Gesaffelstein & Pierre Soulages : noirs désirs
Extrait de Tsugi numéro 70, mars 2014
Il en rêvait, Tsugi l’a fait. Lorsque l’on préparait en septembre dernier le numéro du magazine où il devait figurer en une, Mike Lévy alias Gesaffelstein nous avait confié son désir de rencontrer Pierre Soulages, sans doute le plus grand peintre français encore en activité. Son oeuvre (voir encadré ci-contre) basée principalement sur le “noir” ayant trouvé un écho certain dans la production de l’auteur du sombre Aleph. La chance a fait le reste. Un mail envoyé un peu au hasard a trouvé une réponse chez un proche de Soulages, familier de Tsugi, qui a facilité cette rencontre inédite. C’est ainsi qu’on s’est retrouvé, un brin tremblant, avec Mike, un matin de décembre dernier dans l’atelier du peintre dans le Ve arrondissement de Paris. À 94 ans, Pierre Soulages n’a rien du vieillard cacochyme. Au contraire, malicieux et alerte, il se montre très curieux vis-à-vis de son jeune interlocuteur qui pourrait être son arrière-petitfils. Un dialogue spontané s’établit, où l’écart des années ne semble plus être qu’une vue de l’esprit.
Tsugi : Pierre, pourquoi avoir accepté de rencontrer Mike ?
Pierre Soulages : Ça me paraissait intéressant et sympathique, d’autant plus que mes peintures l’ont semble-t-il influencé. (à Mike) Je ne pensais pas que quelqu’un de votre génération s’intéresserait à ce que je fais.
Gesaffelstein : Quand je fais des interviews, on me parle souvent de musique, mais il arrive que l’on parte sur d’autres terrains et chaque fois que l’on me demande ce que j’aime en peinture, je parle de vous. Il y a très peu de choses qui m’ont marqué dans ce domaine mais quand j’ai découvert vos toiles, j’ai ressenti quelque chose de très spécial. Mais je ne pensais pas vous rencontrer un jour.
P. Soulages : Je dis toujours que je peins d’abord pour moi, ce qui est la réalité, parce que j’ai besoin de ça pour vivre. Mais je sais que ce que je fais va être vu par l’autre, et je suis sensible quand quelqu’un me dit qu’il aime ce que je fais. Je crois aussi que lorsque vous êtes écrivain ou musicien, si une oeuvre d’art vous touche, ça se traduit dans la technique de chacun. Le jazzman John Coltrane avait vu des toiles de moi à New York et cela lui a fait un choc, un peu comme vous, et il a tellement aimé qu’il s’est fait photographier devant. J’ai même une carte postale qui représente cette scène. Des musiciens contemporains apprécient ce que je fais, comme Pascal Dusapin par exemple. Un jour il a commencé un cours au Collège de France en disant : “C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche, ce mot n’est pas de moi mais d’un peintre que j’estime qui est Soulages.” J’ai toujours pensé que l’art était une pratique sans théorie, la théorie elle vient après. Quand la théorie précède, je me méfie.
Gesaffelstein : On me demande souvent pourquoi la musique que je produis est sombre. C’est très dur de répondre, car quand j’ai commencé à composer, c’est ce qui est venu naturellement. Je serais incapable de l’expliquer.
P. Soulages : Mais pourquoi l’expliquer ?
Gesaffelstein : Oui, c’est vrai, on s’en fiche après tout. Ce sont les gens qui demandent.
P. Soulages : Quand j’étais enfant, on me donnait des couleurs, je m’en foutais et je trempais mon pinceau dans l’encre noire. Des personnes de ma famille ont raconté qu’une fois je traçais des bandes d’encre noire sur un papier, et ils m’avaient demandé : “Qu’est-ce que tu fais là ?” J’avais répondu : “De la neige.” J’étais un gamin timide, ce n’était pas de la provocation. Je crois que j’essayais juste de rendre le papier, qui est grisâtre, plus lumineux.
Gesaffelstein : (en désignant une toile) Quand je regarde un tableau comme celui-ci, je ne vois pas un tableau noir mais quelque chose qui est basé sur la lumière. Si on bouge, la lumière change, et son aspect change aussi.
