La techno underground fait de la résistance !
Le BPM a la cote. Les têtes de file des années 90 refont surface pendant qu’on assiste à la naissance d’une nouvelle génération. Le constat est sans appel?: la techno est revenue, plus forte que jamais. Enquête sur le pourquoi du comment.
Souvenez-vous, c’était il y a à peine quelques années : l’offre électro moyenne se situait entre une poignée de labels mastodontes étrangers sur le déclin (BPitch, Minus, Playhouse, etc.) et l’omnipotente french touch 2.0 (Ed Banger, Institubes et consorts). Soundcloud et YouTube n’étaient pas encore nos jukeboxes attitrés, on parlait de retour du rock, voire de la deep house, et Uffie était encore une icône. Le lot commun des soirées se tenait dans des miniclubs à fluokids comme le Paris Paris et le Social Club, et le mot “hype” était encore hype. Pour les amateurs nostalgiques d’une techno plus tranchante et respectueuse de ses origines, il ne restait plus qu’à se rabattre sur quelques nuits au Rex et au Batofar, ou ponctuellement sur les We Love et Katapult ou de se plaindre indéfiniment du retard de Paris sur Berlin, Londres ou Barcelone. Aujourd’hui l’état des lieux est tout autre : la production techno mondiale n’en finit plus d’ouvrir de nouveaux horizons au point qu’il est difficile d’en suivre de près l’évolution, l’énergie manque pour profiter d’une offre de soirées en expansion constante, et près de 50 000 personnes sont attendues en juin prochain à la deuxième édition d’un festival à la programmation résolument underground, dont la taille rivalise facilement avec le Sónar. Qu’a-t-il bien pu se passer en quelques années ?
Des plateaux de techno radicale
On partait pourtant de loin. “Toute une génération était mal reçue, c’était cher, les clubs étaient mal sonorisés, tout se passait dans l’entre-soi, même au Pulp”, pose Fabrice Desprez chargé de la communication de l’agence de promo Phunk et témoin assidu de la scène techno. Nombreux étaient ceux qui ne se retrouvaient pas dans l’état d’esprit d’une époque dominée par des labels excessivement marketés et une scène qui fonctionnait de plus en plus comme un star-system. “L’industrie locale était toujours basée sur les mêmes line-ups, les promoteurs misaient sur des gros noms pour être sûrs de remplir leurs lieux, déplore Brice Coudert, directeur artistique des fameuses journées/soirées Concrete, alors qu’il aurait été possible, déjà à ce moment-là, de proposer des artistes moins accessibles et de diversifier l’offre.” Pourtant, l’époque ne semblait pas à la prise de risques. Julien Boisseau, du collectif pionnier Sonotown monté en 2008, a commencé ses soirées dans des lieux insolites comme les Studios de l’Olivier à Malakoff ou le Générateur à Gentilly et voyait ses line-ups rejetés par les salles parisiennes qui les trouvaient “carrément expérimentaux”, s’étonne-t-il encore aujourd’hui. “Le Nouveau Casino m’avait même refusé une soirée avec James Blake à ses débuts sous prétexte que ça ne marcherait pas, se rappelle-t-il. Pendant ce temps, notre public passait de 400 à 1 200 personnes avec des plateaux de techno radicale type Tresor, Machinedrum, ou du son UK. Notre idée était de sortir du club et d’imposer notre son coûte que coûte.” Des poches de liberté existaient pourtant déjà dans Paris intramuros avec un peu de débrouille, comme les soirées organisées dans le petit bar de l’Ile Enchantée à Belleville où passaient pour la première fois des artistes techno du label Ostgut Ton de Berlin. “Je leur payais le billet, ils dormaient chez moi et je leur faisais manger des pâtes, se souvient Rémy Baiget, programmateur du Rex Club et de Mercredi Production (structure derrière de grosses soirées techno, la dernière en date : la ME.19 avec Carl Craig et Nina Kraviz au Cabaret Sauvage), à l’origine de ces petits événements gratuits. Les choses ont vite pris une autre ampleur par la suite.”
