Story : Le concert le plus long du monde
C’est en 2640 que se jouera la dernière note de ce « concert » entamé en septembre 2001 dans un coin perdu d’Allemagne. Récit d’une initiative aussi délirante qu’ambitieuse et romantique.
C’est une histoire un peu farfelue qui amuse énormément Ludwig, jeune skateur pourtant davantage amateur de rap FM que de musique expérimentale : “La première fois que j’en ai entendu parler, j’ai trouvé cette idée complètement débile, vraiment. Puis, j’ai commencé à voir les choses autrement. Si tu penses en terme d’harmonie, tu te plantes. Il faut voir ça comme… Je ne sais pas trop en fait.” “Ça”, c’est Organ2/ASLSP, également connu sous le nom de John Cage Organ Project. Une œuvre atypique, au même titre que son compositeur John Cage, musicologue, philosophe et grand manitou de l’inclassable, auteur entre autres en 1952 de “4:33”, pièce composée de 4 minutes et 33 secondes de silence. Au cours d’une vie dédiée à l’étrange, le musicien américain, cinq années avant sa mort en 1992, imaginera également ce Organ2/ASLSP. Une partition pour orgue pouvant durer entre vingt et trente minutes, selon le choix de l’artiste. En 1985, à la demande de Cage lui-même, il ne sera plus fait mention d’un quelconque tempo, d’une quelconque durée de jeu. Il faut juste jouer. As SLow aS Possible, aussi lentement que possible. Et c’est au cœur de l’église St. Burchardi, en Allemagne, qu’une performance live de cette pièce unique se déroule en ce moment-même, à chaque minute de chaque heure de chaque jour, depuis le 5 septembre 2001. Et devrait se terminer le 5 septembre 2640, après 639 ans donc.
PERSONNE NE JOUE
Rainer Neugebauer est le président du conseil des administrateurs de la John Cage Organ Foundation d’Halberstadt, une petite ville allemande située dans l’ouest du land de Saxe-Anhalt, et riche d’environ 40000 habitants. “Je me suis toujours intéressé à la musique et à l’art moderne. J’ai découvert l’œuvre de John Cage dans les années 70. Pour moi, il est moins un musicien qu’un héritier du Dadaïsme. L’idée d’une performance live de Organ2/ASLSP est née en 1998 à la Trossingen University Of Music, nous raconte-t-il. Je suis impliqué depuis le tout début du projet, et mon travail consiste entre autre à superviser les changements d’accords.” Un job qui ne peut être considéré comme un temps plein, quand on sait que le prochain changement n’aura lieu qu’en 2020. Petite précision aux lecteurs qui haussent les sourcils : personne ne joue. En tout cas, personne ne se tient réellement, en permanence, derrière cet orgue, au sein d’une église allemande, entouré d’un cube de verre destiné à étouffer le son afin que le prêtre puisse assurer ses messes au quotidien. Tout n’est qu’affaire de calcul. Ainsi, la partition de John Cage débutant par un silence, il en fut de même avec cette performance. Mais, volontairement étalée afin de durer plusieurs siècles, ces quelques secondes de vide, sur le papier, se transforme?rent en pas moins de deux anne?es de rien, en Allemagne. Ainsi, une premie?re note fut joue?e le 5 fe?vrier 2003, et le premier accord, pas avant le 5 juillet 2004. Le dernier changement d’accord eut lieu le 5 octobre 2013, et le prochain devrait, si tout se passe bien, survenir le 5 septembre 2020 (Cage est ne? un 5 septembre, et l’œuvre de?buta pour les 85 ans de sa naissance).
SOUS CONTRO?LE
Force?ment, quelques questions s’imposent. Comment se font ces changements d’accords? “Un membre de l’association est charge? de poser de petits sacs de sable sur le me?canisme des touches, pour qu’elles re?sonnent a? l’infini, nous explique Rainer. Les sacs doivent e?tre pose?s a? un moment tre?s pre?cis, pour suivre la partition.” Et si tout s’arre?tait? “Nous avons un ge?ne?rateur de secours, mais pour le moment, nous n’en avons jamais eu besoin.” Et si le ge?ne?rateur de secours plante, ou que l’orgue se bloque? Ou, puisqu’il faut tout envisager, qu’un glissement de terrain emporte l’e?glise ? “Alors nous devrons de?cider si nous arre?tons tout, ou si nous recommenc?ons depuis le de?but.” Tout semble donc sous contro?le, et depuis quinze anne?es maintenant, le projet suit son cours, sans accrocs. Ou presque : “Au tout de?but, nous avons e?te? trop impatients, et nous avons donc commis une erreur de calcul. Notre musique e?tait trop rapide de onze mois. Nous avons donc ajoute? onze mois au plus long accord, celui qui a commence? en octobre 2013.” Tout simplement.
VERS L’E?TERNITE?
Reste, e?videmment, une ultime interrogation. Pourquoi ? Quelle est, s’il y en a une, la raison de cette entreprise folle, mene?e par une poigne?e de be?ne?voles (entre trois et cinq personnes) ? Rainer botte un instant en touche, en citant le philosophe allemand Emmanuel Kant (“La musique et le rire ne doivent pas ne?cessairement faire sens”), avant de s’essayer a? une the?orie : “J’ai le sentiment qu’il s’agit d’une bouteille a? la mer, et en me?me temps d’un message d’espoir pour les 639 prochaines anne?es.” Un message, sans doute. Une folie, aussi. Comment se projeter? Comment imaginer que d’ici l’anne?e 2639, rien ne viendra troubler la tranquillite? du lieu, que des be?ne?voles prendront le relais, poursuivront cette entreprise? Du co?te? d’Halberstadt, tout le monde semble y croire. Tout le monde veut y croire. Alena, 73 ans, y vit depuis toujours: “Je ne serai biento?t plus de ce monde. Mais cet orgue sera la?, et mes descendants penseront peut-e?tre a? moi en le regardant.” Au bout des doigts, quelques touches, et l’e?ternite?.
(Nico Prat)