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Tuxedomoon, groupe mythique du label Crammed Discs
1 avril 2020

Tuxedomoon, Acid Arab : 40 ans de Crammed Discs racontés en 15 albums

par Thémis Belkhadra

Alors que notre numéro spécial disquaires est toujours en kiosque, nous sommes allés en Belgique pour taper à la porte de Marc Hollander, acteur parmi les plus influents de la musique indépendante, pour récolter l’histoire de son label légendaire : Crammed Discs. Du rock expérimental à Tuxedomoon, puis de l’abstract hip-hop à la techno pour finir sur les musiques les plus innovantes d’Afrique, d’Amérique Latine et du Moyen-Orient, le sage nous raconte son label en musique. Une sélection de 15 albums qui rend compte du travail infaillible et de l’innovation musicale menés par cette maison belge depuis près de 40 ans.

“Décrire presque 40 ans du label en 15 albums est un exercice difficile”, avoue Marc Hollander, fondateur du mythique Crammed Discs. Créé en 1981, ce monstre de la musique indépendante a accompagné toutes les métamorphoses musicales et survécu aux différentes mutations de l’industrie pour signer quelques 350 disques. Né dans le rock expérimental, le label s’est investi avec force et audace sur les premiers ébats de musiques électronique, ainsi que sur les fusions musicales en explorant toute la surface du globe. De la bossa-nova brésilienne aux musiques “tradimodernes” congolaises, en passant par le trip-hop libanais et l’ambient japonais, Crammed a tout bonnement révolutionné les musiques que l’on dit “du monde” en poussant les collaborations entre artistes issus des quatre coins du monde.

Faisant fi des frontières, des barrières de la langue et des cloisons entre les genres, Crammed a imposé sa philosophie sur l’ensemble du monde musical, ouvrant la porte à toutes sortes de projets ambitieux, humains et dont l’écoute ouvre nos regards sur le monde qui nous entoure. À l’occasion des 40 ans du label, nous avons demandé à Marc Hollander de nous dresser le portrait de sa maison en 15 sorties majeures. “Mi-incontournable, mi-arbitraire”, sa sélection rend compte de la versatilité incroyable de Crammed Discs.

Marc Hollander (au fond, en chemise blanche) au sein des Honeymoon Killers

Aksak Maboul — Onze Danses pour Combattre la Migraine (1977, réédition vinyle en 1981 et 2015)

Paru trois ans avant la création de Crammed, cet album en est le certificat de naissance. Comme une feuille de route qui trace — sans le savoir — plusieurs des voies que le label empruntera. Je l’ai réalisé en collaboration avec Vincent Kenis, avant que celui-ci ne déniche et réalise les albums de Konono No.1, Kasai Allstars et Staff Benda Bilili (trois groupes congolais signés sur crammed discs, ndr). Boîtes à rythme ; faux jazz ou classique contemporain ; rêveries africaines, berbères et balkaniques ; rock et expérimentations diverses… Je ne me doutais pas que ce disque deviendrait une sorte de classique pour des générations successives de fans.

The Honeymoon Killers — Les Tueurs de la Lune de Miel (1982, réédition vinyle en 2016)

Ce disque est le premier succès international du label. Emmené par le regretté Yvon Vromman, accompagné de Véronique Vincent, Vincent Kenis et moi-même, ce groupe rock agité a séduit public et presse à travers l’Europe — y compris en Grande-Bretagne, fait rare pour un groupe qui chante en français, ainsi qu’au Japon. Tantôt invité sur les plateaux de télé française, grâce ou à cause d’une reprise de « Route Nationale 7 » de Charles Trénet, tantôt dans les clubs sombres de Londres ou Berlin, Les Tueurs s’inspiraient à la fois de la no wave new-yorkaise et de la pop française, avec une pincée de Captain Beefheart et une bonne dose d’humour absurde.

Zazou Bikaye — Noir et Blanc (1983, réédition vinyle en 2017)

Zazou Bikaye © Xavier Lambours

La production de cet OVNI — qui reste l’un de mes albums favoris du label — ressemble à une expérience de laboratoire. Hector Zazou, inventif compositeur français, provoque la rencontre entre Bony Bikaye, musicien congolais, et CY1, duo de savants fous spécialisés en synthés modulaires. Construit en temps réel au studio, il était décrit comme une « collaboration imaginaire entre Kraftwerk et Fela Kuti » par la presse de l’époque. Toujours aussi culte, il reste prisé par de nouvelles générations d’amateurs, et reste un moment incomparable dans l’histoire des mélanges musicaux afro-européens.

