MoskoBeat, le documentaire qui plonge au coeur de la scène techno moscovite
Souvent passée sous silence, la scène techno moscovite est n’a pourtant rien à envier aux capitales européennes. Tel est le constat qu’ont fait Romain Travaillé, Thomas Gras et Manon Masset, les trois réalisateurs expatriés à Moscou à l’origine de MoskoBeat. En un peu moins de 15 minutes, ceux-ci ont réussi le tour de force qu’est résumer 25 ans de culture électronique. Loin des dash cams et des bagarres de paysans bourrés, MoskoBeat rend hommage à la jeunesse d’un pays facilement catalogué comme décadent et qui pourtant, une fois que l’on s’y intéresse, est plein de bonnes surprises. Musicales notamment avec l’inévitable Nina Kraviz ou avec Philipp Gorbachev mais pas seulement. En suivant l’exemple du club Arma17, une scène particulièrement effervescente s’est formée, prémisse de l’arrivée d’un mouvement plus global, loin des carrés VIP et de l’omniprésence de l’argent plébiscité auparavant par le clubbing russe. Une histoire sur laquelle, Romain Travaillé et Thomas Gras sont revenus pour dans l’interview ci-dessous.
Pouvez-vous nous raconter comment est né le projet « MoskoBeat » ?
Romain Travaillé : Cela fait 5 ans que j’habite à Moscou. A cette époque je connaissais de la nuit moscovite uniquement ses clubs populaires et glamours, et ses nombreux bars. J’ai découvert un peu plus tard la musique électronique à travers les premières soirées Weather à Paris et lors de festivals tels que Sonar et Dour. J’ai alors commencé à m’intéresser à cet univers à Moscou et le constat s’est fait très rapidement. La scène était très présente et sous tous ses aspects : compositeurs, DJs, clubs, organisateurs et même festivals. Moscou n’avait rien à envier aux autres grandes villes où la scène electro est reconnue. J’ai tout de suite eu envie de réaliser un reportage et de montrer à quel point cela bouge.
Thomas Gras : C’est ici que moi-même et ma collègue journaliste Manon Masset sommes intervenus. Le Courrier de Russie est toujours partant pour offrir une autre image du pays que celle véhiculée à l’étranger. J’essaie personnellement d’en couvrir tous les aspects culturels : du boom de la musique électro à Moscou et en Sibérie, au punk yakoute en passant par le folklore caucasien. En d’autres termes, Romain offrait un projet, et nous l’accompagnons dans cette aventure.
Il est assez étrange de se rendre compte que la scène russe existe depuis longtemps et qu’elle est aujourd’hui très active, bien que l’on n’en entende parler que très rarement en Europe.
RT : On a clairement tendance à ignorer certains pays et leur culture à cause de leurs situations politiques internationales… Il y a un vrai conditionnement de la part de tous médias confondus sur la Russie… On ne s’intéresse à ce pays que pour ses scandales. Je trouve ça dingue que mes amis français de la même génération que moi (25/30 ans) trouvent encore le moyen d’avoir, encore maintenant, une vision de ce pays si éloignée de la réalité…
J’ai également l’impression que la scène electro en Europe reste un peu enfermée sur elle-même – si on ne compte pas les pionniers américains de Detroit bien sûr. Les festivals pullulent partout en Europe et pourtant, je ne vois pas beaucoup de compositeurs russes dans les line-ups. Et c’est dommage. Je ne pense d’ailleurs pas que l’on puisse prendre Nina Kraviz comme exemple; les gens ne la voient pas comme russe, mais juste comme un personnage à part entière de la scène électro.
TG : Il y a deux aspects dans cette question. Le premier est bien évidemment le monde des clichés qui entoure la Russie : Poutine, dictature, vodka et filles. Ces stéréotypes sont alimentés en permanence. Combien de fois lit-on dans la presse : « Dans la Russie de Poutine, une jeune artiste a ouvert une galerie d’art » ? C’est accrocheur. Les gens aiment ça. Le deuxième point concerne les Russes eux-mêmes. Ildar Zaynetdinov de Gost Zvuk le dit bien : « Il y a trop de super musiciens qui ne font rien avec leur musique, qui ne la publient pas, ne font pas de concert, et jouent tout seuls dans leur chambre ». Il a créé son label pour qu’on en parle mais trop de Russes ne veulent pas qu’on parle d’eux. Ils font leur truc, point. Il faut les pousser pour qu’ils créent rien qu’une page Facebook. Je dirais que les musiciens russes ont leur part de responsabilité dans l’isolement musical de leur pays, qu’ils ne font pas grand chose pour briser cette barrière. Boiler Room, pour preuve, a mis beaucoup de temps à organiser des évènements là bas.
Moscou avait le même potentiel que Berlin pour devenir une ville techno après la chute du mur. A votre avis, pourquoi cela ne s’est-il pas fait ?
RT : Je ne suis pas sûr de pouvoir trouver de réponse juste à ce sujet, mais je pense que cela a un rapport avec le fait qu’il n’y avait vraiment pas un kopek à cette époque, tout est resté très underground, très punk.
