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Clip de "Black Lives Matter" de DAX
23 juin 2020

Comment Black Lives Matter a profondément changé la musique américaine

par Brice Miclet

Depuis la mort de George Floyd le 25 mai 2020, la musique américaine est aux avant-postes de la contestation. Par la prise de parole publique des musiciens, certes, mais aussi par leur impressionnante capacité à fournir une bande-son au mouvement en seulement trois semaines. Si une telle réactivité est aujourd’hui possible, c’est que Black Lives Matter a, dès 2013, amorcé un changement radical dans le paysage musical américain.

« C’est l’entertainment qui a du mal à rester à sa place devant l’aberration de la situation. »

« Je ne voulais pas venir, et je ne veux pas être ici. » Lorsque Killer Mike démarre son discours poignant à la conférence du maire d’Atlanta le 29 mai dernier, appelant la population à ne pas brûler la ville et les autorités à faire les bons choix, l’émotion crève les yeux. Cela fait six jours que George Floyd est mort lors de son arrestation par des policiers de Minneapolis, six nuits que des émeutes éclatent et que les rassemblements grossissent dans tout le pays. Par cette prise de parole, le rappeur de 45 ans illustre à lui seul la place cruciale que les artistes ont acquis dans la conscience collective américaine durant la seconde moitié du XXe siècle. Un rôle essentiel qui pousse depuis maintenant huit ans un nombre croissant de musiciens à embrasser la contestation et l’activisme nés du mouvement Black Lives Matter. La période que nous vivons aujourd’hui en est une nouvelle preuve.

 

Le premier album d’envergure

Mais en huit ans, les choses ont changé. Ce qui frappe d’emblée aujourd’hui, c’est l’incroyable réactivité qui caractérise ces prises de position. En quelques jours, des rappeurs se sont retrouvés porte-parole, des pop stars ont défilé contre les violences policières et le racisme systémique. Mais surtout, Black Lives Matter est un pourvoyeur de créativité. Par la rage, le besoin d’affirmer, ou par solidarité, de très nombreuses chansons ont vu le jour en réaction au meurtre de George Floyd. Cette réactivité est le fruit d’un long processus de prise de conscience et de remise en question du statut d’artiste qui bouillonne dans les esprits depuis plusieurs années.

Depuis l’été 2013 pour être exact, date à laquelle le mouvement Black Lives Matter est né pour ensuite, très vite, influencer la musique américaine. Le premier album d’envergure à en être profondément imprégné est très certainement Black Messiah de D’Angelo. Cette pochette composée de mains noire levées, est la façade qui cache un projet où se croisent des discours du porte-parole de la Nation of Islam, Khalid Abdul Muhammad (sur le titre « 1000 Deaths« ), et des titres puissants tels que « The Charade », ou dotés d’un double-sens comme « Till It’s Done« . D’Angelo délaisse son statut de chanteur sensuel acquis à l’aube des années 1990, politise sa musique comme Marvin Gaye avait pu le faire en 1971. Dans son sillage, d’autres poids lourds suivent, notamment Alicia Keys et son titre « We Gotta Pray« , ou J Cole avec « Be Free« .

 

Les Grammys et le Superbowl pris d’assaut

Ce qui frappe, c’est qu’une majeure partie de ces grands noms, comme leurs homologues, avaient globalement délaissé l’aspect politique de leur art. On a reproché à bien des artistes noirs d’avoir blanchi et leur musique, et leurs propos. Avec Black Lives Matter, tout change, surtout après que Kendrick Lamar ne sorte son album To Pimp A Butterfly en 2015, contenant le single « Alright », l’un des hymnes du mouvement encore aujourd’hui. Avec lui, c’est la colère des noirs américains qui entre aux Grammy Awards (11 nominations pour l’album), cérémonie historiquement très critiquée pour favoriser les artistes blancs. Ce n’est pas rien, loin de là.

Et puis, il y a eu Beyoncé. Lors de la mi-temps du cinquantième Superbowl en février 2016, elle interprète son single « Formation » dans une esthétique rappelant celle des Black Panthers, choquant les éditorialistes et les politiques conservateurs. Si bien que des observateurs ont vu dans son virage une certaine forme d’opportunisme ; son album Lemonade, sorti deux mois plus tard, ne laisse aucun doute quant à sa volonté de casser son image de diva pop pour celle d’une artiste en phase avec son époque. Dans le clip de « Formation », d’une puissance folle, on la voit se référer aux clichés colonialistes, revendiquer une fierté physique noire, s’allonger sur une voiture de police immergée dans les eaux qui ont envahi la Nouvelle-Orléans lors de l’ouragan Katrina.

