Inter[re]view : Duñe et Crayon sortent peut-être un des plus beaux albums de l’année
Le premier album du duo formé par le chanteur et producteur Duñe et le producteur Crayon, Hundred Fifty Roses, sort le 22 mai chez Roche Musique. Sa néosoul douce à l’extrême et ses multiples collaborations cachent un propos bien plus sombre.
Face à cette période difficile, nous avons besoin de calme. Et c’est sans doute le mot qui qualifie le mieux le premier album du duo formé par les Français Duñe et Crayon, Hundred Fifty Roses, sorti le 22 mai chez Roche Musique. 13 pistes de néosoul très douce, dont les nombreuses collaborations n’atténuent en rien l’aspect organique et intimiste.
Tout part d’une rencontre. En 2015, les deux artistes sont programmés dans un festival organisé par la chaîne YouTube TheSoundYouNeed. Duñe chante alors dans le duo pop Saje, tandis que Crayon se fait un nom en solo après des EP sortis chez Kitsuné et Party Fine, dans la vague des « bedroom producers ». C’est ce dernier qui fera le premier pas, admiratif du travail de Saje. Le courant passe, et l’idée d’une collaboration fait vite son chemin. « J’avais besoin de changer d’air, de travailler avec d’autres gens » raconte Duñe. Les deux artistes passent chez Roche Musique, et sortent un premier EP en duo, sans titre. Crayon fait alors redécouvrir à son comparse le hip-hop chill de J Dilla ou Flying Lotus, qui obsède le producteur, tandis que le chanteur se rappelle avoir écouté ces disques avec son père. L’essentiel de leur musique est déjà présent dans ce premier essai : une néosoul toute en douceur, portée par la voix haut-perchée et fragile de Duñe.
Leurs chemins commencent alors à se séparer. Duñe songe à arrêter la musique et reprend ses études. Crayon poursuit sa route, sortant un nouvel EP solo en 2018, puis entame la création d’un album solo. Comme un signe du destin, son ordinateur contenant l’essentiel du projet se fait voler. En parallèle, Duñe avait finalement choisi de revenir à la musique, et les deux amis avaient réalisés quelques démos, laissées intactes par le vol de l’ordinateur. C’est dit : cet album se fera à quatre mains. Et même bien plus que ça.
« On avait besoin de se créer un endroit ou on pouvait enfin être nous mêmes […] avant de faire intervenir d’autres personnes »
Car quand on y regarde de plus près, on remarque que six des treize pistes du disques contiennent des collaborations avec d’autres artistes. « Les morceaux en collaboration sont arrivés très naturellement au fil de ses rencontres et des nombreuses jams qui ont suivi » explique Crayon. « Quand j’ai commencé à travailler avec Ichon pour son album [à venir, ndr] par exemple, j’ai tout de suite eu envie qu’il fasse partie de notre aventure. » Le rappeur leur fait ensuite rencontrer les belges de L’Or du commun, amenant le MC Swing à participer sur l’album. On retrouve aussi PH Trigano, autre producteur pour Ichon, ou bien des précédents collaborateurs de Crayon via Roche Musique, comme FKJ, Lossparado, et Gracy Hopkins, et enfin Aurélie Saada, membre du duo Brigitte, rencontrée via une connaissance commune. Pour clôturer le tableau, mentionnons aussi la présence de Thomas Clairice, ex-bassiste de Her, en tant que musicien de studio.
Ces multiples invitations apportent de la diversité au disque (ne serait-ce qu’au niveau de la langue, Duñe chantant uniquement en anglais, tandis que de nombreux invités s’expriment en français). Mais le duo s’est efforcé de maintenir une cohérence, excluant même certains morceaux jugés très bons, mais inadaptés au projet. Cette cohérence tient sûrement à un élément simple : l’album a un concept, venu « en réaction à de nombreuses questions existentielles et donc artistiques ». Toutes les chansons offrent une réflexion sur la masculinité toxique, fruit d’une mise à nu totale des deux artistes. Le travail de réflexion a commencé dans une période de déprime, d’épuisement psychologique, menant à une remise en question de leurs relations, de leur rapport aux réseaux sociaux, aux femmes, des codes à respecter. L’album devient une sorte de quête initiatique, où le duo se déleste petit à petit de ses poids. « On avait besoin de se créer un endroit ou on pouvait enfin être nous mêmes, échanger librement sans se juger l’un l’autre, avant de faire intervenir d’autres personnes. » Duñe incarne parfaitement les paroles écrites par Crayon, avec beaucoup de fragilité et de doute, tout en restant lumineuse.
Pour autant, la musique ne cherche pas à exprimer ces doutes directement : elle dégage un calme profond. « Ce contraste nous inspire » affirme le duo, avec une volonté de s’exprimer franchement, sans se mentir à soi-même, mais de le faire en douceur, sans faire du rentre dedans. Au final, cette ambiance détendue est peut-être la plus propice pour se recentrer calmement sur soi et se remettre en question. Intimiste et mélancolique, plein de clair-obscur, ce disque appelle une écoute bien installé dans son meilleur fauteuil, pour laisser venir ses émotions.
« Le fait d’être à deux nous aide à se challenger mutuellement »
Peut-être l’aspect le plus rafraîchissant du disque vient de la liberté prise par les deux musiciens. Le style néosoul est bien plus dicté par le concept du disque qu’une volonté des artistes. Tout cela résulte d’expérimentations en studio, où chacun amène ses goûts variés lors de longues sessions de travail. « Le fait d’être à deux nous aide à se challenger mutuellement » poursuit Crayon. « À part le chant qui est la partie de Duñe et l’écriture des textes qui est ma partie, le reste est totalement libre. » De ce point de départ néosoul, le duo tisse des connexions vers la funk et le hip-hop, bien sûr, mais aussi la pop, le jazz ou éventuellement quelques traces post-punk qui est le premier amour de Crayon. Autant d’influences encore latentes qui pourraient bien s’exprimer plus franchement dans de futurs projets. Car le duo entend bien se détacher petit à petit de ses influences pour trouver son propre style. Être deux ne sera sans doute pas de trop.
Le futur pourrait d’ailleurs prendre une autre forme qu’un disque en duo : ils devaient produire ensemble le rappeur nigérian Wayne Snow, mais le confinement a limité leurs échanges, et au final, seul Crayon travaille sur ce projet. Mais cela ne semble qu’être partie remise : maintenant qu’ils ont trouvé leur équilibre, l’aventure du binôme ne fait que commencer.
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