PlutĂŽt que de nous lancer dans une biographie nĂ©crologique pour rendre hommage Ă  Pierre Vassiliu, dĂ©cĂ©dĂ© ce week end, nous prĂ©fĂ©rons mettre en ligne l’article que le magazine Serge avait publiĂ© en avril 2011 : un reportage rare et touchant, Ă©crit par Guido Minisky racontant une rencontre entre Pierre Vassiliu et Arnaud Fleurent-Didier.

Dans quelques minutes, un homme de 74 ans, qui a tout connu de ce que peut offrir le showbiz, va monter sur scĂšne pour chanter une chanson aux cĂŽtĂ©s d’un homme de 36 ans, qui dĂ©bute dans le mĂ©tier. Le plus jeune est la tĂȘte d’affiche, le plus vieux est son chanteur prĂ©fĂ©rĂ©.

La grande histoire

Pierre Vassiliu est une vedette. Un nom connu de tous, sans que l’on sache bien pourquoi. Ce qu’il n’a jamais eu, c’est une reconnaissance Ă  la hauteur de son talent d’auteur. Ses heures de gloire, il les a connues avec un premier tube Ă  l’aube des annĂ©es 60, “Armand” (dans un genre chansonnier qu’il renia vite), et un second au milieu des annĂ©es 70. “Qui c’est celui-là”, destinĂ© Ă  ĂȘtre une face B et torchĂ© en quelques heures, est catapultĂ© en haut des charts par les dĂ©cideurs radio – tuant au passage le fabuleux “Film” souhaitĂ© comme single par le chanteur. Deux chansons rigolotes, un physique rondouillard, une moustache voyante, des chemises criardes, le ton est donnĂ©?: Vassiliu est un marrant.

Pourtant, en plongeant dans sa fascinante discographie (d’Amour/AmitiĂ© en 1970 Ă  DĂ©mĂ©nagements en 1978), on dĂ©couvre un artiste touchant et drolatique plutĂŽt que “fendard”. Son recueil de singles (Qui c’est celui-lĂ ??, 1974) regorge de sincĂ©ritĂ© et de rythmes dĂ©moniaques. Le titre “Qui c’est celui-lĂ ??”, c’est l’arbre qui cache une forĂȘt merveilleuse. Mais subitement la forĂȘt s’assombrit. Marie, sa femme adorĂ©e, au centre de ses textes, le quitte un beau matin, soĂ»lĂ©e de solitude. DĂ©vastĂ©, il renie d’un coup toutes ses chansons, oublie “On imagine le soleil”, rejette “Marie en Provence”. La dĂ©bĂącle dĂ©borde, il saborde des passages tĂ©lĂ© et se fĂąche avec sa maison de disques.

En plein trip, il chante dans les rues de Bombay et kidnappe en avion son nouvel amour, Laura, avec qui il vit toujours. AprĂšs un Vassiliu (1979) hallucinĂ©, mi-world mi-progressif, il se tourne vers les rythmes africains puis cubains. Son dernier disque (Pierre PrĂ©cieuses, 2003) est son meilleur depuis vingt ans. Mais il n’en vend pas et sa carriĂšre stoppe net en 2008 sur une participation au bric-Ă -brac nostalfric, la tournĂ©e mouroir Âge tendre et tĂȘte de bois, oĂč, aux cĂŽtĂ©s de ringards de la variĂ©tĂ© française, il chante onze minutes par soir un medley des chansons comiques qui l’ont empĂȘchĂ© d’accĂ©der au statut d’auteur majeur qu’il est.

Arnaud Fleurent-Didier fait partie de ce groupuscule de fans qui vĂ©nĂšre “Mon amour mon amour” ou “Pourquoi??” : “La premiĂšre chanson qui m’a vraiment surpris, c’est ‘Film’. Je l’ai dĂ©couverte tard, Ă  25 ans. AprĂšs j’ai grattĂ©, je me suis fait un best-of d’une vingtaine de chansons.” La libertĂ© d’écriture de Vassiliu l’a inspirĂ© et l’inspire encore. “Il y a plein de clichĂ©s dans ce qu’il fait. Il ne concourt pas pour le premier prix du texte?: parfois, il ne rime pas, il rĂ©pĂšte les mots. Parce qu’il s’en fout. Il est libre. Pas pour dire ‘je vous emmerde’ mais pour donner des Ă©motions aux gens. Ce sont les codes d’émotion qui l’intĂ©ressent, pas les rĂšgles d’écriture. Je ne connais pas un autre chanteur comme lui. Je ne connais que des chanteurs qui jouent Ă  la libertĂ©.” 