Minimal Compact — Deadly Weapons (1984)

Mêlant rythmes rock, guitares incisives et saveurs issues de leur Moyen-Orient natal, ce groupe formé — entre autres — de musiciens turcs, irakiens et israéliens a été particulièrement influent sur le mouvement post-new wave. Produit par Peter Principle (de Tuxedomoon) et Gilles Martin, cet album habité contient un titre, « Next One Is Real », qui a fait fureur dans l’underground américain. On parlait alors de D.O.R (Dance Oriented Rock). Plus tard, Samy Birnbach, le chanteur du groupe, s’est converti en DJ Morpheus. Il est à l’origine de nos belles compilations Freezone. Durant les années 90, il a aussi assuré la direction artistique de SSR — notre sous-label électronique — à mes côtés. Crammed lui doit des collaborations avec des artistes encore peu connus à l’époque (Kruder & Dorfmeister, Matthew Herbert, DJ Spinna, Basement Jaxx…) et avec les étoiles de la techno de Detroit.

Tek 9 — It’s Not What You Think It Is!!?! (1996)

Après avoir sorti Parallel Universe — l’album de drum’n’bass extraterrestre des pionniers 4hero (plus tard signés sur Talkin’ Loud, le label de Gilles Peterson) — Dego McFarlane, l’une des deux têtes du groupe, a travaillé avec nous sur cet album qui a marqué l’abstract hip-hop. Anecdote : l’un des titres est une collaboration avec Aksak Maboul… L’album fut suivi d’un chouette EP de remixes par Nightmares On Wax, DJ Cam, ainsi que Carl Craig dont l’album More Songs about Food and Revolutionary Art est sorti chez Crammed peu de temps après.

Juryman vs Spacer — Mail Order Justice (1997)

Paru sur SSR, ce disque est le premier volume d’une trilogie portée par Ian Simmonds – aka Juryman, artiste électro-jazz parmi les plus talentueux à émerger au milieu des années 90. Je suis fan de sa musique, sa voix, ses textes… C’est un album prenant, émouvant, regorgeant de textures et de beats intéressants, avec un esprit proche du blues bien que toujours abstrait. L’album suivant est aussi très bien, d’autant qu’il bénéficie des quasi-débuts d’Alison Goldfrapp.

Bebel Gilberto — Tanto Tempo (2000)

Nièce du grand Chico Buarque, et fille de João Gilberto, le co-inventeur de la bossa nova, Bebel fait partie de la famille royale de la musique brésilienne. Pourtant, c’est bien notre petit label bruxellois qui a signé son premier album. Enregistré avec Suba — producteur d’origine serbe et auteur d’un beau disque chez Crammed — avec la collaboration de Thievery Corporation, d’Amon Tobin, et de membres de Smoke City, Tanto Tempo a inspiré de nombreux artistes, lancé la vague de downtempo brésilienne, été écouté dans tous les bars de la planète et a fini par devenir le best-seller du label.

Bebel Gilberto

Tuxedomoon — Cabin in the Sky (2004)

Groupe expérimental légendaire de San Francisco, Tuxedomoon est né en 1977 et nous travaillons ensemble depuis 1985. Crammed a réédité l’ensemble de leur catalogue antérieur et produit tous leurs disques depuis lors. Leur œuvre est monumentale et influente. Tout comme Crammed, ils ont toujours été difficiles à classer tant leur musique puise à la fois dans le post-punk, le rock expérimental, l’électronique, le classique et le jazz. Enregistré après une pause de 15 ans, Cabin in the Sky est l’un de leurs disques que j’affectionne le plus. Bien que éparpillé entre Athènes, Oaxaca (Méxique) et Bruxelles, le groupe est toujours actif. Leur dernière parution à ce jour, Blue Velvet Revisited (bande son d’un documentaire sur le filmBlue Velvet de David Lynch, ndr), remonte à 2015.

Tradi-Mods vs Rockers — Alternative Takes on Congotronics (2010)

Lorsque nous produisons et publions les premiers albums de Konono N°1 et de Kasai Allstars, les réactions les plus enthousiastes émanent des pays anglo-saxons. De Beck à Björk, qui collaborera même avec Konono, nombreux sont les artistes qui clament publiquement leur amour pour leurs musiques inouïes… Nous les prenons au mot, et demandons à 26 artistes européens, américains et japonais de prouver cet amour. Résultat : un double album de titres originaux, reprises ou remixes qui rendent hommage à ces groupes et à leurs musiques traditionnelles électrifiées. Parmi les invités : Animal Collective, Deerhoof, Andrew Bird, Mark Ernestus, Juana Molina, Shackleton, Micachu et bien d’autres. N’en restant pas là, nous montons le supergroupe éphémère Congotronics vs Rockers, qui rassemble dix musiciens congolais et dix euro-américains — soit 20 personnes sur scène pour une quinzaine de concerts spectaculaires en 2011.

Yasmine Hamdan — Ya Nass (2013)

Depuis ses premiers pas avec Soapkills — l’un des premiers groupes indie/électroniques du Moyen-Orient — Yasmine jouit du statut d’icône underground dans l’ensemble du monde arabe. Née au Liban, elle a vécu dans une demi-douzaine de pays avant de s’installer à Paris, d’enregistrer un album avec Mirwais, de collaborer avec CocoRosie, et de tourner une scène d’anthologie dans Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch (2014). Nous la rencontrons alors qu’elle vient de produire cet élégant premier disque avec Marc Collin. Après Ya Nass, nous publierons son album Al Jamilat (2017), dans lequel Yasmine développe ses talents de productrice, et travaille avec d’intéressants musiciens anglais et américains, pour créer un environnement intense dans lequel sa voix occupe une place de choix.