C’est par la conjonction de plusieurs facteurs que la transition s’est faite. Le premier étant le retour d’une techno plus extrême à travers l’émergence de labels et d’artistes d’inspiration et d’ampleur diverses, qu’il s’agisse d’une machine de guerre comme Marcel Dettmann, d’un réseau de punks comme le label américain L.I.E.S. ou de la scène industrielle et UK bass. Sous bien des aspects, ce renouveau rappelle le premier boum techno des années 90, dont on voit d’ailleurs les têtes de file réapparaître (Derrick May, Underground Resistance, Surgeon) ou gagner une notoriété sans précédent (Drexciya, Bunker Records). En France, l’apparition d’un son propre se fait pour le moment attendre, mais de très talentueux émules opèrent activement avec cette même vision alternative, à l’image d’Antinote, In Paradisum, Dement3d ou Construct-Reform. Le créateur de ce dernier, le producteur Zadig, explique que son intention d’origine était de “se consacrer à cette musique qui semblait ne plus exister et ne plus intéresser personne depuis un moment. Puis les choses ont changé, il n’était plus nécessaire d’appartenir d’avance à un réseau établi pour agir, il suffisait juste de s’y connaître un peu, d’avoir un peu de bon goût, et de s’y mettre.”
Explosion des collectifs
Et c’est là l’autre élément qui a fait la différence : le renouvellement du business, l’arrivée de jeunes hors réseaux, comme ceux cités plus haut, qui ont fait les choses autrement, avec leurs moyens, avant d’infiltrer le système avec un son pas forcément accessible. “On a vu de nombreux petits collectifs se monter, prendre des risques simultanément, raconte Maxime DeBonton, qui a fait venir sous différents noms de soirée des artistes comme Lee Gamble ou Stellar OM Source à Paris. Et d’un seul coup toute une scène s’est tissée.” Avec la confiance d’un lieu comme la Java à Belleville, il teste régulièrement des line-ups pour savoir jusqu’où il peut pousser le bouchon vers des sons difficiles, et jusqu’où le public suivra. “Des mecs avec de la culture et qui ont voyagé sont arrivés à des postes-clés, observe Didier Allyne du Syncrophone, distributeur/boutique parisien qui, par ailleurs, a vu ses ventes exploser et confirme le retour – peut-être passager – du vinyle. Avant tout ceci était très cloisonné dans Paris, et ça s’est ouvert.”
À une échelle plus importante, ce sont surtout les indétrônables soirées Twisted, puis Concrete, qui ont fait basculer les choses – un constat que personne ne remettrait en cause, même si le succès et l’hégémonie écrasants de cet “empire” génèrent des critiques. Brice Coudert (Concrete et Weather) déclare vouloir “réussir à Paris ce que l’ADE fait à Amsterdam ou Nuits Sonores à Lyon : un évènement musical qui fasse vibrer une ville entière. Notre but a toujours été de faire découvrir et aimer une musique underground à un plus grand public. Tenter à une plus grande échelle ce que faisaient le label Freak n’Chic au Batofar ou les Katapult auprès d’une population restreinte et dans un cadre intimiste. Grâce au boulot de toute cette nouvelle scène, des artistes aux promoteurs, la musique a repris le pouvoir.”
Sortir de l’underground
L’exploit de son entreprise est d’avoir réuni un public fidèle et massif autour de programmations de qualité et parfois très pointues, tout en créant une “marque” qui fait briller Paris sur la carte de l’électronique. “L’idée était d’abord de proposer un lieu, un format de soirée au public, et ensuite de lui refourguer progressivement un line-up pointu, en lui demandant de nous faire confiance. D’une certaine manière, on lui a un peu forcé la main.” Ce travail de fond, qui a incité plein de petites structures à oser certaines programmations réputées risquées, trouve aujourd’hui sa consécration avec la deuxième édition du Weather Festival en juin, dont l’affiche force le respect.
