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3 mars 2016

Belgica : rencontre avec Soulwax et le réalisateur Felix Van Groeningen

par rédaction Tsugi

Les frères Dewaele ne se sont pas contentés de produire une simple bande originale du formidable Belgica de Felix Van Groeningen. Ils ont inventé la musique de plus d’une dizaine de groupes, pour ce qui est peut-être le meilleur film jamais réalisé sur l’univers de la nuit. Rencontre à Gand avec les intéressés.

On ne s’ennuie jamais avec Stephen et David Dewaele. Ces dernières années, on a pu s’extasier sur leur Radio Soulwax, vingt-quatre mixes audio et vidéo de style musicaux différents d’une heure chacun, sur Despacio, un soundsystem de 50 000 watts entièrement conçu en collaboration avec James Murphy et exclusivement consacré au mix sur vinyle, et sur Die Verboten, un concept space-krautrock imaginé avec Riton, sorti sur leur label Deewee, lancé à l’automne 2015. Au point de se dire que leurs prestations en tant que 2 Many DJ’s ne semblent aujourd’hui n’avoir plus qu’un seul objectif : financer leurs multiples projets parallèles. C’est bien ce qui fait en partie le charme des frangins. Certes, ils touchent des milliers d’euros pour des sets de deux heures, mais l’argent leur brûlant vite les doigts, les deux Belges se dépêchent de le claquer pour concrétiser des rêves de plus en plus fous. Sans aucune logique économique.

Même s’ils n’en sont pas les grands argentiers, Belgica fait bien partie de ces aventures démentes dont Stephen (l’aîné, 45 ans) et David (le cadet, 40 ans) sont coutumiers. Mais ils ne sont pas seuls sur ce projet. En leur compatriote de Gand Felix Van Groeningen, ils ont trouvé au moins aussi fou qu’eux. Découvert en France en 2009 avec son troisième long-métrage, le rabelaisien La Merditude des choses, le réalisateur remporte en 2014 le César du meilleur film étranger pour Alabama Monroe, où la musique, country en l’occurrence, occupait déjà une place importante dans le scénario. Mais ce n’est rien à côté de Belgica, qui sortira sur les écrans le 2 mars prochain.

La vérité de la nuit

Belgica, c’est le nom d’un bar de Gand détenu par deux frères et qui se transforme en club au début des années 2000, même si l’époque n’est pas vraiment identifiable. Une histoire inventée par Van Groeningen, mais très proche de la réalité. Impliqués dans le film dès l’écriture du scénario, les Dewaele en ont imaginé TOUTE la musique. Aussi bien les groupes que l’on voit jouer que les morceaux lancés par les DJ’s et même la musique qui s’échappe d’un autoradio au détour d’une scène. Ce travail inédit conçu par les trois complices éclate à l’image. C’est simple, nous n’avons jamais vu un film retraçant avec une telle vérité des scènes de bar ou de club. Et quand on dit “vérité”, c’est bien ce dont il s’agit. Au cinéma, l’univers de la nuit est souvent représenté de manière très glamour et surtout très clean. Ça sonne faux. Belgica sonne vrai. Parce que ce que l’on voit à l’écran est trash, comme peut l’être “la nuit”, portée par l’énergie incroyable procurée par de la musique forte sur des organismes ouverts à toutes les expériences. Une incontestable réussite qui nous a donné envie de partir à la rencontre de Stephen, David et Felix. On ne pouvait imaginer meilleur lieu pour les interviewer que l’Afsnis, le café de Gand où a été en partie tourné le film.

Lorsque l’on y pénètre un samedi après-midi de la mi-janvier, on hallucine. On a la sensation étrange de passer de l’autre côté de l’écran. Non seulement le décor de briques est identique, mais les clients à l’allure d’habitués, installés au comptoir ou sur les petites tables, semblent sortir tout droit du film. Filles perchées en descente d’after, vieux alcoolos à la figure burinée, hipsters à barbes, étudiants secoués, rastas avec dreadlocks, couple d’amoureux transis, on sait maintenant où Felix a déniché son incroyable casting. Pourtant, les trois cerveaux de Belgica qui, loin des héros déjantés du film, sirotent du thé citron pendant l’interview, ne sont pas des familiers du Afsnis, même s’ils claquent la bise à une bonne partie de sa population…

Felix Van Groeningen : Au départ, je ne connaissais que de nom. Avant le tournage, j’étais à la recherche du lieu qui serait le Belgica, et quand je suis entré ici pour la première fois, j’ai compris que j’avais trouvé. L’ambiance un peu déglinguée du Afsnis, qui est ouvert quasiment 24 h/24 rappelle celle de l’ancien bar Charlatan qui a inspiré le film.