P. Soulages : Quand la lumière vient de la plus grande absence de lumière qu’est le noir c’est assez troublant. Dès l’origine de l’humanité les hommes sont allés dans les endroits les plus sombres de la terre pour peindre non pas avec des couleurs mais avec du noir. Et ça a duré des centaines de siècles.
Tsugi : Votre point commun c’est le noir. Pierre, vous avez souvent dit qu’il n’y avait pas de sentimentalité dans le noir, Mike es-tu d’accord ?
Gesaffelstein : Ce n’est pas le reflet d’une seule émotion, c’est une base de travail. Un refuge aussi. Il y a plus de possibilités dans le noir que dans les couleurs. Ce n’est pas forcément mauvais le noir. On voit ça comme le mal. Mais c’est assez récent que ce soit associé à la violence. Pour moi, quelque chose de très coloré m’agresse beaucoup plus.
P. Soulages : Il y a de tout dans le noir. Pour la quasi-totalité de la planète c’est le blanc la couleur du deuil. Depuis que j’expose, le noir domine ma peinture, c’est une fidélité depuis soixante-dix ans. Heureusement, on me demande de moins en moins “pourquoi le noir ?”. D’ailleurs, je n’ai qu’une réponse : “Parce que…”
Gesaffelstein : On me la pose encore beaucoup, et je vais vous prendre votre réponse.
P. Soulages : En peinture, le noir est la couleur la plus active qui soit. Vous mettez du noir sur une couleur sombre, brusquement elle devient claire. C’est une couleur très puissante le noir. C’est ce qui m’intéresse.
Gesaffelstein : Je me rappelle de l’un de vos tableaux où le noir rendait un bleu totalement électrique. Si on mettait le même bleu sur blanc, est-ce que le bleu ressortirait autant ?
P. Soulages : Il y a évidemment le rapport des couleurs entre elles, mais il y a aussi la quantité : 3 cm2 de noir, ce n’est pas pareil que 3 m2. C’est vrai pour toutes les couleurs : la quantité est une qualité. C’est Gauguin qui le premier l’a formulé en disant : un kilo de vert est plus vert qu’un demi-kilo de vert.
Gesaffelstein : Est-ce que vous aimez la nuit ?
P. Soulages : J’ai toujours aimé la nuit. Quand j’ai eu ma première voiture, je partais me balader la nuit du côté du canal Saint-Martin et du canal de l’Ourcq. J’aime autant la nuit physique que la nuit intérieure que nous avons tous en nous. Quand on parle de la lumière dans ma peinture, physiquement c’est ce que l’on peut dire, mais je ne fais pas de l’art optique. C’est un phénomène artistique qui touche le champ mental. Qu’est-ce que l’émotion esthétique ? C’est une dynamique des émotions et de la pensée qui nous habitent quand on dit “j’aime ça”.
Gesaffelstein : Il y a une différence entre dire “j’aime ça” et “j’aime bien”. On est dans une époque où les gens disent trop “j’aime bien”.
P. Soulages : C’est bien ce qu’il dit !
Gesaffelstein : Quand les gens décorent leur appartement, souvent ils accrochent un tableau en disant qu’ils font de la décoration. Aujourd’hui la frontière entre la décoration et l’art est très mince.
Tsugi : Pierre, quelles sont les musiques que vous avez aimées dans votre vie ?
P. Soulages : Quand je suis arrivé à Paris après la Seconde Guerre mondiale, j’ai été attiré par des musiques de la fin du XIIe siècle comme l’école de Notre-Dame avec Léonin et Pérotin. Puis le début de la polyphonie au XIVe siècle avec Guillaume de Machaut. J’ai aussi beaucoup aimé les chants pygmées, c’était des chants magiques avant de partir à la chasse à l’éléphant par exemple, ou alors les musiques laïques tibétaines.
Gesaffelstein : Vous n’avez jamais écouté de la musique de votre époque ?
