Franz Ferdinand, direction dancefloor
Article extrait de Tsugi 108, disponible à la commande ici.
Après quinze années d’une carrière jalonnée de succès, Franz Ferdinand fait sa révolution. Avec son cinquième album Always Ascending, le désormais quintette effectue un reboot complet à grand renfort de groove électronique. Le changement, c’est maintenant.
Mercredi 25 octobre, Point Éphémère, Paris. Quelque 300 personnes se pressent à l’invitation d’un site de streaming pour un concert intimiste des Écossais de Franz Ferdinand. Une configuration inhabituelle pour un groupe désormais habitué à jouer devant 30 000 personnes, comme deux mois auparavant à Rock-en-Seine. Mais le choix de la petite salle du quai de Valmy n’a rien d’anodin. Le chanteur Alex Kapranos avait profité en avril dernier d’une pause pendant le mixage du cinquième album de son groupe dans les studios du producteur Philippe Zdar pour y assister à un concert de The Moonlandingz. Tombé sous le charme de l’atmosphère chaleureuse du lieu, il s’était promis d’y jouer un jour. Et c’est devant un public entièrement acquis à sa cause que la bande de Glasgow se chargeait en cette froide soirée de dévoiler quelques extraits d’Always Ascending le temps d’un concert diffusé en simultané sur les réseaux sociaux. Un véritable pari. Découvrant en direct les nouvelles compositions, l’audience semblait parfois désarçonnée par ces nouveaux titres, préférant s’époumoner sur les standards du groupe comme « Walk Away » ou « Take Me Out ». Franz Ferdinand a muté, et le résultat est surprenant. Fini l’immédiateté et la fulgurance de sa formule guitares/basse/batterie qui faisait danser les foules. À la faveur d’éléments favorables et contraires, le groupe a fait sa révolution. Il y a eu d’abord en 2015 le projet FFS, en collaboration avec les vénérables Sparks, avec un album débridé et décadent, suivi du départ de Nick McCarthy (guitares et deuxième voix du quatuor) pour s’occuper de sa famille (il ne voulait plus tourner). Réduit au trio Alex Kapranos (guitares et voix), Paul Thomson (batterie) et Robert Hardy (bassiste et voix additionnelle), Franz Ferdinand s’est décidé poussé par son leader à revenir à ses intentions de départ, faire danser les gens. Si le groupe a toujours intégré l’électronique à sa musique, quitte à s’y perdre comme sur le troisième album Tonight, sa formule se prêtait particulièrement bien à l’exercice des remixes. Mais aujourd’hui, l’intégration du multi-instrumentiste Julian Corrie, responsable sous le nom de Miaoux Miaoux d’une poignée d’albums synth-pop, et la collaboration avec Zdar (qui compte à son palmarès de producteur Phoenix, Beastie Boys ou The Rapture) a propulsé Franz Ferdinand dans une autre dimension. L’ambitieux Always Ascending, à la fois complexe et léger, louvoie entre pop et italo-disco, no wave, psychédélisme, balearic ou house, à l’image du premier single homonyme et de sa montée interminable qui évoque le meilleur de Soulwax. Un album inclassable que le charismatique Alex Kapranos, attablé dans un salon de thé/restaurant londonien quinze jours après le concert du Point Éphémère, défend avec verve tout en engloutissant une étrange salade à base de graines germées. Au menu, obsession pour le changement et dance music.
Si vous êtes plutôt Spotify :
On vous a laissés il y a un an sur la charge anti-Trump « Demagogue », un titre toutes guitares en avant, enregistré dans le cadre de l’opération de protestation « 30 days 30 songs », qui précédait l’élection présidentielle américaine de 2016. On vous retrouve avec un album léger, groovy… Que s’est-il passé ?