Acid Arab — Musique de France (2016)

Crammed a toujours joué les passe-murailles ; traversé les frontières stylistiques, géographiques et culturelles ; mêlé électronique, rock, pop, musiques d’ici et d’ailleurs ; sans autre guide que notre curiosité, les affinités qui émergent, et notre envie d’être enthousiasmés. Ma partenaire, Hanna Gorjaczkowska, et moi avons toujours fait vagabonder le label entre plusieurs genres. Mais après une décennie d’activité intense et pas moins de 60 albums parus sur nos sous-labels (SSR, Language et Selector) la musique électronique pure s’était raréfiée. La signature d’Acid Arab a marqué pour nous un retour vers la techno au sens large. Dans son deuxième album, Jdid (2019), le groupe place la barre encore plus haut et approfondit le dialogue entre les rives de la Méditerranée, de l’Hudson et de la Tamise. Nous sommes très fiers de ces deux albums, tant pour leur excellence musicale que pour leur rayonnement et le message qu’ils délivrent.

Juana Molina — Halo (2017)

Juana Molina est l’une des artistes les plus fascinantes que j’ai pu rencontrer. Son parcours est singulier : elle s’est forgé un style et un vocabulaire musical qui lui appartiennent en propre, et son imagination est sans limites. On l’a paresseusement décrite comme une sorte de Björk latine. Une comparaison un peu courte qui donne toutefois une idée du personnage. S’éloignant petit à petit de ses début « folktronica », elle n’a cessé d’élargir sa palette d’instruments pour développer d’autres aspects de sa pop expérimentale et mystérieuse. Son septième album est aussi son plus magique. Dans sa dernière parution, l’EP Forfun, Juana se livre à un saccage punkoïde et réjouissant en quatre titres.

Aquaserge — Déjà-vous ? (2018)

C’est en 2015 que notre route a croisé celle des excellents Aquaserge. Comme cela arrive souvent, cette rencontre paraissait inéluctable au vu du cousinage évident. Un groupe qui puise avec tant de grâce à des sources aussi variées que pop psychédélique, free-jazz, post-rock et musique de films vintage ne pouvait que nous plaire. Entre 2016 et 2017, deux des membres se sont joint à Aksak Maboul pour plusieurs concerts. Nous avons publié leur bel album Laisse ça être, suivi de ce Déjà-vous? dans lequel on retrouve la folie et la douceur de leurs concerts. On retrouvera plusieurs Aquaserges sur le nouvel album d’Aksak Maboul et, pour leur part, ils travaillent à un projet ambitieux qui verra le jour dans les prochains mois.

Doctor Fluorescent — Doctor Fluorescent (2020)

Parmi les nouvelles sorties de Crammed, arrêtons-nous sur cet album séduisant. Les musiciens californiens Scott Gilmore et Eddie Ruscha (aka Secret Circuit et E Ruscha V) adorent les synthés, les vieilles boîtes à rythmes et les B.O. de films vintage. Ensemble, ils distillent un univers à la fois pop et électronique, expérimental et mélodique, rétro et moderne. Pourtant, derrière les atmosphères oniriques, les choses sont plus complexes. Pour la circonstance, les musiciens ont inventé le personnage loufoque du Dr Fluorescent qui apparaît dans leurs clips. J’ai rencontré Scott par l’intermédiaire de l’excellente web-radio californienne Dublab, qui est friande de nos productions, et nous recommande souvent des artistes.

Aksak Maboul — Figures (sortie le 22 mai 2020)

Nous achevons cette balade dans l’histoire de Crammed comme nous l’avons débuté. J’enfile à nouveau ma casquette de musicien, avec ce nouveau disque d’Aksak Maboul. Quelle bonne surprise de nous retrouver à nouveau en studio après une parenthèse qui a duré des siècles (le temps de publier, chez Crammed, 350 albums d’autres artistes…). Labyrinthique, touffu, excessif et démesuré, cet album résume aussi un peu de l’âme de Crammed… Ainsi que celle d’Aksak Maboul, puisque l’on s’est amusés à tirer les fils qui ont parcouru nos trois précédents disques. Les idées ont fusé, avec mes complices Véronique Vincent (qui le co-écrit), Faustine Hollander (qui le coproduit), les autres membres du groupe (Erik Heestermans et Lucien Fraipont) et les invités. Rendez-vous bientôt à l’occasion de nos concerts.

Outre Aksak Maboul (dont un nouveau single sort ce vendredi 3 avril), le label va aussi publier dans l’année les nouveaux albums de Nihiloxica et Zenobia, ainsi qu’un nouvel EP de Nova Materia.

Retrouvez tout le catalogue de Crammed Discs sur leur bandcamp.

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