P. Soulages : (il réfléchit) Oui, quelqu’un comme Edgar Varese, c’était moderne. Mais qu’est-ce que c’était la musique populaire de mon temps ? C’était la chansonnette…
Gesaffelstein : La chansonnette ? Ça rejoint ce que j’ai dit sur la décoration et l’art. Aujourd’hui ce que l’on écoute à la radio c’est de la chansonnette.
Tsugi : “Avec l’âge que vous avez et avec ce que vous faites, vous n’allez pas tarder à avoir beaucoup d’ennemis.” Pierre, c’est Picabia qui vous a dit ça quand vous aviez 28 ans, l’âge de Mike aujourd’hui. Est-ce que Mike, tu ressens cela ?
P. Soulages : Déjà, il tenait cette phrase du peintre Pissarro qui lui avait dit ça à son sujet. Mais lorsqu’on fait des choses intéressantes, on a des ennemis et c’est très bien. Un proverbe russe dit “chercher à avoir des amis c’est une attitude de serfs, et chercher à avoir des ennemis c’est une attitude de seigneurs.”
Gesaffelstein : Dans un sens, c’est vrai, mais je reste humain, la critique et la méchanceté me touchent. J’essaie de rester le plus loin de tout ça. Et je n’appelle pas ça des ennemis car ce sont eux qui mènent une guerre, pas moi.
P. Soulages : Picabia disait aussi : “Quand j’entends des gens qui disent du mal dans mon dos, je m’en fous, ils ne parlent qu’à mon cul.”
Gesaffelstein : Je sais que beaucoup de gens font attention à la critique, mais si tu commences à donner aux gens ce qu’ils aiment, c’est foutu, il faut faire ce que toi tu aimes. Si la critique devient constructive, c’est le début de la fin.
P. Soulages : Pendant la guerre, j’étais dans le Sud de la France et j’ai rencontré un écrivain surréaliste, Joseph Delteil, qui était mon voisin. On a sympathisé, et il m’a dit : “Avec le noir, vous prenez la peinture par les cornes.” Quand quelqu’un qui connaît Picasso vous dit ça, ça vous touche.
Gesaffelstein : Les critiques ne servent à rien, mais les encouragements te permettent d’avancer.
P. Soulages : Quand on est jeune, on n’a pas vraiment confiance en soi. Les premières personnes qui ont aimé ce que je faisais, c’était des Allemands, des Américains, des Danois. Les Français sont venus après, parce qu’ils se sont demandé : mais qui est donc ce type dont tout le monde parle ?
Tsugi : Quand on est reconnu, est-ce que l’on peut perdre pied ?
P. Soulages : Les faibles perdent pied. Je n’ai jamais été démodé parce que je n’ai jamais été à la mode. Le succès lié à la mode, ce n’est pas intéressant.
Gesaffelstein : Vous êtes reconnu pour votre art, mais aujourd’hui on base plus le succès sur la personne. Un artiste de musique populaire, il va plus être connu par les personnes avec qui il traîne, par sa vie privée ou parce qu’il fait des déclarations farfelues que par son art.
P. Soulages : Ou par les femmes avec lesquelles on s’affiche. Moi, je vis avec la même personne depuis soixante-dix ans. Le secret c’est de ne jamais se mentir, aussi dur que cela puisse paraître. Et vu mon âge, je pense que ça va continuer même si les occasions ne manquent pas…
Tsugi : Mike, est-ce que cette longévité t’intéresse ?
Gesaffelstein : Oui, bien sûr, parce que nous sommes dans une société où tout va très vite, où tout est basé sur la jeunesse et le renouveau. C’est très dur de dire : les vieux c’est fini, ils n’ont rien à raconter. C’est d’une tristesse. Ce que je vois dans l’art aujourd’hui ce n’est que de la jeunesse, basée sur quelque chose de très spontané. Moi, j’ai envie d’entendre des mecs qui font de la musique depuis trente ans et qui ont quelque chose à raconter.
P. Soulages : On confond trop souvent jeunesse et nouveauté. Et puis la jeunesse, on ne la rencontre pas toujours chez des gens jeunes.
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