« Demagogue » est né au début de l’écriture d’Always Ascending, mais son sujet, Donald Trump, a influé sur la musique. Nous voulions cette chanson brutale, gênante, horrible, repoussante, comme celui a laquelle elle était dédiée. Il y a de la colère dans ce morceau, et il y en aurait encore plus aujourd’hui quand on voit tout ce qui s’est passé depuis l’élection de Trump : le Brexit qui se profile, les législatives en Grande-Bretagne, et plus globalement le résultat des élections partout dans le monde. On a vraiment l’impression de vivre un cauchemar dystopique. Il existe plusieurs manières de répondre à cette situation angoissante. Soit par la colère, soit par l’espoir. « Demagogue » était une réponse colérique, Always Ascending est une réponse positive.
Votre quatrième album, Right Thoughts, Right Words, Right Action n’a failli jamais voir le jour, vous pensiez très sérieusement à vous séparer. Son succès vous a-t-il définitivement éclairci l’horizon ?
Je suis ravi de la façon dont ce disque a été reçu. Mais j’ai vraiment eu la sensation qu’avec lui, nous étions arrivés à la fin d’un chapitre. Nous avions une décennie d’existence derrière nous, et certains thèmes, tant niveau musique que paroles, ne correspondaient plus à ce que nous étions devenus. Nous avions enregistré un album tourné avec le projet FFS conçu avec les Sparks, sorti « Demagogue », Nick nous avait quittés… Au moment de s’attaquer à ce nouvel album, nous avons vu se profiler l’opportunité de faire quelque chose de neuf, de nous créer une nouvelle identité pour entamer une nouvelle décennie.
Avec le départ de Nick et l’arrivée de Julian Corrie puis de Dino Bardot, l’équilibre interne du groupe s’en est retrouvé bouleversé…
Forcément, mais, le départ de Nick à ce moment précis de notre carrière a été un cadeau. Quand chacun a le même rôle dans le groupe depuis presque quinze ans, il est plus difficile de tenter de nouvelles approches. Mon studio est dans un petit village de la campagne écossaise. Aux premiers gels, certains se sentent déprimés, car c’est annonciateur de l’hiver, mais moi j’adore. Le sol est blanc, étincelant, vierge de toutes traces, et tu te dis que tu vas imprimer les premiers pas sur le premier gel de l’année. C’est ce que nous avons ressenti quand nous nous sommes retrouvés tous les trois, on a eu l’impression d’être au premier jour d’une nouvelle aventure. On m’a demandé l’autre jour pourquoi j’avais banni ma guitare de l’album, mais je ne l’ai pas bannie, je m’en sers d’une façon nouvelle. C’était quoi la question déjà ?
La gestion du départ et des arrivées au sein de Franz Ferdinand.
Quand un musicien arrive dans un groupe, il apporte forcément un peu de nouveauté. Un groupe est une personnalité globale créée par la fusion de ses membres. Philippe et Julian ont énormément apporté à ce disque. Julian vient de la musique électronique. Nous avons toujours aimé ce qu’il faisait en solo. Ce que j’aime chez lui, c’est qu’il est un séquenceur humain. Nous n’avons rien eu besoin de programmer sur un séquenceur, nous avions Julian pour cela. C’est un peu gênant à dire, car il est très humble et n’aimerait pas ça, mais c’est un véritable virtuose, ce que je ne suis pas. Il est éblouissant. C’est bien d’avoir avec soi un musicien aussi doué, qui peut tout jouer, comme les arpèges à la fin de « Always Ascending ».
Et Dino dans tout ça ?
Dino est devenu depuis peu le cinquième membre du groupe. Quand nous avons fini l’album, nous nous sommes retrouvés face à un dilemme. Nous avions adopté une règle simple avec Philippe durant la conception d’Always Ascending : tu ne dois pas entendre sur l’album plus que ce que cinq personnes peuvent jouer. Tu n’entendras pas 40 voix qui se superposent ou cinq parties de guitares. L’album est joué par cinq personnes et il nous fallait une cinquième paire de mains. L’an dernier, je suis allé à l’anniversaire d’un ami, où Dino et son groupe jouaient des reprises pour le fun. Quand je l’ai entendu jouer le solo de « Purple Rain » de Prince, j’ai pensé immédiatement que c’était la plus grande rock star de Glasgow que le monde ait jamais connu. Forcément, cela fut : « Viens et rejoins-nous ! »
Penses-tu que l’album de FFS, avec ses compositions plus baroques et plus libres, a ouvert la voie à Always Ascending ?
