Aphex Twin : l’interview
Entretien extrait de notre numéro 47, paru en décembre 2011.
Le rock a ses stars, la techno a ses mythes. Quand les uns dévastent des chambres d’hôtel, les autres se cachent derrière un jeu de piste de pseudos, refusent de se faire voler leur âme par un appareil photo, nourrissent le réservoir à rumeurs et disparaissent des mois entiers sans laisser d’adresse. Si les choses ont changé aujourd’hui à l’époque de David Guetta et de Paul Kalkbrenner, les pères fondateurs de la techno étaient des héros souvent aussi torturés que discrets.
On se souvient d’Underground Resistance, de Maurizio (qui, rappelons-le, n’est pas un aristocrate italien fou mais un duo germanique fan de reggae) mais aussi, plus proche de nous, de Burial ou du collectif anonyme Pom Pom. Dans le genre sans visage, il y a aussi évidemment les Daft Punk, même si on ne sait plus trop où les ranger entre David Guetta et Underground Resistance. Mais parmi les pionniers de l’électro, il en est un plus mystérieux, étrange et inquiétant que tous les autres : Richard D. James alias Aphex Twin, AFX, Blue Calx, Polygon Window, Dice Man et des brouettes d’autres pseudonymes plus alambiqués encore.
LE DIEU DE LA CULTURE RAVE
Cela peut paraître étrange aujourd’hui mais il fut un temps où cet autodidacte rouquin et chevelu né dans une famille désargentée de la Cornouailles britannique était considéré à l’égal d’un dieu par tous les disciples de la culture rave. Dans les années 90, chaque vinyle d’Aphex était accueilli tel un oracle portant en lui l’avenir de la musique. Et c’est peu dire que le garçon était prolixe. Qu’il explore l’acid house, l’ambient, l’électronica (ou plutôt l’intelligent dance music comme on disait alors bêtement), flirte avec la musique contemporaine puis s’aventure au coeur d’une jungle très personnelle et de plus en plus agressive, Aphex Twin tutoyait les sommets. Avec le recul, il faut reconnaître que la plupart des morceaux de cette époque sont inspirés et brillants. Le son d’une révolution en marche.
Cette période de grâce va en gros s’arrêter après le maxi “Windowlicker” en 1999. Chef d’oeuvre fracturé dont la folie dantesque était sublimée par un clip grimaçant de son alter ego, le réalisateur Chris Cunningham, où la tête caricaturée de Richard D. James se retrouvait collée sur des corps dénudés de bimbos siliconées. En 1999, l’Aphextwinmania bat son plein. Mais après ce sommet de bizarrerie malsaine, étrangement déconnecté de toute sortie d’album, les choses commencent à mal tourner. Aphex Twin se fait plus discret et disparaît quasiment après l’accueil particulièrement frais réservé à son décevant double album de 2001, Drukqs. Avec les médias, Aphex Twin s’est toujours montré très réservé, voire carrément hostile. Il lui arrivait tout de même de donner parfois d’ironiques interviews “face to face” et de se laisser éventuellement photographier.
L’intervieweur en sortait avec l’impression désagréable d’avoir torturé un pauvre garçon qui ne demandait qu’à rester enfermé avec ses machines dans un gourbi sentant la chaussette tiède et la soupe de nouilles froide. “Parler à la presse est pour moi une torture. La nuit dernière, j’ai insulté ma copine en dormant. Je rêvais qu’elle était journaliste”, s’entend répondre un journaliste de Libération en 1996. Puis à partir de la généralisation des e-mails, Aphex Twin ne va plus répondre que de la manière la plus brève et elliptique possible, caché derrière son clavier. Est-ce parce que l’ironie passe mal par mail, mais on sent poindre dès ce moment-là une arrogance de plus en plus manifeste derrière la timidité. Sommet du genre, “l’entretien” donné au quotidien espagnol El País à l’occasion de son passage au Sónar: El País : Pourquoi ne pas avoir sorti de nouveau disque depuis aussi longtemps ? AFX: J’étais occupé à divorcer. Ma femme me volait. El País : Quelle relation avez-vous avec le public ? AFX: Je le déteste. El País : Pourquoi vous produire dans un festival comme Sónar ? AFX: Pour sortir un peu de chez moi. Inutile de préciser que le reste de l’interview est à l’avenant. Entretien exclusif extrait de notre numéro 47, paru en décembre 2011.
Tsugi : Qu’est-ce qui te dérange tant dans les interviews, pour que tu acceptes aussi rarement de parler à la presse, ou seulement par mail?
Aphex Twin: Ça prend beaucoup de temps. Du temps que je pourrais passer à rêver à de nouvelles choses.
Dans un récent entretien accordé à un quotidien espagnol, tu disais haïr le public. Qu’entends-tu par-là?
Je plaisantais.
À la lecture de cette interview, tu sembles détaché et désintéressé par ce qui t’entoure. Est-ce vraiment ton état d’esprit?
J’aimerais.
Qu’est-ce qui t’intéresse aujourd’hui? Par quoi te sens-tu concerné?
Tout m’intéresse, trop de choses. Je viens de me mettre à étudier les communications entre insectes.
Tu viens d’avoir 40 ans. Comment ressors-tu de ce passage symbolique?
J’ai l’impression d’avoir 22 ans. Le monde de la musique évolue rapidement.
Une grande partie du jeune public ne te connaît pas ou te voit comme un mythe un peu mystérieux. À être si discret, ne redoutes-tu pas que l’on t’oublie carrément?
Ahaha, bien essayé.
