Si la techno et ses grands temples berlinois semblent marquer le pas, la house et ses dérivés ne se sont jamais aussi bien portés dans la capitale allemande. Mathias Modica, alias Kapote, et son label Toy Tonics, qui ont su rester fidèles à une certaine vision de la club culture, avec une touche italienne en prime, en sont les principaux représentants. Reportage enthousiaste à Berlin.

Un samedi après-midi de juillet à Berlin, à quelques encablures de la gare d’Ostkreuz, à la frontière entre les quartiers de Friedrichshain et de Rummelsburg. C’est dans cette zone calme et anonyme que se trouve l’OXI, un club collé au Ring, fameuse ligne de trains S-Bahn circulaire qui délimite le très vaste centre-ville. Ancien bâtiment industriel sans charme reconverti en lieu de fêtes interminables, il est également doté d’un bel espace extérieur où l’on peut danser lorsque la météo le permet. Malgré l’inflation et la gentrification, les bières et le maté coulent à flots et à un prix abordable, le service de sécurité est toujours aussi discret, si bien que cette sensation de liberté propre aux clubs berlinois demeure intacte.

Aujourd’hui, c’est une fête de 18 heures sans interruption qui est proposée par le label Toy Tonics, qui tient ici l’une de ses principales résidences. Les premiers danseurs sont arrivés dès 14h, les derniers ne repartiront pas avant 8h du matin. La sélection à la porte est moins incompréhensible que dans d’autres établissements emblématiques de la ville, où l’on ne sait jamais vraiment pourquoi on est refoulés. Le public, souriant, coloré, énergique, est à mille lieues du cliché du clubbeur berlinois blafard et tout de noir vêtu. Il faut dire qu’aujourd’hui à l’OXI on ne joue pas de techno, encore moins de hard-trance-tech aux drops prévisibles. Mais bien une disco-house organique, solaire et positive, parfaite au vu de la météo estivale.

Antoine, trentenaire français désormais installé au Canada, est venu spécialement à Berlin pour sa scène club et n’aurait raté la soirée Toy Tonics pour rien au monde.«J’aime la techno, bien sûr, et on va aussi profiter ici, mais, avec l’âge, je m’intéresse de plus en plus à la house, un style qui n’est hélas pas trop présent à Montréal. Toy Tonics fait partie des labels que je suis depuis un petit moment. Je trouve que sa musique amène une excellente atmosphère sur le dancefloor, qui est en plus amplifiée par le cadre très typique des open air berlinois. » Conquis, il repartira même avec un t-shirt à l’effigie du label.

Mais il n’y a pas que des fêtards vieillissants qui se passionnent aujourd’hui pour la house. Toy Tonics revendique une moyenne d’âge de 27 ans pour le public de ses soirées. Mathias Modica, alias Kapote, le boss du label et des soirées, estime que 70% d’entre eux ont entre 20 et 30 ans et voient dans le label une porte d’entrée vers une musique qu’ils ne connaissaient pas forcément avant. «Cela dépend aussi des pays où nous nous produisons. Par exemple, en Italie ou au Danemark, on a déjà eu des gens tout juste majeurs, c’était presque embarrassant pour moi», s’amuse-t-il. Car, depuis trois ans, le succès de sa structure est fulgurant et les soirées s’exportent dans toute l’Europe et même les États-Unis. « Rien que sur ce week-end, nous avons cinq événements à New York, Washington D.C., Forte dei Marmi, Paris, et ici, à domicile, à Berlin. Toy Tonics est comme une famille et nos artistes eux aussi viennent d’un peu partout. Il y a seize nationalités représentées au sein du label. Des Italiens des Américains, des Brésiliens; des Ukrainiens…».

Une page blanche

Le succès, une sensation euphorisante que Mathias a déjà connue dans les années 2000. Œuvrant sous l’alias Munk, il dirige alors depuis Munich le très en vue label Gomma, en pointe sur l’indie-dance et le punk-funk, accords parfaits entre beats disco et influences rock, dont les New- Yorkais de DFA étaient les indiscutables parangons. Sur Gomma, Mathias collabore d’ailleurs avec James Murphy – de LCD Soundsystem et patron de DFA –, mais aussi avec l’actrice Asia Argento, Nick McCarthy de Franz Ferdinand, Peaches ou lance encore la carrière des Danois de WhoMadeWho.

