Jeff Mills & Mikhaïl Rudy : “Il ne faut pas avoir peur d’explorer”
Après avoir collaboré avec un orchestre classique, l’inlassable chercheur Jeff Mills a recruté le réputé pianiste Mikhaïl Rudy pour abattre les cloisons entre les genres, le temps d’un duo au Louvre. Rencontre exclusive.
Sur l’écran de l’Auditorium du Louvre défilent les images kaléidoscopiques, irréelles, du film inachevé de Henri-Georges Clouzot L’Enfer. Sur le devant de la scène, Mikhaïl Rudy compose en direct au piano une bande-son minimaliste où les notes s’entrechoquent, tandis que Jeff Mills pilote ses machines en distillant un subtil mais complexe tapis électronique. Pendant une heure en ce soir du mois de février, la confusion des sens sera totale. Une belle manière de fêter les 10 ans de ces cartes blanches “duos éphémères” de l’Auditorium du Louvre que Laurent Garnier avait inaugurées en son temps. À la désormais banalité du cinémix, les deux complices ont répondu en offrant une expérience d’art total dont ils avaient, eux-mêmes quelques jours auparavant encore du mal à imaginer les contours. Rencontre avec deux artistes/chercheurs réunis par la même soif de liberté artistique.
Comment est née cette idée de travailler ensemble ?
Mikhaïl Rudy : Nous nous sommes rencontrés il y a un an et demi grâce à un ami commun qui organisait un concert à la Maison de la culture de Nanterre où il nous avait invités. Nous avons sympathisé ce soir-là. Il est ensuite venu me voir au Palais de Tokyo lors de ma performance avec l’artiste d’art contemporain Philippe Parreno. Plus tard, j’ai assisté à la projection au Louvre du film de Jeff et Jacqueline Caux Man from Tomorrow. En tant qu’auditeur, j’aime beaucoup la musique de Jeff, je la trouve si riche, elle fait le pont entre tellement de genres.
Jeff Mills : Lorsqu’on m’a proposé de faire cette carte blanche, ça m’a paru intéressant d’inviter Mikhaïl à y participer. Mais on a dû seulement se rencontrer trois fois depuis !
Pourquoi le choix de ce film inachevé, L’Enfer ?
J.M. : Pascale Raynaud, la programmatrice cinéma de l’auditorium du Louvre, m’a dit qu’elle avait quelque chose de spécial pour moi, et elle m’a montré des extraits de L’Enfer en m’expliquant qu’il n’avait jamais été réalisé, et le fait que l’on pouvait avoir des extraits qui n’avaient jamais été montrés, je trouvais cela intéressant.
M.R. : C’est de l’art cinétique inspiré par le peintre Vasarely, c’est incroyable, c’est un trésor caché. Je ne connaissais pas et quand j’ai vu le documentaire (sur l’histoire du film : L’Enfer de Henri-Georges Clouzot par Ruxandra Medrea et Serge Bromberg, ndlr), j’ai trouvé cela fabuleux.
Vega 200 – Victor Vasarely © Fondation Vasarely
Comment décrieriez-vous la musique que vous jouez pendant la projection ?
J.M. : C’est la première fois que du piano solo classique et de la musique électronique sont mélangés en direct. C’est très spécial. On a essayé de trouver un lien qui soit au-delà des genres. Je n’aurais pas imaginé que certains éléments de ma musique puissent coller avec la musique classique.
M.R. : C’est difficile d’expliquer dans quelle direction l’on va dans la mesure où cela n’a jamais été fait. C’est plus subtil que de la pure improvisation. C’est plus de l’art contemporain à la Marcel Duchamp où le spectateur ne verra que la moitié du travail. J’entends dans la musique de Jeff des éléments de Wagner ou Scriabine qu’il ignore et je joue au piano dans l’esprit de ces compositeurs. Parfois, c’est un travail d’imagination, de faire des ponts entre les genres. Comme nous sommes tous les deux des amoureux du cinéma, cela nous amène à faire de l’art total.
Jeff, on a l’impression que tu as l’ambition de toujours imaginer quelque chose de nouveau ?
J.M. : Oui, et on devient vite accro à ça. Pour servir au mieux la musique électronique, la meilleure manière, c’est de prendre le temps d’explorer d’autres possibilités. C’était quand même la base de la musique électronique de créer quelque chose de nouveau, d’expérimenter, d’essayer par exemple d’imiter les instruments classiques avec des machines mais rapidement l’aspect commercial a pris le dessus.
M.R. : À ses débuts, la musique électronique c’était plus Stockhausen que le disco…
Mikhaïl, est-ce que tu partages avec Jeff cette obsession au sujet du “temps” ?
M.R. : Oui, ça traverse nos œuvres respectives. Un concert c’est comme une métaphore du temps qui passe. C’est comme si toute la vie passait en un seul concert, mais sans en connaître la signification : je sais où aller mais pourquoi ? Pour moi, musicien classique, c’est très transgressif de travailler avec Jeff, j’ai toujours l’impression que je vais être puni à cause de ça ! Parce que l’univers du classique est très rigide. Quand j’étais jeune, j’ai joué pendant trois ans dans un groupe pop à Donetsk mais ma famille ne l’a su que vingt ans plus tard ! Juste le fait d’être là avec vous et Jeff c’est quelque chose d’inimaginable pour la musique classique. Je pense que mes collègues pensent que je suis fou de faire ce genre d’expérience plutôt que d’aller jouer des concertos à Berlin. Mais aujourd’hui je ne peux plus m’arrêter, je suis comme un enfant dans un magasin de bonbons. C’est un plaisir de revenir vers Tchaïkovski ou Beethoven, mais cela ne peut plus être 100 % de mon temps.
