L’album de Caribou est en écoute, on l’a rencontré
Le nouvel album de Caribou est enfin en écoute intégrale, avant sa sortie officielle le 8 octobre. On a aimé : la preuve, il fait notre couv’. L’interview a été publiée dans le Tsugi #75, en kiosque jusqu’au 8.
Dan Snaith le mathématicien a affiné sa science des sinusoïdes et des pulsations sonores. Plus de quatre ans après Swim, Caribou en est désormais certain : il veut faire des disques qui collent à leur époque. Entre club et R&B, son sixième album Our Love confirme sa révolution électronique et tout l’éclat de son talent.
À la sortie de Swim il y a quatre ans, s’il était évident que nous avions affaire à un excellent disque, rien ne laissait penser que Caribou deviendrait une pareille tête d’affiche. Quelques mois ont été nécessaires pour comprendre que Swim était plus qu’un excellent disque : un grand album. Ensuite, il aura fallu la tournée gigantesque, les premières parties de Radiohead, le plébiscite public et critique (des médias musique “traditionnels” ou, et c’était nouveau pour Caribou, électroniques) pour mesurer l’ampleur du phénomène. Pourtant Dan Snaith, 36 ans cette année, a bientôt quinze ans de carrière et il se sera passé dix ans avant qu’on se passionne pour son travail. Il faut dire qu’avant Swim ses précédents disques, entre références byrdsiennes et folktronica, n’éclataient pas d’une folle personnalité. Avec Our Love, Caribou confirme son virage électronique et son nouveau statut. Nous l’avons rencontré un matin ensoleillé du mois de juin.
Tsugi : Ton album précédent, Swim, fut un triomphe populaire (presque 200 000 albums vendus) et critique soldé par un cycle interminable de tournées. Qu’est-ce que ça a changé pour toi ?
Dan Snaith : Les choses sont arrivées lentement… ou alors je les ai simplement encaissées lentement. Au début ce n’était qu’un album de plus, puis les foules se sont agrandies. La tournée en première partie de Radiohead (six mois de concerts démarrés deux ans après la sortie de l’album, ndlr) a aussi changé la donne. Je sentais que ma musique commençait à entrer en connexion avec plus de monde. Ces années ont été si merveilleuses que pour la première fois je voulais inclure les gens qui ont aimé Swim dans le processus de fabrication du nouvel album, faire un disque pour ceux qui me harcèlent sur Twitter : “Il sort quand le nouvel album, il sort quand ?” Avant, je ne pensais vraiment qu’à moi en faisant ma musique, je trouvais étrange que des gens viennent me dire “ce disque veut dire tellement pour moi”. Je sors de la musique depuis quinze ans, à mes débuts je suranalysais le moindre retour qu’on me faisait, me disant que les autres avaient peut-être raison. Aujourd’hui je sens que je peux inclure le public sans être influencé. J’imagine un mec à côté de moi dans le studio, je lui demande : “Je fais ça pour toi mec, qu’en penses-tu ?”
Ça marche comment ? Tu te dis “ok Joe a envie d’un beat plus lourd” ?
Parfois oui ! (rires) Bon ce n’est pas un album fait pour plaire à tous, je ne cherche pas à lisser. Mais parfois je me dis qu’en accentuant tel élément la foule répondra mieux. Et les morceaux plus personnels, j’imagine que je les chante directement à quelqu’un.
Tu penses parfois à ceux qui préféraient ta musique avant Swim ?
(rires) J’ai fait la paix avec ça, ma musique change toujours beaucoup je sais que ça ne plaira pas à tous. Je suis pareil que ces gens, quand je rencontre des musiciens que j’aime je leur dis toujours “oh j’ai adoré ton premier album” et ils me font une tronche bizarre.
Nous-mêmes, à Tsugi, nous nous sommes mis à adorer Caribou avec Swim. Tu as le sentiment que c’était un nouveau départ ?