« Parce que tout s’embrase, la musique suit. »

 

De Nina Simone à Public Enemy

On pourrait, des lignes et des lignes durant, énumérer les projets traduisant cette tendance. Il y aurait le titre « Black » de The-Dream, qui délaisse un R&B crooner pour exprimer sa prise de conscience de ce qu’être noir peut signifier aux États-Unis, la chanson « Hanging Tree » d’Elijah Blake, qui reprend le thème développé dans « Strange Fruit » de Billie Holiday (1939), le clip de « Close Your Eyes » de Run The Jewels. Il y aurait également le carton de « This Is America » de Childish Gambino en 2017, l’album A Seat At The Table de Solange… Il est important de retenir que grâce à Black Lives Matter, l’activisme musical ne pénalise plus un artiste. La prise de position, les thématiques, sont intégrées à la pop culture américaine, et le tour de force, le changement par rapport aux débuts des années 2000, est colossal.

Certes, par le passé, la ségrégation, les résidus esclavagistes et le racisme institutionnalisé ont enfanté de forts courants musicaux, d’artistes phares. Marvin Gaye, cité plus haut, a fait entrer la soul music dans une esthétique commerciale plus consciente grâce à son album What’s Going On en 1971. Avant lui, en 1964, Nina Simone chantait le titre « Mississippi Goddam » en réaction à l’assassinat du leader de la lutte pour les droits civiques Medger Evers. La Great Black Music, terme musical politique, a réuni sous sa bannière le jazz, l’afrobeat, le funk, la soul. La liste des artistes noirs engagés, de James Brown à Curtis Mayfield en passant par le rap de Poor Righteous Teachers, Public Enemy ou X-Clan, est interminable.

 

« I can’t breathe »

Ce background est important, et doit être rappelé. Car il permet de mieux cerner le processus qui mène aujourd’hui les artistes à se porter à la tête de la contestation suite à la mort de George Floyd. Aujourd’hui, il n’y a plus d’hésitation, la question des retombées commerciales ne se pose plus. On a même vu Taylor Swift appeler à voter contre Donald Trump aux prochaines élections, elle qui avait pourtant, durant la première partie de sa carrière, conquis un public plutôt blanc et conservateur, portant sur elle l’image de l’Américaine modèle. Depuis Black Lives Matter, elle prend ce dernier à contre-pied, et ce n’est pas anodin.

Puisque la production musicale s’accélère d’une part via la démocratisation constante des outils de composition et d’autre part via la prolifération instantanée de l’information, la musique se fait chronique de son temps. On a beaucoup parlé du nouvel album de Run The Jewels, RTJ4, sorti le 3 juin dernier, soit une semaine après le drame de Minneapolis. Dans le titre « Walking In The Snow », ils scandent : « And everyday on evening news they feed you fear for free / And you so numb you watch the cops choke out a man like me / And ’til my voice goes from a shriek to whisper, ‘I can’t breathe’ », reprenant les dernières paroles prononcées par George Floyd avant son décès. Pourtant, il s’agit d’un morceau composé l’an dernier, en référence à la mort d’Eric Garner, décédé en 2015 dans des circonstances similaires. Lui aussi criait « I can’t breathe » avant de mourir. Quoi qu’il en soit, RTJ4 est devenu en quelques jours le principal album accompagnant le mouvement actuel.

 

L’urgence de dire les peurs

Parce que tout s’embrase, la musique suit. En seulement trois semaines, les manifestations bénéficient déjà d’une bande-son pléthorique. La puissance du titre « Otherside Of America » de Meek Mill, qui sample la voix de Donald Trump, celle du « Black Lives Matter Freestyle » posté par LL Cool J sur ses réseaux, l’émotion de « I Can’t Breathe » de la chanteuse H.E.R., ou le boom-bap posé de Lil B sur « I Am George Floyd« . Dans leur immédiateté, dans leur vitesse de composition et de diffusion, tous sonnent comme un besoin urgent de dire les peurs d’une majorité des noirs américains, de ne pas se contenter au simple entertainment. « FTP » de YG, « They Don’t » de Nasty C & T.I, et « 2020 Riots : How Many Times » de Trey Songz sont aussi de la partie.

Oui, il faut évidemment prendre en compte la masse de l’indignation, qui va jusqu’à connaître un écho sans précédent en France. Mais cette vitalité d’engagement, cette libération de la parole musicale ne s’est pas faite en un jour. Ce que nous vivons aujourd’hui, ce qui pousse par exemple plusieurs acteurs majeurs de l’industrie musicale à stopper leur activité pendant une journée en soutien à la contestation, ou à réfléchir activement au terme réducteur d’urban music, est le fruit d’un long cheminement. C’est l’entertainment qui a du mal à rester à sa place devant l’aberration de la situation. C’est aussi peut-être, parfois, la peur d’être du mauvais côté de l’histoire. Dans tous les cas, c’est le signe du vent qui tourne, du rapport de force qui peut être inversé.

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