David Dewaele : Je ne connaissais pas l’endroit, je n’y avais jamais mis les pieds avant le tournage.

Stephen Dewaele : Moi non plus, pourtant j’habite à cinq minutes d’ici.

Tsugi : Comment est venue cette idée de travailler ensemble ?

Felix : On se connaît depuis 20 ans !

Stephen : Gand c’est une petite ville, donc quand il y a quelqu’un de cool, tu es obligé de le connaître. En fait, une relation commune m’avait dit : “Tu sais Felix veut faire un projet sur la vie nocturne à Gand avec l’histoire d’un bar qui devient une boîte. C’est toi et David qui allez faire la musique.” Pourtant rien n’avait été encore décidé ! Mais c’était tellement évident. On ne pouvait pas dire non.

Felix : C’était une obligation ! (rires) Et on a tout fait ensemble, ils ont lu toutes les versions du scénario.

David : Un an avant le tournage, nous étions déjà impliqués. Au départ, Felix nous avait dit qu’il souhaitait que parallèlement aux images, la musique raconte l’histoire. Bon, ça a beaucoup changé par la suite, mais cet esprit est quand même resté.

Felix : Je leur avais dit simplement : “Vous allez composer la musique de Belgica.” Mais j’ai très vite compris que pour eux, cela voulait dire tout faire et notamment créer des groupes avec leurs musiques, mais aussi leurs visuels.

Vous avez réellement inventé tous ces groupes que l’on voit dans le film ?

Stephen : Oui. Presque tous, à part le duo de filles Erasmus qui existe déjà, mais musicalement ça n’a rien avoir, elles chantent en flamand. On a changé complètement leur style. Ce sont tous des artistes de Gand, à l’exception d’un Anglais et d’un Néerlandais, mais on les a tous mélangés pour avoir des groupes originaux. Nous avons vraiment créé tout un univers musical avec Felix, qui va de la techno au punk, en passant par le hip-hop.

David : C’était d’ailleurs très dur à expliquer à nos amis comme James Murphy, qui a réalisé la BO de deux films de Noah Baumbach. Au fil des mois, il nous demandait : “Mais ça fait combien de temps que vous travailliez sur ce film ? » Et on lui expliquait : « Ce n’est pas une BO, c’est plus que ça, c’est tout un monde musical que l’on invente.” James nous répondait : “Vous êtes complètement cinglés !” (rires)

Stephen : Parmi toute la musique que l’on entend dans Belgica, il n’y a que trois morceaux qui ne sont pas de nous : “J’aime regarder les filles” de Patrick Coutin, “Plastic Dreams” de Jay Dee et “Kernkraft 400” de Zombie Nation, qui d’ailleurs est le chant des supporters du club de foot de Gand. Ici, quand les gens sont un peu bourrés, ils se mettent à chanter “Kernkraft 400”. On avait un budget pour clearer des morceaux, mais on a décidé de le faire uniquement dans des scènes où c’est vraiment nécessaire.

David : On a même composé un morceau de reggae !

Stephen : Ce qui était cool, c’était d’écrire des morceaux pour d’autres gens. On ne l’avait jamais vraiment fait. On nous le demande tout le temps, comme produire d’autres artistes. Mais la part de business est trop importante. Là, nous avons composé pour des groupes qui n’existaient pas au départ, la liberté était donc totale. Aujourd’hui, ils ont tous envie que ça continue. On va bien voir ce qu’il va se passer…

On n’a jamais vu un film montrant aussi bien la folie collective qu’il peut y avoir dans un bar ou un club sous l’effet du mix musique-alcool et autres… Comment avez-vous travaillé pour arriver à ce résultat ?

