Jamie xx : « J’aime la musique gaie »
Cerveau musical de The XX, Jamie XX s’échappe en solo le temps d’un premier album mélancolique mais dansant. A quelques jours de sa performance le samedi 29 aout au festival Rock En Seine, retour sur une rencontre insolite avec un grand timide sur les bords de la rivière Tennessee.
Si on était musicien, on y réfléchirait à deux fois avant d’accepter de jouer à Knoxville. Euh, où ça ? A Knox-ville ! Ville moyenne du Tennessee, de 200 000 habitants tout de même, lovée le long de la rivière qui donne son nom à l’État. Le principal fait de gloire de la bourgade, située à trois heures de route de Nashville, est d’être bien malencontreusement spécialisée dans les derniers concerts d’artistes avant leur mort. Ont ainsi rendu à l’âme après un ultime passage à Knoxville : Sergei Rachmaninoff, Hank Williams, Johnny Cash, Chet Atkins, ou le guitariste d’Ozzy Osbourne Randy Rhoads. Une hécatombe qui au fil des décennies a conduit de nombreux artistes à carrément rayer la localité de leur planning. Ce qui n’est pas le cas du courageux Jamie XX, une des têtes d’affiche du festival Big Ears qui démarre au pays de Davy Crockett un périple américain devant le conduire jusqu’au festival californien de Coachella. Le rendez-vous surfait de la hype mondiale semble à des années-lumière du cadre champêtre de Knoxville où on sera bien en peine de repérer un seul hipster dans les trois rues qui font office de centre-ville. Certes, le corner vinyles du magasin de fringues Urban Outfitters est là pour rappeler qu’il est désormais possible d’acquérir au prix fort n’importe où sur la planète des rééditions des Eagles ou de Bob Dylan en pressage 180 grammes. La belle affaire. Pas certain que Jamie trouve dans ces bacs de quoi alimenter un prochain DJ-set.
Quand on retrouve l’un des trois membres de The XX au bar faussement rustique de son hôtel, où scintille un splendide feu de cheminée factice, il nous confie qu’il était justement en train de réfléchir à la manière dont il allait pouvoir s’occuper une fois cette interview réalisée : “Je ne sais même pas s’il y a un magasin de disques valable dans le coin. Mais partout où je vais, j’essaie d’en dénicher un, je trouve que c’est une bonne manière de découvrir une ville.” Ce que confirme Jean-Philippe Aline, responsable parisien de son label Beggars : “La dernière fois qu’il est venu faire de la promo à Paris, il y avait une demi-heure de trou dans son planning, il nous a fait un DJ-set improvisé au bureau en nous passant des vieux 45 tours qu’il avait achetés la veille. Jamie passe son temps à acheter et à écouter de la musique.” Et depuis fort longtemps.
Né il y a vingt-sept ans à Putney, banlieue résidentielle du sud-ouest de Londres, Jamie Smith (son vrai nom) a le pied mis à l’étrier très jeune grâce à deux oncles… DJ’s. Pour fêter ses 10 ans, les tontons ont la bonne idée, non pas de lui offrir une Nintendo DS ou des Lego Star Wars, mais bien une paire de platines vinyles. Le début d’une vocation. Si l’on rajoute que le père joue de la batterie et que les disques de vieux jazz et de soul tournent à fond dans le salon familial, la route du gamin est donc toute tracée. On raconte même qu’il a démarré, à seulement 14 ans, une résidence dans un bar de Camden. Alors qu’il n’a bien sûr toujours pas l’âge requis pour entrer dans un club. “C’est pour cela que je n’ai pas tout de suite adhéré à la techno ou la house, je n’avais pas les clés pour comprendre cette musique. Quand j’étais jeune, j’étais plus attiré par des sons downtempo, UK garage, ou jungle”, nous lâche-t-il dans un filet de voix. “Beaucoup de jeunes de mon âge ont eu le même parcours en Angleterre. Ce n’est que plus tard, quand j’ai pu aller dans un club que j’ai vraiment compris le pouvoir de la house music.” Logique donc que les rencontres décisives de la vie de Jamie Smith ne se soient pas déroulées sur le dancefloor mais plutôt sur les bancs de l’Elliott School dans sa ville natale. Un excellent établissement pour les vocations artistiques, puisqu’on a noté les Hot Chip, Burial ou Kieran Hebden alias Four Tet dans la liste des anciens élèves.