DĂšs 2005, Arnaud contacte Vassiliu pour lui proposer de l’enregistrer, rĂȘve Ă  un album hommage ou Ă  des scĂšnes communes
 À l’époque, le vieux l’éconduit. En 2010, devenu vedette Ă  son tour et fin conspirateur, Arnaud parle de Pierre au Grand Journal de Canal+ et se paie ainsi toute l’attention de son hĂ©ros, qui accepte de le rencontrer. Il organise (contre l’avis de son tourneur) un concert prĂšs de SĂšte oĂč rĂ©side Vassiliu, et fomente un plan qui le conduira Ă  venir chanter Ă  ses cĂŽtĂ©s Ă  la Cigale en fĂ©vrier. La programmatrice du Casino du Cap d’Agde, qui n’en croit pas ses yeux de “faire AFD” dans sa salle cheap, ne se sent pas du tout manipulĂ©e, pas plus que les journalistes de Serge, qui donnent corps Ă  l’opĂ©ration. Chacun y trouve son compte et c’est lĂ  tout le charme de l’artiste tĂȘtu, qui parviendra Ă©videmment Ă  ses fins.

La petite histoire

Nous nous trouvons dans la salle de concert de la cĂ©lĂšbre station balnĂ©aire Ă©changiste en plein aprĂšs-midi d’hiver. Pierre Vassiliu assiste Ă  la balance. InvitĂ© pour le concert, personne ne lui a encore demandĂ© de chanter. A-t-il pourtant perçu la manƓuvre?? Il est habillĂ© pour la scĂšne, belle veste et beau chapeau, mais quand Arnaud Fleurent-Didier l’apostrophe entre deux morceaux et l’invite Ă  balancer, il semble ne pas comprendre. “Qu’est-ce qu’il veut dire??” “Il veut que vous montiez chanter une de vos chansons avec lui”, lui souffle-t-on. “Je ne sais pas si j’ai envie”, cabotine l’ancien, dĂ©jĂ  en route vers la scĂšne. 

La rĂ©pĂ©tition est dure?: Arnaud a choisi “Le vent souffle oĂč il veut et quand il veut”, un titre fleuve (neuf minutes) sublime, de 1975, dans lequel, pour changer, Vassiliu adressait Ă  sa Marie des mots d’amour. Il ne l’a jamais chantĂ©e en public. Peu aprĂšs sa parution, Marie le quittait et la chanson rejoignait le cimetiĂšre de sa mĂ©moire. La rĂ©action est immĂ©diate?: “Pas celle-lĂ .” C’est mal connaĂźtre l’entĂȘtement du jeune fan qui le convainc d’un geste et d’un regard. La rĂ©pĂ©tition est atroce. Vassiliu ne s’entend pas, marmonne, dĂ©raille, ne parvient pas Ă  lire les paroles. Arnaud demande Ă  l’ingĂ© son de couper les micros, congĂ©die ses musiciens et rĂ©pĂšte en tĂȘte-Ă -tĂȘte avec l’auteur ce morceau qui lui semble revenu de l’enfer. Trop fier pour se plaindre, trop artiste pour se dĂ©filer, Vassiliu s’exĂ©cute tant bien que mal, mais se refuse Ă  chanter le prĂ©nom de Marie. Une seule et unique rĂ©pĂ©tition qu’Arnaud conclut plein de chaleur et d’optimisme. Vassiliu retourne s’asseoir, chamboulĂ© mais prĂȘt Ă  affronter la suite.

Une heure plus tard, la salle se remplit d’un public inattendu. Un car du troisiĂšme Ăąge prend place, escortĂ© de locaux tout rouges encravatĂ©s et de dadames en fourrures. Vassiliu hallucine. Ce public, il le connaĂźt par cƓur, c’est celui d’Âge tendre et tĂȘte de bois. Suant, il dĂ©lire Ă  voix haute?: “Ils vont vouloir que je fasse ‘Qui c’est celui-lĂ ??’, ils vont me siffler.” Une mamie s’approche, papier dĂ©gueu dans une main, bic orange dans l’autre. “On peut avoir un autographe, m’sieur Vassiliu?? Vous savez, nous on vous adore hein, vous avez bercĂ© notre jeunesse Ă  Toulouse hein.” La routine. Mais dans les yeux de Pierre, la terreur. Faut-il leur montrer qu’une carriĂšre ce n’est pas qu’une chanson?? Ou faut-il donner aux gens ce qu’ils veulent?? En proie Ă  une vĂ©ritable panique, il sait trĂšs bien qu’il ne peut pas refuser la scĂšne mais doit trouver une alternative Ă  ce qu’Arnaud a prĂ©vu. Sauf qu’Arnaud a disparu et que le concert commence dans quelques minutes. Vassiliu est pris au piĂšge.

