Skream : « Je m’étais enfermé dans un piège »
Annonce de grand vent : Skream n’est plus à considérer comme un producteur dubstep. Ceux qui savent étaient au courant, les autres ont pu voir et entendre un DJ particulièrement libéré à l’Igloofest, sis à Montréal. Après son show, il dévoile le processus mental qui l’a fait évoluer, ponctué par son boyfriend Breach, programmé lui aussi ce soir-là et résolument décidé à participer à l’interview lui aussi.
Tsugi : C’est cool qu’on puisse se voir juste après ton show, tu dois avoir des tonnes de choses à dire sur ce qu’il vient de se passer…
Skream : C’est l’un des shows les plus fun que j’ai fait depuis un bail. L’énergie était dingue. Bon, je m’attendais à souffrir un peu plus à cause de la température…
Breach : On nous a dit qu’il ferait -20° !
S : C’est ce qu’il faisait la semaine dernière, apparemment… En tout cas, c’est ce qu’il y a d’intéressant. En Angleterre, tu joues l’été, en Australie, tu joues durant leur été. Personnellement, je ne pouvais pas imaginer un truc pareil ! La foule était tellement ouverte, tu pouvais leur jouer n’importe quel style, et ils prenaient ce que tu leur offrais.
Alors qu’à un festival lambda, c’est sensiblement différent ?
B : Puis-je rajouter quelque chose ? L’année dernière, on a joué devant des foules plus massives que celle-là (la jauge de l’Igloofest est de 10 000 personnes, ndlr), et c’est quelque chose de vraiment attirant, d’addictif. En club, les gens sont en attente de quelque chose de particulier, tu finis par jouer ce qu’ils ont envie d’entendre. Pour ce qui est des très grandes jauges, tu es porté par la force du nombre. Ici, c’est à taille humaine, et le public semble tellement varié, que tu comprends tout de suite que tu vas pouvoir jouer ce qui te fait envie tout en leur faisant plaisir.
S : Je n’ai jamais vraiment essayé d’intellectualiser tout ça. Mais c’est sûr qu’en club, on est naturellement confronté à l’exigence d’un public qui vient te voir, et que dans un gros festival, tu es coincé par la pression que le nombre peut apporter.
Vous aviez donc vraiment l’esprit libre ce soir ?
S : Après avoir joué tant de DJ-sets, tu arrives à un moment de ta carrière ou tu as juste envie de jouer ce que tu as envie de jouer, et si on peut se le permettre, tant mieux. J’ai tendance à me le permettre de plus en plus même lorsque je ne suis pas censé pouvoir, d’ailleurs… Plus tu lâches cette obsession qui te pousse à calculer tout ça à l’avance, plus la qualité générale de ce que tu fais s’en ressent, je pense. Mais ça prend un temps fou. Ça a pris un temps fou pour moi, en tout cas. Surtout que je me suis fait enfermer, ces dix dernières années, dans un piège consistant à jouer les morceaux que tu connais comme étant celles que ton public attend, parce qu’on t’a catégorisé dans une niche précise et que tu finis par t’y sentir à l’aise… parce que c’est facile. Sans t’offrir de challenge à toi-même.
B : je connais des DJ’s de mon entourage qui ne sont jamais vraiment sortis de leur chambre et qui sont dix fois meilleurs que moi, simplement parce qu’ils ne se brident jamais sur leur sélection. Et c’est le genre de trucs que tu ne peux pas réaliser tout de suite, quand tu commences à jouer un peu partout, parce que tu n’as pas envie de prendre le recul nécessaire.
Skream, quel a été le déclic qui t’a fait sortir de ton cadre ?
S : C’est extrêmement facile de tomber dans une sorte de routine, tu sais. L’argent joue son rôle, je ne vais pas dire le contraire. Par rapport à ce qu’il se passait il y a 10 ou 15 ans, au niveau des contrats, des cachets, l’argent du disque n’était presque plus palpable à une époque. Dès qu’il y a une hype, une dynamique, et que tu es dedans par la force des choses, tu ne te débats pas tant que tu t’y retrouves, parce que si ça marche pour toi, c’est cool. Aujourd’hui, la musique électronique et les DJ-sets ont repris une place d’une importance délirante dans le spectre musical. Et, tant mieux pour nous, nous avons notre place dans l’échiquier, quoi que nous fassions. Quand on commence une carrière, on a juste la foi pour nous, et quand le succès se pointe…
B : Je suis désolé, mais ce n’est pas censé changer ta façon de jouer ! Que je joue devant un public de club ou devant plusieurs milliers de personnes, je joue ce que j’ai envie de jouer, point. Non ?
S : J’assume juste que certains shows auxquels je jouais à une époque m’ont apporté du confort et de la facilité à un moment, voilà tout…
Ton single « Rollercoaster » a été une sorte d’aboutissement de tout ce processus d’émancipation, non ?
En fait, cela a pris un an et demi pour que l’idée murisse dans ma tête. Et crois-le ou pas, mais c’est le single de Daft Punk qui m’a décomplexé et qui m’a poussé à le finir. Je suis un très grand fan de disco, tout le monde sait ça maintenant. C’est ce qui m’a donné envie de sortir ce truc proprement. Les réactions des auditeurs ont été mitigées. Je savais que ceux qui me suivent depuis longtemps n’accrocheraient pas. Je crois que personne ne réalisait que je faisais la même musique depuis que j’avais 14 ans. J’en ai 27 aujourd’hui. J’étais rendu à un point dans ma carrière ou je n’étais pas heureux de ce que je pouvais jouer, mes productions n’avaient plus grand chose de créatif, je faisais des trucs taillés pour les clubs, censés rivaliser avec un univers qui ne m’avait jamais été familier auparavant. Alors que « Rollercoaster » était le morceau que j’ai toujours voulu faire. Un truc qui ressemble vraiment à ce que j’ai envie d’écouter.
Cela t’a fait progresser dans ta façon de voir ton futur de producteur ?
En fait, ces fameux 18 derniers mois ont été l’occasion pour moi de rencontrer des nouvelles personnes. Si tu écoutes ton entourage habituel, tes fans, ce n’est pas comme ça que tu arriveras à progresser. On me demande encore de jouer des morceaux que j’ai joué en 2005. On est en 2014, merde.
À t’écouter, on a l’impression que ce morceau a sauvé ta vie d’artiste…
Pas le morceau à proprement parler, il serait sorti de toute façon. Quand on y pense, en termes de production, je n’ai jamais eu de son spécifique. J’ai surtout su prendre conscience qu’en passant sa vie à jouer en club, tu finissais par t’éloigner de ce qui doit être la vraie raison de vivre d’un morceau : il est fait pour être écouté… C’est pour ça que la sortie de « Rollercoaster » m’a tellement enthousiasmé, même si le titre n’a pas si bien marché que ça. C’est surtout le changement de démarche qu’il y a derrière qui me tient à cœur. Ce n’est pas pour autant que je vais continuer à faire des trucs disco, surtout depuis la dynamique Daft Punk… Non, en ce moment je bosse sur des trucs de techno pour hangars, à la Robert Hood !
L’Igloofest continue encore jusqu’au samedi 8 février à Montréal
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