Comme si j’étais enfin qui je devais être. Je me suis toujours fixé comme objectif de faire de la musique qui me corresponde, de ne pas sonner comme quelqu’un d’autre, et même si je suis fier de mes disques précédents, tous étaient tributaires d’une musique du passé. Ça m’a toujours gêné. Ironiquement c’est un phénomène assez contemporain, aujourd’hui il y a un créneau pour chaque vieux genre, il y a toujours de la Chicago house, du shoegaze… Maintenant je veux faire des disques qui sonnent de leur époque. Si ça sonne daté dans deux ans, je m’en accommoderais.
Jouer les mêmes chansons pendant trois ans de tournée, ça a pu te bloquer pour écrire à nouveau ?
Je n’ai jamais de problème pour faire de la musique, c’est plus dur de faire de la musique que j’aime ! Contrairement à Daphni (son projet club, ndlr) que je peux faire en un après-midi sur le chemin d’un DJ-set, Caribou exige une concentration et une implication totale. C’est seulement après la tournée avec Radiohead que j’ai pu me poser pour ça. En général je bosse sur un morceau, je trouve qu’il lui manque quelque chose, je le fais écouter à deux personnes, ma femme et Four Tet, les deux voix parfaitement honnêtes auxquelles je peux me fier.
Ils ont toujours le même avis ?
Souvent oui… Et puis je les connais si bien tous les deux…
…Ta femme un petit mieux peut-être ?
(rires) Ma femme encore mieux évidemment mais je voulais dire que je connais leurs goûts par coeur. Les morceaux plus mélodiques, je sais qu’ils plairont à Natasha, ceux plus frontaux, je sais que Four Tet dira “yes c’est bon ça”.
Swim (“nager” en français) abondait en textures fluides et aqueuses. Ton nouveau disque, Our Love, a-t-il un élément ?
Dans Swim tout flottait sous des tonnes de couches. En réaction et pour coller à cette envie de connecter plus naturellement avec les gens, l’idée centrale était ici d’être direct : ma voix est claire, tous les sons sont frontaux… L’inspiration vient du R&B contemporain de ces deux dernières années, où tout sonne synthétique, digital, brillant. Et aussi des classiques de Stevie Wonder, que j’avais toujours négligés parce qu’on les entendait partout, des supermarchés aux mariages. Kieran (Hebden, alias Four Tet, ndlr) a une maison dans le nord de l’État de New York juste à côté de chez Malcolm Cecil, qui a produit tous ces synthés de l’époque. C’est ce qui m’a donné l’idée de les réécouter.
Il y a un vrai morceau R&B dans le disque, “Second Chance”. Tu n’avais pas peur d’avoir l’air de te raccrocher au wagon ?
Je peux comprendre qu’on pense ça… L’époque est vraiment excitante pour le R&B, qu’il soit indé comme Jessy Lanza (artiste du label Hyperdub qui interprète le titre, ndlr) ou plus mainstream avec des producteurs passionnants comme Mike Will Made It, Hit-Boy, Noah Shebib… C’est le son d’aujourd’hui et ça m’excite. Mon ingénieur du son mixait l’album de FKA Twigs en même temps que le mien, ça m’a tellement bluffé… Adolescent, le hip-hop était une grosse part de mon éducation musicale, Wu-Tang, etc. C’est ce qui m’a fait aimer le sampling. Le R&B m’a ramené au hip-hop. C’est marrant, quand Madvillainy est sorti en 2004 jamais je n’aurais imaginé pouvoir m’en inspirer, ça me paraissait intouchable. Aujourd’hui les barrières des genres tombent et tout me vient naturellement.
Ta voix a pris en assurance. Ce fut un long processus, non ?