Felix : David et Stephen m’interrogeaient beaucoup pendant l’écriture du scénario : “Pourquoi c’est ça ? Tu ne crois pas que ça pourrait être ça ?” Il y a eu beaucoup d’allers et retours pour arriver au résultat final. C’est Stephen et David qui ont décidé que tous les groupes devaient vraiment être enregistrés en live. Sans play-back. Les figurants voyaient donc de vrais concerts. Ça a beaucoup aidé pour créer une atmosphère authentique.

David : Oui je me souviens que la première fois que The Shitz (un des groupes du film, ndr) a joué, tu sentais que les gens se disaient : “Wouah c’est vrai !” Ils étaient tellement à fond qu’au bout de la quatrième prise, ils chantaient toutes les paroles du morceau sauf que dans cette scène le groupe était censé le jouer pour la première fois ! (rires) En fait, c’était la fête tous les jours, la fiction était devenue la réalité. Mais c’est pour ça aussi que les gens se donnaient à 120 %, parce qu’ils faisaient partie intégrante du film grâce à Felix qui sait vraiment motiver tout le monde.

Stephen : Mais je dois bien dire que le premier jour du tournage où on était ici, on avait un peu peur avec Dave. Ce n’est pas le premier film qui veut exprimer les sentiments que peuvent éprouver des gens dans un club. Mais la plupart du temps, les scènes de nuits sonnent faux. Genre, ça se passe à New York, c’est très design, aseptisé.

David : C’est ce qui est le plus difficile à faire. Il y a notamment une scène que je n’ai jamais vue aussi bien retranscrite dans un film. C’est l’aube, il reste une vingtaine de personnes sur le dancefloor qui hurlent, ils ne veulent pas que ça c’est s’arrête. Tu as vraiment le sentiment de voir des gens qui n’ont pas dormi. Dans les autres films, les réalisateurs veulent rendre ça plus glamour que ça ne l’est, Felix, lui, a montré la réalité, qui est plus trash.

Felix, quelle est la part d’autobiographie dans le film, puisque tu t’es inspiré du café que tenait ton père, le Charlatan ?

Felix : C’est un peu l’histoire du film. C’était ce qu’on appelle un café brun en Belgique, où il y a beaucoup de gens avec des barbes qui écoutent du blues. C’est à ce moment-là que mon père et son associé ont repris le bar, mais son collègue s’est un peu perdu dans la nuit. Ça allait de moins en moins et ils se sont séparés. En dix ans, ça avait beaucoup changé. À la fin des années 90, le rock’n’roll a été remplacé par la musique électronique, les gens ont commencé à danser. C’était presque devenu une discothèque. Mon père a fait faillite en 2000, et il a vendu le bar à deux frères qui ont recommencé de zéro. Ils ont fait énormément de travaux et ça a marché de mieux en mieux. C’était vraiment chouette. Mais ils ont fini par se perdre eux-mêmes dans la nuit. Le Charlatan existe encore, il est situé pas très loin d’ici et c’est toujours un peu alternatif, pas vraiment branché. Le film est vraiment un mélange de tout ça. Il y a beaucoup de choses qui sont dedans que je n’ai pas vécues, mais j’ai rencontré des gens qui m’ont raconté des histoires que j’ai mises dedans.

Stephen : Il y a quinze ans à Gand, l’ambiance était assez dingue, beaucoup de gens venaient de Bruxelles ou d’Anvers. Le Charlatan était un melting-pot. Tu pouvais rencontrer des gens ordinaires, des artistes, des DJs, des chômeurs. Tu pouvais avoir aussi des discussions politiques ou des discussions de mecs bourrés. Dans le film, Frank, un des deux frères, dit que le Belgica, c’est une arche de Noé où tout le monde est le bienvenu, quelle que soit sa condition sociale ou sa couleur de peau. C’était ça aussi le Charlatan.

David : Musicalement, c’était pareil, tu jouais à la fois “Requiem pour un con” de Gainsbourg, “Plastic Dreams” de Jay Dee, “Cargo de Nuit” d’Axel Bauer, ou des trucs carrément obscurs comme “The Bus” d’Executive Slacks, qui était un gros tube ici.

