme élèves vont jouer ensemble. Ainsi, Shabaka a pu faire ses armes au sein du groupe de Soweto Kinch, lui-même passé par le programme, avant de former les Sons Of Kemet avec le tubiste Theon Cross. Le premier album de Moses Boyd, qui a fait forte impression en février dernier, voit apparaître Joe Armon-Jones et Nubya Garcia, et même Gary Crosby. On pourrait continuer longtemps la liste de ces échanges, sans oublier les groupes formés au sein même du programme. Nérija est ainsi une émanation du Female Orchestra, tandis que les membres d’Ezra Collective ont démarré ce projet au sein de Tomorrow’s Warriors.
Difficile de dire en détail comment cette communauté se tient si soudée. « Ça m’a toujours paru très organique, je n’ai jamais senti que cette proximité était forcée », relate Shabaka. Mais peut-être la réponse tient-elle tout simplement à la personnalité des deux directeurs. Pour Sheila, « Gary et Janine sont deux personnes totalement désintéressées, qui ont beaucoup donné pour perpétuer l’héritage de la musique jazz et de la musique noire en Angleterre ». Leur dévotion et leur sincérité donne le ton pour l’entièreté du programme et favorise cette proximité entre tous les musiciens. « C’était toujours de l’instinct », affirme Janine. Ils ont toujours agi selon un sens de la justice, « ce qui doit être fait ». « Ce qui était un simple amour de la musique, commence-t-elle, est devenu une responsabilité » conclut Gary, dans un bel exemple de complicité. « Si je n’étais pas passée par Tomorrow’s Warriors, je ne serais pas musicienne aujourd’hui », affirme Sheila.
Apprendre les bases pour construire le son du futur
Dernier ingrédient de cette communauté : la neutralisation des egos. En écoutant le jazz avant-gardiste de Moses Boyd, ou les influences rap et africaines dans Sons Of Kemet, on pourrait penser que Tomorrow’s Warriors est un lieu de modernité. Il n’en est pourtant rien : Gary apprend aux jeunes la plus pure tradition du jazz américain. En écoutant les représentations du Nu Civilization Orchestra, le classicisme de ce qui est joué est frappant. Si les participants ont ensuite développé un son bien plus moderne, c’est, selon Gary, car « ils se sont sentis autorisés de s’approprier le genre ». C’est encore une fois une histoire de diversité : « Chaque génération veut avoir sa propre voix, son propre son », souligne Sheila. Pour permettre ce développement, Gary a dû « mettre [son] ego et [ses] croyances sur ce qu’est le jazz de côté ». Le rapport direct entre enseignants et jeunes permet à chacun d’apprendre de l’autre. La diversité des participants implique que chacun arrive avec son propre bagage musical, et la dimension communautaire de Tomorrow’s Warriors permet à ses musiciens de s’approprier l’histoire du jazz, de l’hybrider à son propre parcours, mais aussi de confronter leur vision à celles des autres. Comme l’explique Shabaka, « lorsqu’une communauté se forme, c’est là que la musique va finir par développer un flow unique ».
« Ils se sont sentis autorisés de s’approprier le genre. »
Et après bientôt 30 ans d’existence, la communauté de Tomorrow’s Warriors a fini par trouver le sien. Car il faut le reconnaître : Gary et Janine ont gagné leur pari. Au départ, selon eux, il n’y avait qu’eux pour pousser cette diversité. Aujourd’hui, toute une nouvelle économie permet aux jeunes musiciens de jazz de s’épanouir. Le meilleur symbole de cette victoire est le parcours du label Dune. En 1997, Gary et Janine créent ce label afin de permettre à leurs musiciens d’être publiés. Le troisième disque de leur catalogue, Be Where You Are de Denys Baptiste, est nommé aux Mercury Awards, la plus prestigieuse récompense du jazz anglais. Après une autre nomination en 2003, l’activité du label est finalement interrompue en 2007 : « À ce moment là, d’autres acteurs arrivaient sur le marché. Il y a eu plus d’organisateurs de concerts et de labels, les majors ont commencé à s’y intéresser. Nous n’avions plus à tout faire », explique Janine.
Parmi ces nouveaux arrivants, le label de Gilles Peterson, Brownswood Records, fondé en 2006, qui a attiré l’attention sur cette scène encore émergente avec la compilation We Out Here en 2018. Shabaka, curateur du projet, voulait « juste faire un instantané de la jeune scène jazz de Londres. Et il s’avère que beaucoup des jeunes musiciens les plus intéressants viennent de Tomorrow’s Warriors. » Depuis, Kokoroko et le pianiste Joe Armon-Jones ont rejoint ce label. De son côté, Shabaka sort la plupart de ses disques sur le label jazz Re:freshed, également organisateur d’une importante résidence artistique à Londres. On y retrouve également Theon Cross et Nubya Garcia. Mais des acteurs plus inattendus sont arrivés dans cette scène, comme Domino, label surtout connu pour les groupes de rock Franz Ferdinand ou Arctic Monkeys ou l’electronica de Jon Hopkins. En 2016, pourtant, le septet féminin Nérija, où joue Sheila Maurice-Grey, y publiait un premier EP, suivi d’un album en 2019. Et ce n’est pas encore fini, selon Janine. « C’est un marché en développement, certes bien plus important qu’à nos débuts, mais je pense que le meilleur est encore à venir. »
« Le meilleur est encore à venir. »
Il aura donc fallu presque trente ans à Tomorrow’s Warriors pour accomplir sa mission. Il est possible qu’un renouveau du jazz ait pu se produire sans eux. Mais le programme a radicalement changé le visage et le son de cette scène, c’est certain. Les efforts de Gary et Janine ont permis de mettre en lumière des musiciens noirs, féminins, mais également de leur donner suffisamment de connaissances et de confiance pour s’imposer dans ce milieu. « Quand nous regardons cette nouvelle scène, nous voyons l’impact que nous avons eu. Et cela nous remplit de joie », conclut Janine. « J’espère que Tomorrow’s Warriors pourra continuer encore trente ans de plus, et avoir encore plus d’impact. »
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