Le premier album sur lequel j’ai chanté, c’était Up In Flames il y a plus de dix ans (sorti sous le pseudonyme de Manitoba, ndlr) et j’étais tellement terrifié par ma voix que ça m’a encore pris deux ans pour oser chanter en concert. Je sais que je ne suis pas un bon chanteur au sens conventionnel du terme. Mais j’ai trouvé comment utiliser ma voix.
C’est la technique dite “Alexis Taylor” de Hot Chip qui a trouvé sa voix peu à peu dans les aigus.
(rires) Je connais bien Alexis… Mais j’ai l’impression que la première fois où il a monté sa voix, les gens ont du dire “wow” alors que personne n’aurait dit ça pour moi. (rires)
Il y a dans ce nouvel album un morceau hommage à ton ingénieur du son Julia Brightly, peux-tu nous en dire plus ?
On a rencontré Steven il y a quinze ans, il a été notre ingénieur du son pendant des années. Quand Swim est sorti, Steven nous a déclaré qu’il avait eu l’impression toute sa vie d’être né dans le mauvais corps et allait changer desexe. On a passé cette année entière ensemble en tournée, dans des bleds de l’Amérique profonde pas du tout tolérants et c’était tellement inspirant qu’une personne de 50 ans ait le courage de complètement chambouler sa vie. Un jour Julia se sentait mal, est allée à l’hôpital et a appris qu’elle avait un cancer. Une semaine plus tard elle était morte, au moment où je bouclais l’album.
Tu as toujours utilisé beaucoup de prénoms féminins pour nommer tes morceaux.
Le fait que le seul nom féminin de cet album soit celui de Julia et qu’il est là pour des raisons intensément personnelles, alors que par le passé ces femmes étaient des fictions, ça montre que j’ai grandi. J’inventais ces fantasmes parce que j’estimais ma vie normale chiante, ma vie maritale tranquille… J’inventais des histoires pour séduire l’oreille. Ça a changé, j’essaie de mettre autant de moi que possible.
Ta femme voyait ces fantasmes d’un bon oeil ?
(rires) Ma femme trouvait ça drôle et ridicule. On est ensemble depuis plus de dix ans, elle comprenait ce mécanisme que j’utilisais pour ne pas parler de moi. Je ne sais pas si c’est mieux d’être ma femme quand je chante des femmes inventées ou quand je chante maintenant notre vie à deux !
Il y a un romantisme très affirmé et étonnant dans Our Love. Est-ce une forme d’ironie ?
C’est totalement sincère. Quand j’ai envoyé Our Love à Owen Pallett qui a été très impliqué tout au long de la création de cet album, il m’a dit : “Dan, c’est un disque tellement romantique.” C’est vraiment un album de mec de mon âge, milieu de la trentaine, qui réfléchit à l’amour dans toutes ses facettes, ses proches, son amour de la musique, les gens qui s’y connectent… Quand j’avais 20 ans, je me freinais, j’aurais trouvé ça niais. À l’époque je regardais la carrière des artistes et je datais ce moment où le mec était devenu trop “cheesy”.
“Our Love”, le morceau, est orienté club. C’est facile d’être personnel sans chanson ?
J’aime cette idée de concentrer le message en un mantra qui se répète à l’infini. J’associe ça aux Daft Punk des débuts ou à Moodymann.
Tu te servais de la musique pour séduire, ado ?
Je ne draguais pas, j’étais toujours nerveux et timide face aux filles. Je n’osais même pas écrire leurs prénoms sur mes copies au cas où quelqu’un le verrait. J’avais par contre réalisé un mix pour ma femme à nos débuts, il devait y avoir des trucs romantiques shoegazy genre My Bloody Valentine. Rien de trop explicite, pas de “I love you”.
Owen Pallett, auteur d’un excellent disque cette année et qui a fait beaucoup d’arrangements sur ton album, a une vision analytique très complexe de la musique. Ça te parle à toi, le matheux ?