Je ne pense pas que FFS ait eu un impact sur notre son actuel. Ce fut une expérience très agréable, drôle même, qui nous a montré que l’on pouvait s’aventurer hors de nos sentiers battus. Au sein de FFS, je ne jouais pas de guitare, je ne faisais que chanter, ce qui est plus ou moins mon rôle sur ce nouvel album. Quand tu n’es concentré que sur ton chant, tu deviens un autre type d’interprète. Cela a été une véritable révélation, je ne m’étais jamais aventuré dans cette voie. Résultat, sur des chansons comme « Lois Lane » ou « Slow Don’t Kill Me Slow », je chante comme jamais je n’avais chanté auparavant.
Ton chant est à la voix plus nerveux et plus posé, un peu comme un crooner.
Je voulais absolument amener ma voix dans de nouveaux répertoires. Je m’étais déjà exercé à bien plus pousser ma voix dans les graves sur l’album de BNQT (supergroupe indé qui réunit aussi des membres de Midlake, Grandaddy, Travis et Band Of Horses, ndr) sorti au printemps dernier.
Avant de commencer à travailler sur Always Ascending, tu as posé ta voix sur « The Delivery » d’It’s A Fine Line. Cette expérience a-t-elle eu une incidence sur la suite ?
Tout à fait. Quand Ivan Smagghe m’a envoyé l’instrumental, j’ai beaucoup aimé cette musique minimaliste, sombre. Il ne m’avait donné aucune indication. Il n’y avait rien sur le type de vocaux qu’il voulait, la mélodie vocale ou le thème des paroles. Cela m’a permis d’expérimenter sans contraintes, de voir jusqu’où je pouvais aller avec ma voix, en la poussant bien plus loin dans les aigus et les graves que j’avais pu le faire par le passé. J’ai fini par adopter cette façon de chanter et de pousser ma voix dans ses retranchements pour Always Ascending. Heureusement Julian peut obtenir un falsetto très facilement. Si je le fais trop longtemps, je perds immédiatement ma voix.
Comment se réinventer arrivé à ce stade de votre carrière ?
Il faut tout changer. Tu ne peux pas juste te contenter de changer le son de la batterie, c’est un processus accumulatif, où chaque élément doit être pris en compte, où la moindre décision, aussi minuscule soit-elle, a son importance, dès l’écriture des morceaux. Quand j’ai écrit la progression d’accords de « Always Ascending », je me suis ainsi astreint à un exercice particulier. Normalement un accord en entraîne un autre, jusqu’à effectuer une boucle, comme quand tu fais tes gammes avec « Do Ré Mi Fa Sol La Si Do ». C’est satisfaisant, car la boucle est bouclée, alors que « Always Ascending » ne boucle jamais, tu as une sensation de flottement permanente, de mouvement.
Always Ascending va forcément surprendre, même si on est habitués à vos emprunts à la dance music. Vous anticipez les réactions de votre public ?
Bien sûr, en particulier celles de nos fans hardcore. Je ne suis pas inquiet, juste curieux. Quand tu fais un bon disque, et je sais qu’Always Ascending est bon, c’est simple : si c’est bon, les gens l’acceptent. Si notre vision de l’électronique était moisie, le public détesterait. Je pense aussi que la franchise de notre performance, le son d’un groupe live, ni retouché, ni adouci, va parler aux fans.
L’immédiateté d’un groupe live en studio ?