C’est d’ailleurs peut-être ce public en grande partie renouvelé et plus jeune qui est au centre de ce gros retour de manivelle techno. “C’est une génération, affirme Julien Boisseau, qui n’a peut-être jamais écouté de rock, mais qui connaît tout en techno, à la fois les classiques et le dernier truc chaud, elle est née avec Discogs et YouTube, elle est beaucoup plus pointue et curieuse.” Ces jeunes, que Didier Allyne voit arriver avec des listes stupéfiantes de vinyles à sa boutique, ne sont pas là seulement pour se détendre, leur démarche est plus sophistiquée, comme le défend Fabrice Desprez : “C’est un public plus sexy, plus conscient de son look, plus mélangé et enthousiaste, mais également très exigeant, le moindre dérapage d’un DJ qui aurait joué un truc un peu trop facile est immédiatement relevé. On retrouve moins de vieux geeks chiants, et la défonce aussi est mieux gérée. Jerome Pacman lui-même, qui a vécu la première vague techno dans les années 90, trouve celle-ci beaucoup plus variée, saine et sexy que l’ancienne.” L’ironie veut qu’Ed Banger, souvent vu comme l’antipode artistique de cette mouvance, a probablement été le point de départ de cette génération qui a ensuite cherché à pousser l’expérience plus loin et a trouvé une musique plus singulière, plus authentique dans la techno, traditionnellement plus rebelle que la house, et garante d’expériences plus fortes.
Underground, la techno ne l’est plus du tout, et c’est tant mieux. Elle n’est plus une affaire de puristes, et appartient désormais à un plus large public qui s’en est emparé pour créer un phénomène dont les anciens qui ont vécu l’explosion des raves dans les 90’s disent qu’il est d’une dimension bien plus importante. “La techno est sortie de la marge et accède désormais à la même légitimité que la musique pop par exemple, assure Rémy Baiget. Ce n’est plus une niche dans la niche, c’est ouvert à tout le monde désormais. C’est une musique légitime, qui s’est professionnalisée, avec des artistes, des sons, des identités qui ont été développées et défendues avec talent.” Les origines de ce renouveau font parfois débat, et il s’agit selon lui d’un simple cycle qui se renouvelle tous les quatre ans environ. Pour Laetitia de Katapult, “ce n’est pas la première fois qu’on voit de gros festivals sur des musiques de ce genre. Je suis très admirative de tous ces gens qui ont monté des trucs avec quatre bouts de ficelle, mais certains pensent avoir tout inventé, alors qu’avant eux d’autres n’avaient déjà pas eu peur de se prendre de grosses croûtes avec des soirées pointues. Leur travail de fourmi a aussi permis que ça décolle vraiment aujourd’hui.” Comme elle le dit, l’underground est une philosophie. Au vu des dimensions que prend cet engouement, on peut craindre les premiers abus, mais pour l’instant tout semble harmonieux : les collectifs ne se marchent pas dessus, la créativité bourgeonne et tout le monde reconnaît que l’époque est très excitante. Fabrice Desprez s’enflamme même volontiers : “Tout balaie tout, les anciens sont poussés à repenser leurs modèles, ça fait tout évoluer. L’électronique n’a jamais été aussi importante en France, et on n’est peut-être qu’au début d’un truc beaucoup plus gros. Avec l’évolution du public et de la musique, il faut peut-être s’attendre à ce que des gros noms du genre émergent d’ici deux ou trois ans. Les Daft Punk de ce mouvement sont encore à venir.”
Weather Festival, du 6 au 9 juin (Le Bourget, Bobigny, Montreuil + une soirée à l’Institut du Monde Arabe et des soirées off à la Machine, au Rex Club, Batofar…)