Que sont devenus les clubbeurs, grands oubliés du confinement ?
Depuis le début de cette crise sanitaire, on s’inquiète pour le milieu de la culture. Les artistes, intermittent.e.s, opérateurs culturels sont au centre de la problématique, mais un acteur pourtant essentiel de ce monde merveilleux semble oublié : le public. Privé.e.s de fête, de décibels et de sueur collective, que deviennent les clubbeuses et les clubbeurs, celles et ceux qui vivaient leur semaine en attendant le week-end ?
Toutes les photos sont de Evan Lunven
Pendant plus de deux mois, aucun mur de club ou de salle de concert n’a vibré au son des lives, aucun sol n’a tremblé sous les pieds du public. Si Internet tente de devenir le nouveau temple de la fête, il peut encore repasser pour effacer des mémoires les souvenirs de la fièvre qui nous gagnait, une fois plongé.e.s dans la musique, baigné.e.s par la foule. Car oui, la culture ne serait pas vivante sans son public. Un public qui, du jour au lendemain, a dû apprendre à vivre sans ces shots d’énergie hebdomadaires, a dû revoir ses habitudes qui constituent en fait, un réel mode de vie.
« Ma première pensée a été : ‘putain l’Awakening, putain Pano…' ». Comme de nombreuses personnes à l’annonce du confinement, François a vu ses plans de festivals partir en fumée. Cet accro à la musique électronique avait pour habitude de sortir tous les week-ends. « C’est fou comment notre cerveau est conditionné. On passe nos semaines à penser à l’événement du week-end, on vit au rythme des derniers jours de la semaine et au final, les mois passent à un vitesse monstre”.
Avec le confinement, l’horizon s’est soudainement transformé en néant et il ne restait plus que les tâches du lendemain sur lesquelles se projeter. « On a remarqué trois types de profils, ou plutôt trois phases chez le ou la teuffeur.euse pendant ce confinement, explique Émilie, co-fondatrice du collectif Soeurs Malsaines. La première était la difficulté à accepter l’idée de vivre sans teuf et le refus de toutes les alternatives 2.0. La deuxième s’est traduite par la compensation du manque par d’autres activités comme le sport, la cuisine et la consommation de livestreams. Enfin, pour beaucoup, la situation a provoqué des remises en question et des prises de conscience, notamment au niveau de la consommation de drogues par exemple ».
Pour Quentin et sa clique, le premier réflexe après avoir écouté le discours d’Edouard Philippe le 13 mars dernier, a été d’enfiler leur veste. Direction l’hypercentre de Rennes afin de profiter d’une dernière nuit de fête. « Au lieu de s’alarmer sur la gravité de la situation sanitaire, on s’est immédiatement inquiété de tout ce à quoi on allait devoir renoncer, se rappelle le jeune actif de 26 ans. Le début du confinement a vraiment été sombre. J’étais en réel manque de son, d’esprit collectif et de rencontres, continue-t-il. Sans compter l’annulation progressive des festivals… « C’est déprimant de se dire qu’on va être privé des plus beaux moments de l’année. Un été de festivals, ça vaut de l’or, surtout à 26 ans ! »
« J’ai littéralement rêvé d’être en teuf techno »
Pour celles et ceux qui prônent « la teuf à poil » au sein du collectif Soeurs Malsaines, la teuf incarne certes une échappatoire, une déconnexion presque féerique, mais représente aussi une parenthèse permettant de prendre du recul sur le quotidien. « Ce n’est pas forcément une addiction mais surtout un mode de vie, affirme Émilie. Sérotonine, endorphine, dopamine, dans un certain sens, la teuf est une drogue car elle fait du bien, elle provoque satisfactions, palpitations, vibrations, poursuit-elle. Le mélange des corps, l’absorption des énergies, les rencontres, il est clair que la fête rend heureux. « J’ai littéralement rêvé d’être en teuf techno, avoue d’ailleurs François, j’ignore où je me trouvais, mais je me revois danser et kiffer le son. »
Les limites des alternatives 2.0
Si les artistes, organisateur.ice.s, opérateurs culturels n’ont pas attendu plus tard que le premier jour du confinement pour proposer des alternatives 2.0, les fidèles de la fosse se sont montrés plus réticents. “Au départ, j’étais totalement fermé aux livestreams, confie le clubbeur brestois. La fête, c’est fait pour taper du pied collé aux autres, pas pour regarder un DJ derrière son écran. Et puis je savais que ça allait me frustrer”. François s’est alors attelé à une tâche copieuse : la création de playlists. “J’ai fait basculer mon abonnement Spotify en premium et en tant que bon psycho-rigide, j’ai tout classé par genre, sous-genre, j’ai fouillé, cherché, fait pas mal de découvertes. Les deux mois de confinement m’ont au moins permis d’élargir ma culture musicale.” À l’instar de son compatriote breton, Quentin en a lui aussi profité pour regarder des documentaires comme What We Started sur Netflix, Quand tout le monde dort sur Redbull TV, ou French Waves de Julian Starke. “Des docu qui donnent envie de retourner taper du pied au plus vite”, souligne-t-il.
Mais après quatre semaines, difficile de continuer à fermer les yeux sur ce qui apparaît dans les fils d’actualité. “Au bout d’un moment on craque. On est curieux de voir ce que font les artistes qu’on suit, celles et ceux qu’on devait voir pendant l’été. Au final on oublie le côté nostalgique que ça nous procure et on se surprend à considérer les lives comme du pain béni tellement on est en manque.”