C’est dans ce collège relativement huppé que Jamie rencontre en 2005 Romy Croft et Oliver Sim avec qui il forme The XX, avec le succès que l’on sait. Smith se rebaptise alors XX comme s’il voulait marquer son empreinte sur un groupe dont il est l’architecte musical, le grand ordonnateur d’une soul électronique diaphane. Ses multiples inspirations, de la new wave au dubstep, rendent le projet indissociable du bouillonnant chaudron sonore londonien.
En retrait, presque caché sur scène par rapport à ses deux camarades, on ne peut pas dire qu’il cherche à attirer l’attention sur lui. Au contraire même, reflétant ainsi ce qu’il est dans la vie. Comme le dit Jean-Philippe Alline : “C’est le plus réservé des trois.” Son grand copain Dan Snaith alias Caribou abonde dans le même sens : “Jamie est quelqu’un de tranquille qui semble très timide mais en vérité il est amical et d’humeur égale.” En 2011, le jeune homme fait pourtant un pas dans la lumière. En pose entre deux albums de son groupe, Jamie ne se transforme pas en comédien de stand-up, mais à la demande du patron de sa maison de disques Richard Russell, il s’attaque à remixer le dernier album de la légende soul-rap Gil Scott-Heron, par ailleurs produit par Russell. Le bouleversant résultat, We’re New Here, sera unanimement salué et fera office bien involontairement de testament musical, Scott-Heron décédant quelques semaines après sa parution. “Mes parents l’écoutaient beaucoup. Ses disques ont bercé mon enfance, j’étais très excité par ce projet, de pouvoir travailler avec une telle légende. Je lui envoyais des lettres manuscrites puis il me répondait par téléphone. Je ne pensais qu’à produire la meilleure musique sans penser au contexte. Je crois que si j’avais dû le faire aujourd’hui, après sa mort, je ne sais même pas si j’aurais réussi car j’aurais été trop conscient de ce qu’il représentait.”
La même année, Jamie sort également son premier maxi en solo “Far Nearer” sur le label écossais à basse chercheuse Numbers. Puis plus rien jusqu’à l’an dernier. La faute au second The XX et à la longue tournée qui a suivi. C’est d’ailleurs pendant ces voyages que le jeune producteur a imaginé son premier album qui nous voit nous déplacer au fin fond du Tennessee pour le rencontrer. “Sur la route, je travaille beaucoup. C’est la meilleure manière de passer son temps en faisant quelque chose de créatif, c’est beaucoup mieux que de jouer à Candy Crush.”
In Colour qui sort le 1er juin, aurait très bien pu se nommer également “The Rest Is Noise” comme le nom de l’un des sommets du disque, tant ses compositions sont plongées dans une délicate mélancolie. Le concept de “musique pour pleurer sur le dancefloor” si chère à la house nation, né entre autres au Paradise Garage à New York au début des années 80, vient de trouver une nouvelle jeunesse. Ce que son auteur valide : “Je suis d’accord avec cette idée. Pourtant quand je produis de la musique, à l’intérieur de moi je suis très heureux et j’aime aussi la musique gaie mais j’apprécie aussi beaucoup ce contraste : que les gens quand ils sortent en club, ce qui est supposé être quelque chose de joyeux, dansent en écoutant une musique triste.” On l’aura compris, les contrastes sont au cœur de In Colour, jusque dans son concept… coloré, inattendu chez quelqu’un invariablement habillé en noir : “J’ai voulu associer chaque morceau à une couleur, par rapport aux émotions qu’ils dégagent. C’est aussi une réaction par rapport à The XX, où l’on nous voit toujours comme étant des gens sombres. Je voulais montrer que nous étions des gens gais aimant les couleurs.” Ce qui n’empêche pas la nostalgie. Avec comme l’impression de visiter le paysage sonore qui a bercé, et berce encore Jamie. L’ouverture “Oh My Gosh” nous replonge ainsi aux temps héroïques de la drum’n’bass façon Roni Size, Undercover Agent, ou DJ Hype, le magistral “Loud Places” évoquant lui l’innocence des premières sorties en club. “Évidemment, j’aurais adoré sortir en rave au début des années 90, mais j’aime bien aussi l’idée assez nostalgique et romantique que je me fais de cette époque que je n’ai pas vécue. J’en reproduis un peu ma propre version, inspirée par des DJ-mixes de ces années-là que j’écoute souvent.”