En live, La Reproduction (le dernier album d’AFD, ndlr) est d’une intensitĂ© qu’on n’aurait pas pronostiquĂ©e. BĂȘte de scĂšne, Arnaud virevolte, regarde la salle dans les yeux, tape des solos de guitare. AccompagnĂ© de vidĂ©os, tenu par le fil rouge musical de la chanson “MĂ©mĂ© 68”, irradiĂ© par les voix volubiles du chanteur et ses deux musiciens, le show ne connaĂźt pas de temps mort. Le public, conforme Ă  celui qui regardait Jacques Martin Ă  la tĂ©lĂ© le dimanche, lui fait un triomphe. Arnaud chante “En vadrouille Ă  Montpellier”, “un morceau de mon chanteur prĂ©fĂ©rĂ©.”  Et au rappel, raconte au public?: “Je suis venu au Cap d’Agde pour le rencontrer. Pierre, tu viens sur scĂšne??” Sans une hĂ©sitation et sans sa canne, Vassiliu se lĂšve et rĂ©pond, jovial?: “Qu’est-ce qu’il se passe, on m’appelle?? J’ai vu de la lumiĂšre, alors
” Il a tombĂ© le chapeau, se fait aider par un gros roadie pour grimper les ­escaliers du podium. Nous tremblons de peur quand Arnaud joue les premiĂšres mesures de “Le vent souffle
”.

Au micro, Vassiliu improvise quelques lalala. Sous les projecteurs, son corps s’est redressĂ©. Sa voix s’est transformĂ©e. En un instant, il est dedans, et juste. Nous sommes sans doute moins de dix Ă  prendre la mesure de ce qui se joue devant nous, l’émotion nous prend Ă  la gorge. C’est la premiĂšre fois qu’il interprĂšte cette chanson sur scĂšne. Et la premiĂšre fois depuis trente-cinq ans que Pierre chante un morceau de sa “pĂ©riode Marie”. À la fin, notre rythme cardiaque a doublĂ© de cadence. DorothĂ©e, musicienne d’Arnaud, fond en larmes. Le public debout applaudit sans discontinuer pendant de longues minutes, comme dans un film hollywoodien. Puis Vassiliu prend la parole
 et tout vacille.

“Merci. Je vais vous en faire une ou deux autres. Alors
 Vous connaissez la diffĂ©rence entre un rappeur et un campeur?? Le rappeur nique sa mĂšre et le campeur dĂ©monte sa tente.” Rires dans la salle. Arnaud sourit. Son Vassiliu privĂ© vient de laisser place au Vassiliu public. Arnaud voulait faire la lumiĂšre sur la mĂ©lancolie mĂ©connue et l’art de l’émotion forte dans la rime simple. Mais il arrive trop tard, la zone d’ombre est aux abonnĂ©s absents. Atteint de Parkinson, qui l’empĂȘche de jouer de la musique depuis deux ans, le vieux chanteur entretient ce qui le lie au public. Pourtant Arnaud sourit, parce que sur scĂšne rĂšgne l’autre qualitĂ© de Pierre, la libertĂ©. Celle de faire le con et de se montrer tel qu’il est (celui-lĂ ). Backstage, il ne se plaint mĂȘme pas de la maladie, ne montre ni regret ni amertume quand il Ă©voque ses derniers disques peu vendus. “T’as aimĂ© le ­succĂšs??”, lui demandait Arnaud la veille au restaurant. “Oh oui. Terriblement. Arriver sur une scĂšne, devant 5?000 personnes, quel pied?!” 

L’Histoire

Cinq jours plus tard, Vassiliu monte Ă  Paris refaire le duo sur la scĂšne de la Cigale (version moins rĂ©ussie). Shot de public, coup de fouet, coup de jeune, il ne veut plus partir. InstallĂ© chez des musiciens Ă  Meudon (Renaud??), il n’a toujours pas pris de billet de retour. “Je me sens en super forme. J’ai mĂȘme attrapĂ© un rhume. Je me balade dans la forĂȘt, je croise des ­petites
 Et puis chez mes copains, j’enregistre des maquettes pour un nouvel album.” 

Guido Minisky