Mais le casque ou les enceintes sonneront toujours moins bien qu’une teuf bien rodée. Émilie du collectif Soeurs Malsaines souligne le fait que les livestreams permettent de se rassurer, de se convaincre que tout existe encore car la fête est toujours là, même si coincée derrière un écran. Mais aucun médium analogique ne peut réellement remplacer le manque humain. « Ce qui s’est substitué à la teuf ce sont plutôt la cuisine, les jeux de société, les apéros-skype ou la peinture » ajoute-elle. Un propos confirmé par Quentin, qui pour la première fois de sa vie a éprouvé du plaisir à cuisiner et qui a même fait l’effort de télécharger une application de sport. Mais la passion initiale ne se cache jamais très loin… « Je me suis aussi un peu essayé à la musique avec le logiciel Ableton live qui offrait quatre-vingt-dix jours gratuits » confie-t-il modestement.
« La fête, c’est fait pour taper du pied collé aux autres, pas pour regarder un DJ derrière son écran. Et puis je savais que ça allait me frustrer. »
Pour Mathilda, co-fondatrice des soirées Possession, les nouvelles façons de faire la fête représentent surtout un moyen de juger la créativité de chacun. « Ça m’arrive de regarder quelques livestreams, mais j’attends surtout qu’on se réinvente. C’est à ça que l’on reconnaît la singularité d’un artiste ou d’un collectif. »
Grâce au projet United Ravers, un podcast d’un artiste différent chaque jour, lancé par Possession dès le début du confinement, Mathilda et son équipe sont restées en contact constant avec leur communauté qui ne manque pas de leur témoigner leur manque ainsi que leur nostalgie, par message ou en partageant des vidéos souvenirs des soirées. En attendant la rentrée des soirées Possession que Mathilda espère la plus proche possible, pas question pour elle de se reposer sur la réussite du podcast : « On travaille sur un nouveau projet qu’on sera certainement en mesure de présenter début juillet ».
Rendez-nous la teuf
Si l’esprit de la teuf semble persister sur Internet, aucune alternative ne s’avère pourtant totalement satisfaisante. « Ça faisait quand même du bien de continuer de danser, de voir des sourires, vivre des bons moments même en visio, soutiennent les membres du collectif Soeurs Malsaines. Cependant, la privation de liberté que nous avons subie par manque de discernement des autorités est à l’opposé total de ce que l’on défend dans la teuf : le vivre ensemble, l’échange, le partage et la bienveillance, nuancent-ils. La teuf serait-elle l’ennemie de cette crise sanitaire ? “J’ai peur que les valeurs changent et qu’on perde de vue l’essentiel”, s’inquiète la co-fondatrice du collectif.
À la sortie du confinement, les teufeur.euse.s n’ont pas tou.te.s emprunté le même chemin. Pour certain.e.s, impossible d’attendre la réouverture des clubs et lieux publics. Le premier week-end déconfiné, François, lui, l’a passé en teuf, “mais en petit comité et de façon modérée” précise-t-il. Pour d’autres, il est plus difficile de renouer avec l’extérieur. Personne n’est en effet à l’abris du syndrome de la cabane, même celui ou celle qui avait pour habitude de passer tous ses week-ends dans la foule, entouré.e de gens en sueur. “Il faudra amorcer la résilience de cet épisode. On mettra sans doute plusieurs mois à panser ces plaies avant de pouvoir se retrouver”, analyse Émilie de Soeurs Malsaines.
“Dans un parcours de vie, deux mois, c’est finalement assez court, relativise Sylvain Bordiec, docteur en sociologie et spécialiste de la solitude. Si pendant le confinement, beaucoup de teufeurs et teufeuses étaient empreint.e.s de nostalgie en repensant à ce temps de fête révolu, aujourd’hui, alors que la vie reprend doucement son cours, la distanciation sociale nous pousse malheureusement à rester toujours plus dépendant.e.s du lien digital. “L’individualisme de notre société risque d’être renforcé par la méfiance, la peur du risque et les gestes barrière qui n’encouragent en rien la solidarité, argumente le sociologue. En bref, un esprit qui va à l’encontre des valeurs prônées par les collectifs florissant ces dernières années, aux quatre coins de l’hexagone. “Sans fête, sans festival, nous allons nous retrouver davantage dans des entre-soi, entre personnes de même catégorie sociale, appartenant aux mêmes cercles”, explique Sylvain Bordiec. Mathilda, des soirées Possession ne se montre pas convaincue par l’idée. Pour elle, une fois que tout sera de nouveau ouvert, les gens auront envie de se mélanger, de retrouver la communion des corps. “Moi en tout cas, j’ai hâte de retrouver la séduction en soirée” déclare-t-elle.
« La privation de liberté que nous avons subie par manque de discernement des autorités est à l’opposé total de ce que l’on défend dans la teuf : le vivre ensemble, l’échange, le partage et la bienveillance. »
On nous répète aujourd’hui qu’il va falloir penser à d’autres moyens, s’adapter, se renouveler mais sommes-nous prêt.e.s ? Émilie aime l’idée que l’on puisse trouver quelque chose d’encore mieux qu’avant : “On peut imaginer qu’il n’y aura pas de séquelles mais un beau résultat. Que l’on chérira d’autant plus les moments où l’on se retrouvera, qu’il n’y aura plus de surconsommation de la teuf, et qu’elle ne sera plus un endroit pour se perdre, mais justement pour se retrouver”. Et si on changeait la donne ?