C’est le son que nous recherchions avec Philippe. Nous avions en tête la nature foncièrement brute du premier album des B-52’s. Nous avons écouté « Planet Claire » et « Rock Lobster », et Philippe, avec son oreille de DJ, notait par exemple que le tempo était plus rapide de 12 BPM d’une minute à l’autre. C’est ça le son d’un groupe live, c’est ce qui est excitant, quand chacun interagit avec la musique et que le son évolue naturellement. Nous voulions surtout sonner comme un groupe de demain, de 2018 ou 2019, proposer quelque chose qui n’a pas encore été entendu. Dans la musique électronique contemporaine, j’entends des sons qui n’ont jamais été sur nos disques et je les veux pour nous, mais dans une version encore plus visionnaire et aventureuse. Je veux le son d’un nouveau futur !
Et tout le groupe voulait s’embarquer dans la même voie ?
Toutes ces décisions sont nées de discussions. Avant d’enregistrer quoi que ce soit, il y a une centaine de conversations. Nous nous posons autour d’un verre et parlons de ce que nous allons faire en studio, mais aussi de tout et n’importe quoi.
Il y a dans Always Ascending un esprit similaire à celui de Madchester, cette époque post-acid house où les groupes indés à guitare ont découvert la dance music…
Il y a un parallèle, mais nous ne sonnons pas comme tous ces groupes. On oublie combien Madchester était une rupture radicale, par exemple New Order, qui avait intégré la house de Chicago à ses compositions. Mais ce parallèle nous ramène aux débuts de Franz Ferdinand, qui a toujours voulu être un groupe de dance music, même si nous avons emprunté des chemins de traverse. Je crois que nous sommes revenus à notre concept initial.
Quelle est la toute première idée que vous avez eue au début de la préparation de l’album ?
Au moment de la conceptualisation du disque, je discutais avec mon ami Sam Porter, ex-Late Of The Pier, des expériences psychédéliques, et surtout de la période de l’adolescence où on imagine ce qu’est une expérience psychédélique. Elle est toujours plus intense qu’en réalité. Du moins c’était le cas pour nous. Nous voulions une musique enjouée qui idéaliserait les effets de la drogue, sans avoir à prendre de drogues.
Franz Ferdinand est un groupe où l’on parle beaucoup ?
C’est comme ça que le groupe est né. Bob et moi travaillions dans le même restaurant, lui à la plonge, moi comme chef. Le samedi matin, nous avions la cuisine pour nous et nous écoutions de la musique, nous parlions musique et de ce que nous ferions au sein d’un groupe. Et quand nous avons attaqué Always Ascending, nous nous sommes assis avec Paul, Bob, Sam et Julian pour discuter de ce que nous allions faire.
S’agirait-il de revenir à vos racines ?
Je tiens absolument à réfuter cette idée. Quand un groupe revient à ses racines, c’est pour se répéter. L’une de nos règles de fonctionnement stipule qu’il est interdit de se répéter. Je ne voulais rien que l’on ait déjà entendu sur l’un de nos disques. Dire que nous sommes revenus à nos racines est trompeur, nous sommes revenus à l’innocence de nos premières intentions, à l’époque de la formation du groupe. C’est plus conceptuel.
La joie d’Always Ascending est-elle l’antidote au cauchemar dystopique dont on parlait précédemment ?
Antidote, je ne sais pas, mais c’est l’une des formes de réponses. Attention, si l’album est enjoué, il plane toujours l’ombre de ce qu’il se passe autour de nous.
« Lois Lane » peut même être interprétée comme une réponse à « Demagogue », quand tu déclares que le « journalisme pourrait changer le monde »…
Intéressante, cette idée… La mécanique de Trump est de miner le travail des journalistes, car il sait combien c’est dangereux pour lui. Quand j’étais plus jeune, le journalisme qui découvrait des vérités cachées pour les exposer était une source d’inspiration majeure. J’ai grandi dans les années 70, à l’époque du scandale du Watergate, et les deux journalistes qui ont révélé l’affaire étaient mes héros.