Ajoutons à ce portrait express les inévitables présences des deux complices Oliver et Romy qui illuminent In Colour. Alors Jamie, c’est vraiment impossible pour toi de vivre sans eux ? Il esquisse (presque) un sourire. “Non, c’est possible, j’ai ma propre personnalité, mais je ne serais pas le même sans eux. Ils sont tellement mêlés à tout ce que je fais, à la manière dont je produis de la musique… ils devaient donc être sur mon album. Ils sont comme mes meilleurs amis, et en même temps comme si c’était mon frère et ma sœur. Je les vois davantage que ma famille, mes autres amis je ne les vois que quelques jours par an, leur présence à mes côtés est quasi quotidienne.” Ce que confirme Claire Perrot, son tourneur/agent français chez The Talent Boutique qui suit depuis des années aussi bien The XX que Jamie. “Il y a entre eux quelque chose de très familial qui est dur à infiltrer, nous raconte-t-elle. Il y a les trois bien sûr, mais aussi le label et le management. Ce sont des gens timides pas dédaigneux du tout mais ils ont besoin en tournée de reproduire une sorte de cocon. Ils sont adorables mais ils ne sont pas comme certains artistes : ils n’ont aucune stratégie pour se mettre les journalistes dans la poche.” On ne peut qu’acquiescer. La séduction des médias est le dernier souci de Jamie XX. Une attitude qui pourrait passer à tort pour de l’impolitesse. Surtout quand on vient de se taper dix heures d’avion pour le rencontrer et que notre photographe a lui fait six heures de route aller-retour dans la journée depuis Atlanta pour le shooter. Mais pour Jamie, enchaîner dans la foulée une interview et une session photo est un exercice très douloureux. Il tente de répondre laborieusement à nos questions en se tordant les mains, révélant ainsi son trouble. La position est également difficile pour le journaliste, partagé entre l’envie d’en savoir plus et celle d’abréger les souffrances de l’interviewé qui rejaillissent immanquablement sur l’intervieweur et son photographe.
Mais celui qui rêve de produire un jour Lana Del Rey a peut-être une excuse : “C’est aujourd’hui où l’on annonce vraiment la sortie de mon album et je me sens très nerveux. Pourtant j’ai déjà sorti des albums auparavant mais je n’avais jamais ressenti une telle pression, c’est assez effrayant.” Nous avons bien choisi notre jour ! La prochaine fois, on vérifiera le planning des annonces avant de poser notre micro. Surtout que le troisième album de The XX est dans les starting-blocks : “Il y a beaucoup de temps entre le moment où tu finis un album et celui où il sort, et ce troisième album ne verra probablement le jour que l’année prochaine. Le plus dur maintenant c’est de maintenir l’excitation que j’ai à l’idée de repartir en tournée avec le groupe, ce qui ne se produira pas avant 2015. J’ai déjà hâte.” Enfin, peut-être pas de retrouver à nouveau le cirque promotionnel, mais ce grand timide a l’air pourtant de se soigner : “Au fil du temps, j’ai pris confiance en moi. Et je rencontre tellement de personnes lors des concerts ou des soirées que j’ai bien dû forcer ma nature pour leur parler. Mais ce n’est pas un hasard si je suis ami avec Four Tet et Caribou, nous partageons bien sûr les même goûts musicaux éclectiques mais nous sommes surtout tous les trois un peu étranges, et antisocial.” Tant qu’ils ne perdent pas leur sang froid…
Patrice Bardot
Article paru dans le Tsugi n°82.