Stephen : Mais plus que le Charlatan, je crois que l’on a été marqué par l’Atlantic, le bar qui était en dessous de notre ancien studio. Le propriétaire était aussi DJ. Il était toujours bourré. Parfois, on était en studio et il venait nous voir à 4 h du mat’ et il nous disait : “J’en ai marre, je vous file les clés, si vous pouviez fermer le bar.” Je descendais, et je voyais sur la platine le disque qui tournait et arrivait sur sa fin, alors que le mec s’était barré et que le bar était plein ! Parfois, alors que nous étions en train de faire un remix, il débarquait en nous disant : “Ah tiens ça me rappelle un morceau ce que vous faites.” Il partait et revenait deux heures après avec le disque et on lui disait : “Ah oui, tu as raison.” Notre studio, le Charlatan et l’Afsnis étaient tous dans le même coin. Où que tu allais la nuit, il y avait des fêtes. C’était le triangle des Bermudes de Gand : il y avait toujours des gens qui disparaissaient ! (rires)

Est-ce que vous avez failli vous perdre dans la nuit ?

David : Non, j’ai toujours été plus spectateur, mais j’ai vu beaucoup de choses ! (rires) Ce qui est intéressant, c’est que nous sommes tous les trois quasiment les seuls de nos amis de l’époque à ne pas s’être perdus dans la nuit. Peut-être parce qu’assez tôt, nous savions ce que nous voulions faire : lui du cinéma et nous de la musique.

Stephen : On connaît des mecs à Gand qui sont des forces de la nature, ils peuvent prendre de la drogue, boire comme des trous. Moi, c’est tout le contraire, si je fais ça, je tombe immédiatement malade !

Felix : Bon, moi jusqu’à mes 19 ans, je suis énormément sorti. Et puis j’en ai eu un peu marre et j’ai arrêté les drogues, enfin pas toutes… (rires)

Belgica, c’est aussi l’histoire des relations entre deux frères. C’est quelque chose qui a pu vous motiver ?

David : Honnêtement, non. Il y a bien sûr une analogie, puisque c’est l’histoire de deux frères qui travaillent ensemble. Mais nous sommes très différents, ce n’est pas notre histoire.

Vous avez des moments de tiraillements entre vous ?

David : Oui, tout le temps. Quand tu travailles avec quelqu’un dont tu es si proche, c’est difficile. Enfin c’est à la fois plus facile et plus difficile.

Felix : Moi je trouve qu’ils sont incroyables. David dit qu’il y a beaucoup de tensions entre eux, mais pendant les deux années où nous étions ensemble, je ne les ai jamais ressenties.

David : On s’est beaucoup engueulé il y a 20 ans. Depuis, chacun a appris comment l’autre fonctionne. Quand je sens que ça peut déraper, j’évite Stephen et vice versa. Parce que le lendemain, c’est encore ton frère, tu ne peux pas dire que ce n’est plus ton frère ! (rires)

Stephen : Ce qui est étonnant dans le film, c’est que les deux frères ont créé quelque chose ensemble, mais on dirait qu’ils n’en ont pas conscience. On nous demande sans arrêt si nous pourrions travailler séparément, Dave et moi. Oui bien sûr, mais c’est mieux si je travaille avec lui que tout seul ou avec quelqu’un d’autre…

(Patrice Bardot)

 

[Belgica, la BO]

Seize morceaux et quinze groupes sortis de l’imagination des frères Dewaele et de Felix Von Groeningen pour créer ce que pourrait être la musique du Belgica. Éclaté entre punk, techno, hip-hop, rock, blues, electro arabe, parfois tout cela en même temps, ce soundtrack (qui comporte également des titres qui ne sont pas dans le film) s’écoute très bien sans l’appui des images. Ce qui est toujours une belle performance. Si The Shitz ressemble fortement à Soulwax et White Virgins à Soulwax Nite Versions, les cerveaux bouillonnants de Stephen et David ont engendré des trouvailles originales comme le bluesman Roland Mc Beth, le reggae indolent de Light Bulb Matrix, l’électro-orientale de Kursat 9000, la techno de Noahs Dark ou le dance-punk de Diploma. Mais qui sait si ces groupes fictifs ne vont pas se prendre à rêver d’une existence réelle comme la créature de Frankenstein. (PB)

Belgica Original Soundtrack by Soulwax (Pias)

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