Pourquoi cette rigidité de l’univers classique ?
M.R. : Je crois que c’est stupide. Ça coupe une belle musique d’un maximum de public. C’est un manque de curiosité. En classique, je travaille 100 % du temps sur la technique, pas sur la partie créativité. Moi je désire quelque chose de plus, et je suis un peu jaloux de quelqu’un comme Jeff qui a cette liberté de créer.
Pourtant parfois c’est un peu ça aussi la musique électronique, les machines, donc la technique, prennent le pas sur la créativité…
J.M. : Nous avons également nos vices. De notre côté, nous avons le problème d’être pris au sérieux, que notre musique ne soit pas seulement considérée comme une musique de nuit pour des gens qui se mettent la tête à l’envers. Sans compter qu’une large partie des producteurs ne croient pas en eux-mêmes. Ils ont pourtant toute cette liberté d’explorer, avec des machines très complexes à leur disposition. Il y a des billions de choses à faire avec ces logiciels, mais ils préfèrent indéfiniment répéter les mêmes recettes. Je ne suis pas différent des autres, je n’ai pas pris de cours de piano, j’ai appris à jouer tout seul pour chaque morceau, note par note, mais au fur et à mesure on devient meilleur et on sait à quel accord correspond le feeling que l’on veut exprimer. En fait, la plupart des producteurs ont peur de faire des erreurs et de prendre le risque que les gens n’aiment pas.
M.R. : Je t’ai vu en club, tu fais beaucoup d’expérimentations. Si le public vient te voir, c’est aussi pour cette raison. Tu m’as raconté que dernièrement à Londres, le public était tellement en extase que tu as joué du John Cage ! C’est fantastique.
J.M. : En tant que DJ, je passe 99 % de mon temps à chercher où je veux aller mais je ne trouve pas toujours. Est-ce que l’enchaînement de ces deux morceaux va bien correspondre à l’effet que je veux produire ? Aujourd’hui ce n’est plus possible pour moi de simplement enchaîner les morceaux. Tout le monde peut faire ça, une machine peut le faire ! Mais essayer de créer quelque chose de magique et d’inattendu est plus difficile. Dernièrement, je jouais à Toronto et à un moment j’ai essayé de faire quelque chose mais je me suis mordu la langue si fort que je me suis mis à saigner, parce qu’une idée est arrivée mais je n’avais que très peu de temps pour la concrétiser, je ne pouvais pas me préparer, j’ai juste réagi. J’aimerais bien vivre cela plus souvent.
Mikhail, quelle vision de la musique électronique avais-tu avant de rencontrer Jeff ?
M.R. : J’en écoutais régulièrement. Comme dans tous les genres musicaux, il y a peu de gens vraiment créatifs mais c’est pareil dans la musique classique. Je vais parfois dans les clubs, je danse avec mon fils qui a 14 ans. Dernièrement, on est allés à des concerts de Kraftwerk et de James Blake. Quand il avait 12 ans, je l’ai même amené à la soirée des 10 ans du label Ed Banger ! Aujourd’hui la techno de Detroit c’est comme La Nouvelle-Orléans pour le jazz, ça correspond à une période classique. C’est la musique classique d’aujourd’hui.
Jeff, est-ce que la musique classique est une grande source d’influence ?
J.M. : Elle l’a toujours été. J’étais très influencé par la S.F., j’ai donc démarré avec les B.O. de John Williams pour Star Wars pour exemple qui m’ont conduit vers Tchaïkovski et Mozart. J’ai aussi beaucoup écouté la musique classique à travers les dessins animés Disney. Je regardais Mickey à la télé mais surtout j’écoutais la musique. Au cinéma, plus les films étaient complexes et plus on entendait de la musique classique dans les B.O., comme pour 2001 Odyssée de l’espace par exemple. En fait, la musique classique a plus accompagné ma vie que la musique électronique.
Jeff, quelle question aimerais-tu poser à Mikhaïl ?
J.M. : Comment imaginerais-tu la musique en 3045 ?
M.R. : Je suis surpris de voir deux phénomènes : d’un côté la technologie va tous les jours très vite, mais en même temps la musique n’est pas très différente de ce qu’il se faisait il y a des centaines d’années. Les musiciens jouent encore sur des stradivarius du XVIIe siècle ! Donc pour moi, ça dépendra de comment la société évoluera. Aujourd’hui je vois beaucoup de divisions, certains vont à l’opéra mais n’iront jamais à un concert électro, pareil avec le jazz. Si la société devient plus ouverte alors tout sera possible. Actuellement les éléments pour unifier les scènes sont là mais les gens les utilisent pour se diviser. Ma réponse est donc plus sociologique qu’esthétique.
Et toi Mikhaïl, une question à poser à Jeff ?
M.R. : Oui, est-ce que tu veux faire plus de films ?
J.M. : Oui et non. Oui, si ça correspond au meilleur medium pour faire passer mes idées. Autrement, je préfère rester concentré sur la musique, je ne veux pas être un réalisateur. Mais je ne suis pas effrayé à l’idée d’essayer des choses.
Propos recueillis par Patrice Bardot, publiés initialement dans le Tsugi n°80.
Leur performance à l’Auditorium du Louvre fait aujourd’hui l’objet d’un album :
Jeff Mills & Mikhaïl Rudy When Time Splits (Axis Records)