Ne crains-tu pas que ton prochain disque ne devienne à la façon des Guns N’ Roses le Chinese Democracy de la musique électronique?
Heureusement, je n’en ai jamais entendu parler.
De quoi vis-tu, maintenant que tu ne sors plus aucun disque et que tu tournes assez peu?
Je peux bien vivre de que dalle si ça me chante.
Depuis 2009, on te voit de plus en plus souvent sur scène. Pourquoi?
J’adore mixer.
Que ressens-tu sur scène?
Des bonnes vibes.
Ta motivation principale, c’est l’argent ou places-tu l’art au-dessus de tout?
Je suis intéressé par l’argent mais au final il faut toujours que je fasse quelque chose qui ne soit pas trop mauvais. Si tu n’es pas créatif, tu t’écroules.
Comment sonne la musique que tu enregistres en ce moment?
Merveilleusement bien !
Tu as récemment déclaré que tu avais divorcé parce que ta femme te volait. Comment est-ce possible?
Haha, je ne suis même pas marié.
Dans les années 90, tu disais avoir acheté un tank. L’as-tu toujours ? C’est quoi comme marque? Qu’est-ce que tu en fais?
Il est toujours en état de marche!
Travailles-tu toujours avec Chris Cunningham? Quels sont vos projets?
Rien n’est prévu pour l’instant, mais il serait surprenant que nous ne fassions rien d’autre de notre vivant.
Sauf erreur de notre part, tu as dit par le passé que tu détestais Radiohead. Pourtant, tu as récemment joué en live avec Jonny Greenwood. As-tu changé d’avis?
Je n’ai pas joué avec lui, juste dans un même genre de festival (ils ont tous les deux réinterprété des oeuvres de Krzysztof Penderecki pour un congrès européen de la culture à Wroclaw, Pologne, ndlr). Ils font de la musique pour de bonnes raisons, c’est la meilleure chose que chacun d’entre nous puisse espérer.
Qu’écoutes-tu en ce moment?
Le gargouillement de ma cafetière. Oh, et Zavoloka (Kateryna de son prénom, compositrice de musique contemporaine et électronique de Kiev, ndlr) !
À une époque, tu comparais la composition musicale à un journal intime. Plus tard, tu en as parlé comme d’un processus machinal et automatique. Où se situe la vérité entre intimité et mécanisation?
Wow, cool cette question à la française. Je ne suis pas certain de la comprendre.
Tu as le sentiment d’avoir toujours quelque chose à dire, musicalement parlant?
Hey, j’ai même pas encore commencé à déballer tout ce que j’avais à dire, mec.
Comment expliques-tu tes changements fréquents de pseudonyme au cours de ta carrière? Le plaisir de perdre l’audience, un vrai besoin d’explorer différentes approches ou juste l’impulsion du moment?
Un générateur de noms.
Tu travailles toujours à ton label, Rephlex?
Pas des masses.
Comment juges-tu tes débuts, comme Selected Ambient Works ou un morceau comme “Didgeridoo” ?
J’ai essayé de les reproduire, je n’y arrive même pas ! J’ai réessayé une dernière fois, j’ai repris exactement le même équipement pour cela et je n’ai toujours pas réussi. Je pensais que ce serait simple mais bordel, ça ne l’est pas !
Si tu pouvais revenir sur un moment de ta carrière et changer des choses, quelle époque de ton oeuvre modifierais-tu et en quoi?
Jolie question, je fantasme ces choses-là toute la journée. Rien n’est jamais fini, l’enregistrement de la musique donne juste l’illusion qu’il y a une perfection possible, mais la réalité c’est qu’une heure, un jour, une semaine plus tard, tu es d’une humeur différente, tu n’aurais pas fait les choses de la même façon. Les enregistrements sont des instantanés d’humeur et de la personnalité de l’artiste à un moment précis. Mon fantasme ultime, ce serait de pouvoir voir pour chaque morceau de ma bibliothèque musicale une vidéo montrant comment le morceau est créé, en contrôlant le positionnement de la caméra. On pourrait revenir un jour avant l’enregistrement, suivre l’un des producteurs qui chapeautent l’enregistrement… Et même pourquoi pas ensuite pénétrer à l’intérieur du morceau pour le modifier et voir comment modifier un morceau unique de ta bibliothèque musicale peut chambouler en cascade tous les autres parce que tu auras changé toute l’histoire de la musique.
Selon toi, quels artistes ont marché sur tes traces en ton absence?
(aucune réponse)
Tous les indices portent à croire que tu serais derrière l’album de The Tuss en 2007. Pourquoi ne pas l’avoir dit? Pourquoi garder l’information secrète encore aujourd’hui?
C’est une expérience psychologique extraordinaire dont j’ai appris beaucoup, humainement…
Si tu devais suivre le plan de carrière de quelqu’un d’autre, serait-ce celui de JD Salinger, disparaissant du monde public après un gros succès, ou de Kraftwerk, s’évanouissant dans la nature pendant une décennie avant de revenir pour tourner comme une rock star?
Merci pour la comparaison avec de tels artistes. Je vois où vous voulez en venir mais c’est une grosse erreur de laisser ce type de pensées s’immiscer dans ce que tu fais… Je vois les choses à beaucoup plus long terme, du genre après ma mort… La façon dont les humains perçoivent le temps n’est qu’une des façons de voir les choses. Et nous sommes en réalité nés et morts au même moment, il n’y a pas de temps. Le présent, le moment où tu meurs, il n’y a pas d’ordre, c’est juste une manière qu’on a de voir les choses.