S’installant un temps pour raisons sentimentales à Marseille, il fricote avec la scène française d’alors, CHLOE, Jennifer Cardini, Ivan Smagghe ou encore la team Ed Banger. Marqué par la première vague french touch – Motorbass en tête –, il assiste à la naissance de la seconde au milieu des années 2000. « J’ai joué à l’époque dans de petits clubs comme le Paris Paris ou des plus importants, comme le Social Club. Il y avait une énergie incroyable », se souvient Mathias.

Mais après dix années menées tambour battant, notre homme ressent une certaine lassitude et une légitime envie de passer à autre chose. Après avoir sorti sur Gomma des productions de plus en plus influencées par la house au sens strict du terme, laissant les riffs de guitares de côté, il lance en 2012 une subdivision dédiée nommée Toy Tonics – jeu de mots avec l’expression « teutonique » faisant référence à l’Allemagne – qui finira vers des choses beaucoup plus joyeuses et dancefloor. J’ai eu envie de repartir à zéro, avec une nouvelle équipe, de nouveaux artistes et un nouveau public. Lui-même renouvelle son nom de scène pour devenir Kapote. « Cela vient du mot italien Capo qui veut dire chef. Certaines personnes me surnommaient ainsi (Mathias est d’origine italienne, ndr). Cela ressemble aussi à Coyote, je trouve que ça sonne bien. Évidemment, quand je parle à des francophones, cela a une tout autre signification. Il y a une connotation sexuelle qui les amuse beaucoup. »

Toy Tonics au RSO (Berlin), le 26 juin 2024 © DR
Toy Tonics au RSO (Berlin), le 26 juin 2024 © DR

Si la musique de Toy Tonics n’est pas explicitement sexuelle, contrairement à d’autres formes de house — on pense à la ghetto house chicagoane et ses paroles salaces —, elle est en revanche beaucoup plus sensuelle et incarnée que la minimal house que l’on avait l’habitude d’entendre à Berlin jusque‑là. Une sensation rendue possible grâce à des arrangements très organiques, comme dans le disco et la house new-yorkaise des 90s, avec l’utilisation d’instruments classiques, comme le piano, les percussions ou encore la basse. Mathias revendiquant le fait de ne pas utiliser de samples dans ses propres productions ainsi que dans celles des nombreux artistes du label.

Depuis trois ans, il y a même un véritable groupe, le Toy Tonics Band, qui se produit occasionnellement en club de jazz ou en festival. « On a fait six concerts pour l’instant, c’est un projet en développement. Mais, au‑delà du deejaying, c’est une direction vers laquelle on souhaite se diriger », poursuit Mathias qui est lui-même claviériste. « Je suis certain que les gens vont se lasser de tous ces DJ poseurs dont on ne sait pas trop ce qu’ils font et vont à nouveau avoir envie de voir de la musique jouée en live. »

La revanche de la house

Cette nouvelle direction artistique, organique, chaleureuse et aux instrumentations reconnaissables, est également une réaction au retour en force dans les années 2010 de la techno, un genre dont Mathias n’a jamais vraiment été amateur.

Après ses années marseillaises, il rentre en Allemagne, partageant désormais sa vie entre Berlin et Munich, où Toy Tonics possède toujours des bureaux. À Berlin, il ne reconnaît plus vraiment la scène club dans laquelle il s’était produit la décennie précédente. « J’avais commencé à jouer à Berlin au temps de Gomma et Munk, se remémore-t-il. Principalement dans des clubs underground comme le Scala, le Rio, le Broken Hearts. Il m’est même arrivé de mixer à l’Ostgut, l’ancêtre du Berghain. C’était le Berlin des années 1990 et du début des années 2000. Personne ne savait qui était propriétaire des lieux et si on serait encore en vie le lendemain, tellement les bâtiments étaient insalubres. C’étaient des soirées où les genres musicaux et les gens se mélangeaient dans une ambiance très positive. À l’époque, tu pouvais même prendre des photos à l’intérieur. »

La création de Toy Tonics coïncide avec le revival d’abord local puis rapidement international de la techno pure et dure, qui avait fait les grandes heures des raves et des clubs comme le Tresor après la chute du Mur. Le nouvel établissement qui donne le « la » de la vie nocturne est évidemment le Berghain. La sélection a priori incompréhensible à l’entrée va alimenter les fantasmes et inciter les clubbers locaux tout comme les touristes à s’habiller tout en noir, couleur qui, selon la rumeur, amadouerait les portiers. « On a vraiment vu arriver ce dresscode dans tous les clubs berlinois vers 2012/2013. Auparavant, dans les mêmes endroits, les gens portaient des couleurs », regrette l’Italo-Ukrainien Alexei Versino, alias Stump Valley, producteur d’une house enjouée et autre pilier du label.