TG : Peut-être que les Russes n’en avaient pas envie. La Russie demeure un pays étrange. Ils sont européens d’une part mais ne font rien comme nous. Nos théories n’y fonctionnent pas. Berlin est devenue ce qu’elle est parce que les Allemands le voulaient. Mais Moscou a fait ce que les gens voulaient d’elle : les clubs glamours ont explosé; il y avait une réelle envie de se montrer, de se différencier, de boire des cocktails hors de prix parce que c’est comme ça que les russes voyaient la chose. Ils ne vivaient pas dans l’idée qu’il fallait créer une scène, non. Le club était un lieu créé pour s’amuser, sur de la musique que chacun comprenait. Les Russes se sont formés à leur manière. Rendez vous à un festival en Russie et vous verrez qu’ils ne sont pas intéressés par les mêmes groupes que nous; c’est un monde à part et ce qu’il s’y passe en ce moment n’est en réalité qu’une ouverture sur le monde et l’envie d’appartenir à la scène internationale.
Arma17 eprésente l’arrivée de la Russie sur la carte internationale du clubbing. A-t’il servi d’exemple pour d’autres lieux?
RT : Je pense qu’ils sont une sorte de référence, oui, car ils montrent la bonne voie. Même lorsqu’ils ont été obligés de fermer en 2014, ils ont continué à organiser régulièrement pendant plus d’un an des rave dans une ancienne usine de 4000 m2… Ils n’ont pas lâché, et maintenant ils ont trouvé leur nouveau lieu. Entre temps, ils ont monté le premier festival de musique électronique de Moscou, Outline, où se mélangent grands noms (Theo Parrish, Ben UFO, Daniel Avery, Villalobos, Zadig…) et jeunes artistes russes en pleine ascension (Nikita Zabelin, Poima, Alex Danilov…).
Il y a quelques semaines, la photographe russe Sasha Mademuaselle a présenté l’un des ses projets autour de la scène rave moscovite qu’elle définissait comme « particulièrement transgressive ». La techno a-t’elle un rôle contestataire, en Russie ?
RT : Pas tellement, à mon avis. Elle est très créative et mélange plein de nouvelles idées – il y a beaucoup de références à la musique de l’époque soviétique par exemple; mais je n’ai pas l’impression qu’elle soit politisée ou qu’elle essaye sérieusement de combattre une forme d’autorité… Elle est très concentrée sur son art.
TG : Je dirais surtout que la techno est à la mode. Tout comme le montre le début du documentaire, lors de la Gagarin Party, on peut encore croiser à Moscou lors d’une rave comme Manufaktura – soit 4000 personnes sur 24h non stop; des vieux entrepreneurs en costard avec des jeunes top modèles ou des groupes de types qui réservent des tables en mode VIP à l’écart de la foule. Moscou demeure Moscou, l’argent n’est jamais bien loin. Le mouvement techno-house est à la mode et attire toutes sortes de personnes qui veulent l' »être » aussi. Ainsi, sur ce fait, je ne pense pas qu’elle soit transgressive, et je n’utiliserais surtout pas le mot « underground ».
Que ce soit avec Arma17 ou Science and Art, les promoteurs locaux semblent attachés à ne pas être catégorisés comme des clubs, mais comme des centres d’art. Pourquoi ? La jeune scène s’est-elle construite en opposition avec les « discothèques » traditionnelles ?
RT : Oui tout à fait. On sent que l’héritage des clubs glamours et hors de prix où seule l’apparence importait est à l’opposé des aspirations de ces « centres d’art »… Je ne dirais pas qu’il y a un rejet, mais plutôt qu’ils regardent cette époque avec un sourire en coin… Ils ont une vision bien précise de leurs projets, et le renouvellement qui se passe ici depuis 2 ans se fait assez naturellement : untel ouvre, l’autre ferme, mais tout le monde continue à monter des projets, et même à collaborer ensemble… il n’y a pas de véritable concurrence entre eux. La musique en tant qu’art est enfin revenue au centre de la fête, c’est génial, et je ne pense pas que cela concerne uniquement la Russie d’ailleurs.
TG : Il y a réellement ce sentiment pionnier, d’être à la base de quelque chose de nouveau. Les Russes se reconstruisent et vont puiser dans les bons aspects de leur histoire. Science and art, c’était une maison de la culture soviétique. On y discutait tranquillement sur des thèmes culturels. Et c’est ce qu’ils veulent faire aujourd’hui. Un club se veut être désormais à Moscou à la fois un lieu pour écouter de la musique mais aussi un espace artistique à part entière.
Aujourd’hui, la scène techno de Moscou semble en pleine effervescence, alors que lui manque-t’il pour attirer une foule de fêtards comme Londres, Berlin et depuis peu Paris ?
RT : Même si cette nouvelle vague est un peu jeune, je ne pense pas qu’ils leur manquent vraiment quelque chose… Comme dit Ildar Zaynetdinov (du label Gost Zvuk) dans le documentaire, « On ne doit pas jouer sur les tendances, on ne doit pas à être à la mode ». Je pense que c’est plutôt aux fêtards d’élargir leur horizon, de casser un peu les fausses idées qu’ils se font et de venir ici : la scène émergente est en pleine ébullition, c’est maintenant que ça se passe !
TG : Je pense que la réponse est très simple : l’annulation des visas entre l’Europe et la Russie. Point.
Thomas Gras, Manon Masset et Romain Travaillé sont des contributeurs réguliers du Courrier de Russie. Vous pouvez suivre sur ce site leurs aventures au coeur de la scène techno russe.