Je le connais depuis douze ans, même si on ne s’est mis à bosser ensemble que récemment. Je lui joue un truc, il s’assoit avec un stylo et une partition et passe des heures à noter comme un fou, sans faire le moindre bruit. Il est fascinant, il inversait le début et la fin des morceaux, triturait ça dans tous les sens.
Comment as-tu connu Jessy Lanza, qui intervient sur un titre de ton album ?
Je la connais de Jeremy de Junior Boys qui a coproduit son album, il me faisait écouter au fil des mois, on traînait ensemble quand je rentrais au Canada. Ça rejoignait mon intérêt pour le R&B et je crois que je ne peux collaborer qu’avec des amis. C’est drôle Jeremy et Jessy viennent du même petit trou paumé canadien que moi, même si Jessy est plus jeune. Avec Jeremy on a joué l’un contre l’autre dans des battles de groupes au lycée. Les mecs de Junior Boys étaient un peu les concurrents, ils avaient un vieux Moog trop classe, j’étais très jaloux.
Grandir dans une campagne isolée au Canada, ça a joué sur ton rapport à la musique ?
Il n’y avait pas grand-chose à faire d’autre qu’écouter de la musique. J’ai comparé mon expérience à celle de Kieran, qui a grandi à Londres. Lui était au premier concert de Nirvana sur place. Moi je n’étais à aucun des événements qui forgent la culture. Alors moi et mes amis fans de musique (dont un joue aujourd’hui de la guitare dans Caribou), on devait découvrir en se débrouillant et du coup on était plus libres, loin des modes. Ça n’était pas bizarre d’écouter un album des sixties à côté d’un album de grunge ou de Public Enemy, alors que dans les années 90 tout le monde découpait tout en genres. Cette sensibilité m’est restée.
Sur cet album tu poursuis ta mue électronique. Est-ce la vie à Londres qui l’avait déclenchée ?
Je vis à Londres depuis plus de dix ans, aujourd’hui beaucoup de mes amis proches sont de jeunes DJ’s : Floating Points, Ben UFO, Pearson Sound… Je suis toujours à la recherche de l’expérience musicale chamboulante et les concerts ne me faisaient plus cet effet. Kieran commençait à jouer régulièrement à Plastic People à cette époque alors je me suis remis à clubber.
C’est en club que tu as rencontré Four Tet ?
Je l’ai rencontré il y a dix-sept ans dans un festival qui s’appelait The Big Chill. Les étés, je traversais l’Atlantique pour un petit job en Angleterre, entouré de mathématiciens (d’une famille de mathématiciens, il a lui-même étudié les maths, ndlr)… Certains d’entre eux étaient fun mais la plupart étaient… arides, alors j’allais à ce festival tout seul, je ne connaissais personne, je suis allé parler aux gens dont j’aimais la musique, Four Tet était l’un d’entre eux et il était très abordable. Aujourd’hui encore avec Kieran, et maintenant Sam de Floating Points, on passe notre temps à se faire écouter des trucs, à s’envoyer des textos pour signaler un truc super rare qui a ressurgi sur Discogs.
Tu ne t’es pas lassé de faire le DJ depuis cette révélation ?
J’aime beaucoup ça. On vient de reprendre le live, je suis heureux, mais être DJ est incroyable d’une autre manière, ça peut être aussi agréable. J’aime croire que je suis un DJ correct techniquement même je suis loin de la maestria de Ben UFO. Je suis content dans mes DJ-sets de me concentrer sur l’effet de surprise, pas sur l’idée d’être techniquement parfait.
Tu t’amuses à faire des sets interminables, huit heures de long. Le côté athlétique te plaît ?
Il y a de ça, j’aime ce moment avant le début où tu frappes ton poing contre ta main et où tu te dis “allez mec, tu vas tout défoncer”. C’est aussi ce genre de prestation où tu ressens vraiment un sentiment de communion, aussi cliché que ce soit. Le public et l’artiste, au bout de huit heures passées ensemble à évoluer en musique, ont l’impression d’être une seule et même entité.