Tu cites dans les influences de cet album le compositeur grec Yannis Markopoulos pour son sens de la répétition, mais on trouve aussi un peu de Blondie dans « Glimpse Of Love » avec son beat disco, du Madness dans le saxophone de « Feel The Love Go »…
Je ne suis pas certain pour Blondie, même si j’aimais beaucoup plus jeune. J’adorais Madness quand j’étais gamin, notamment le saxophoniste Terry Edwards, mais on a plus essayé de se rapprocher de The Blockheads ou de James Chance (pilier de la scène new-yorkaise no wave du début des années 80, ndr). Quand je produisais des groupes comme Citizens ou The Cribs, j’avais instauré une règle : il fallait toujours qu’il y ait un moment « What The Fuck » dans chaque chanson, avec un élément de surprise complet, aussi subtil soit-il. Comme ça, même à la dixième écoute, on se demande : « What the fuck is that ? » Dans chaque morceau, nous avons un moment WTF, comme le solo de synthé dans « Lois Lane » ou la fin de « Always Ascending », des phases que l’on ne s’attendait pas à entendre dans un disque de Franz Ferdinand. La ruse, c’est que cela doit faire sourire.
Pourquoi avoir travaillé avec Philippe Zdar ?
Pour tellement de raisons. Déjà, j’adore les disques sur lesquels il a travaillé. C’est un génie ! Surtout, Philippe est plein de joie et d’optimisme. Tous ces sentiments que tu peux ressentir à l’écoute de l’album viennent de Philippe et du travail réalisé ensemble. Pour moi, c’est le copain un peu fou avec qui tu traînes en club et avec qui les choses deviennent beaucoup plus barrées que ce qui était prévu à l’origine. C’est le type qui te pousse à faire des choses un peu stupides que tu ne ferais pas d’habitude. Voilà exactement le genre de producteur dont on avait besoin.
Vous n’avez jamais été réticent devant certaines de ses propositions ?
Il y a une seule chose sur laquelle nous avons été en désaccord, le morceau « The Academy Award » que j’avais composé avec Bob. J’avais écrit des arrangements luxuriants pour un quatuor à cordes. C’était très complexe. Philippe a détesté. J’étais très attaché aux premiers arrangements, donc j’ai un peu râlé. Mais le résultat final, conforme aux idées de Philippe, est bien meilleur. C’est ce genre de choses que l’on attend d’un producteur : qu’il nous oblige à nous remettre en cause.
Tu penses que ce disque est le résultat d’une brève rencontre entre la structure de la dance music et l’énergie le rock indé ? Le meilleur des deux mondes en somme ?
(très sérieux) Nous ne sommes pas un groupe de rock indé, je ne sais pas ce que nous sommes. Le disque est plus un clash entre l’univers de la dance et celui du rock qu’une rencontre. Quand nous avons créé Franz Ferdinand, nous voulions faire de la musique pour faire danser les gens, donc nous avons piqué certaines techniques à la dance music, comme le 4/4, les montées, les breaks. Pour ce disque, nous avons plus que jamais emprunté à l’univers dance, tout en produisant une performance plus brute et plus franche : je pense à Julian au piano, il ne fait pas que jouer des notes. Il martèle son piano à la façon d’un Little Richard… en plaquant des accords de house music.
Les paroles de Franz Ferdinand sont réputées pour leur deuxième degré. Y a-t-il une thématique globale qui lie ces dix titres ?
Je pourrais baratiner et déclarer que nous avons écrit sur tel ou tel concept, mais quand j’entends des gens dire ça, je sais que c’est faux. Ce n’est pas comme ça que l’on écrit, du moins pas moi. Tu explores différentes idées et tu cherches, tu tâtonnes. Tu peux te rendre compte une fois tout écrit qu’il y a un thème global, mais je ne n’en ai pas trouvé sur Always Ascending. Nous avons par contre employé une méthode d’écriture inédite pour nous, en nous plaçant du point de vue d’un personnage de fiction. « Lois Lane » ou « Slow Don’t Kill Me Slow » sont de bons exemples de notre méthode d’écriture actuelle, qui est un concept en soi. J’adore le premier album solo de John Lennon, Plastic Ono Band, un disque très intime où il se confie beaucoup. Mais depuis ce disque, il y a une croyance généralisée qui me gêne beaucoup.