Toy Tonic Summer Jam à l'Aeden, le 5 juillet 2025 © Alice Stellaph
Toy Tonic Summer Jam à l’Aeden, le 5 juillet 2025 © Alice Stellaph

« Ce revival techno prend aujourd’hui le même chemin que dans les années 1990. La musique était devenue plus rapide, plus cheesy et la trance un truc mainstream. C’est exactement ce qu’il se passe en ce moment. La suite logique est que tout cela va se casser la gueule, croit savoir Mathias. La Love Parade avait rassemblé plus d’un million de personnes et trois ans après, c’était terminé. Dans le même temps tu avais Daft Punk ou Cassius qui esquissaient la décennie à venir. C’est pourquoi, avec Toy Tonics, on fait le pari d’une alternative et du retour du Berlin coloré des années 2000. Regarde aussi du côté de l’Angleterre avec ces jeunes gens qui renouvellent le jazz. Tout cela fonctionne parce qu’il y a une forte demande de la part du public pour revenir à plus de musicalité. »

De petites soirées confidentielles à 300 personnes dans des lieux illégaux, avant la crise du Covid, Toy Tonics a vu sa fréquentation exploser après la pandémie, rassemblant jusqu’à dix fois plus de monde pour un open air au RSO de Berlin. Un concept qui s’exporte avec 162 événements l’année dernière dans le monde et sans doute pas loin de 230 en 2025. « Au début, je frappais à la porte des clubs et on me répondait par la négative, ils ne voulaient que de la techno ou de la minimale. Aujourd’hui ce sont les mêmes qui viennent nous chercher. On a même une résidence au Panorama Bar », sourit Mathias, revanchard.

Italo disco, mais pas trop

Outre ce noble dessein de remettre au goût du jour une house organique d’influence new-yorkaise monde où une (hard)techno de mauvais goût rempli encore la mainstage calcinée de Tomorrowland, l’une des principales caractéristiques de Toy Tonics est son rapport avec l’Italie.

Mathias, tout comme son complice Alexei et de nombreux artistes du label, a des origines transalpines. Et cette longue fête de juillet à laquelle nous avons participé s’intitulait « Italomania », tout comme une série de compilations régulièrement éditée par le label. Mais attention, n’allez pas leur parler d’italo disco. « On préfère le terme italian disco, explique Alexei. L’italo disco est un genre très restrictif, souvent synthétique, avec des vocaux en anglais et, il faut le dire, beaucoup de déchets. On s’intéresse davantage à une interprétation moderne du funk, du disco et de la house par des artistes italiens, avec des vocaux en italien. »

Italomania à l'OXI (Berlin) © DR
Italomania à l’OXI (Berlin) © DR

Des propos confirmés par Mathias : « Tous les quinze ans, on voit apparaître un revival de l’italo disco. C’est le cas actuellement, c’est un son qui cartonne à Berlin. Je me suis donc demandé comment apporter quelque chose de frais. Je ne voulais pas ressortir des trucs des années 1980, ça ne m’intéresse pas et d’autres le font mieux que moi. C’est ainsi que j’ai eu cette idée de demander à des artistes italiens de faire de la disco-house, mais sans que cela soit passéiste. L’Italie a une longue histoire avec la dance music. C’est ici, simultanément avec les États‑Unis, qu’on a inventé le disco. Et si l’on remonte beaucoup plus loin, les Étrusques organisaient déjà des fêtes il y a 3 000 ans. Alors qu’à Berlin cela n’a vraiment commencé qu’après la chute du Mur. »

À côté de ses activités musicales, Toy Tonics investit aussi les champs de l’édition avec des revues graphiques, du pop-art avec des expositions et de la mode avec la confection de vêtements. Sans jamais mettre de côté un grand sens de l’humour. Un peu sur le modèle de la Factory d’Andy Warhol qui marqua les décennies 1960 et 1970. Après la fameuse alliance Detroit-Berlin qui a façonné la ville pendant plus de trente ans, l’avenir serait-il à une Sainte Trinité Berlin‑New York-Rome ? Chez Toy Tonics, on y croit dur comme fer.

Par Nicolas Bresson