Comment ça ?
Les critiques musicaux et la majorité des paroliers sont persuadés que les paroles d’un groupe de rock doivent toujours être une confession personnelle. Si c’est vrai dans le cas de Lennon, je refuse que cela soit une vérité universelle. Et pour le prouver, nous avons créé des personnages, avec un point de vue aussi réaliste que si je relatais une expérience personnelle. Si je pense à un acteur comme Robert De Niro dans Mean Streets, il incarne un personnage, ce n’est pas une biographie, pourtant je le crois quand je le vois jouer à l’écran. Si on peut créer un personnage auquel tout le monde s’identifie dans un film, pourquoi ne le pourrais-je pas dans la musique ? Pour cela nous nous sommes assis autour d’une table, nous avons ouvert un petit cahier, et commencé à écrire des fiches de personnages, en prenant en compte leur histoire, leur lieu de résidence, leur façon de vivre, leurs problèmes dans la vie… Et ensuite, nous avons écrit les chansons de leur point de vue, en tentant de montrer un aperçu de leur vie. Nous avons imaginé des vies entières, mais nous n’en dévoilons qu’un aperçu.
Il y a donc un concept dans les paroles de l’album ?
Non, car toutes les paroles ne sont pas des histoires du point de vue du personnage fictif, certaines sont plus des observations de la vie contemporaine à la manière de « Demagogue ». Le meilleur exemple est « Glimpse Of Love », dont chaque ligne est le titre d’un article de la colonne de ragots sur les célébrités du site web du Daily Mail, qui se moque ouvertement des femmes. Pour moi, ces lignes sont tragiques, car elles participent à l’objectification de la femme. On ne parle pas de personnages fictifs mais de personnes réelles, et ces articles oublient sciemment les vraies personnes derrière ces titres cyniques et moqueurs. Je voulais en capturer un peu de la tragédie pour construire une narration.
Vous êtes des enfants de la pop music. Vos premiers singles sont sortis en physiques, avec des faces B et des remixes. Maintenant, un single, c’est un titre envoyé aux plateformes de streaming. Le temps des faces B vous manque ?
J’ai toujours détesté les faces B, j’ai toujours eu l’impression que certaines de nos meilleures chansons se sont retrouvées perdues sur les faces B. À l’époque de notre premier album, d’excellentes chansons se sont retrouvées du mauvais côté du 45-tours. « Love And Destroy » et « Shopping For Blood » n’ont jamais été destinées à finir en face B, ou « Take Me Out » en face A. En studio, Philippe disait que si on commençait à parler du single, les autres chansons allaient se mettre à pleurer et cela détruirait aussi le single. Pour l’album précédent, on avait écrit un véritable tube, mais il n’est jamais sorti. On a enregistré trois versions avec trois producteurs différents, et aucune n’était la bonne. Je préfère encore les garder dans un tiroir plutôt que sortir une version dont je ne suis pas satisfait.
Tu es donc satisfait du résultat final d’Always Ascending…
Je suis très content de ce j’ai entendu. Mais je ne vais pas réécouter l’album, je ne le fais jamais. Quand tu enregistres un album, tu l’entends tellement de fois que tu en connais les moindres détails. On enregistre pour le public, pas pour nous.
Tu as écrit un livre de chroniques culinaires il y a une dizaine d’années. Es-tu toujours passionné par la nourriture ?
Oui, même si je n’écris plus de chroniques. Je dois admettre que la fin de l’enregistrement dans le studio de Philippe à Montmartre a été un véritable plaisir. J’avais écrit il y a douze ans à propos de la rue des Martyrs et voilà, j’étais de retour. Et même si la rue a massivement changé à cause de la gentrification, il reste encore tellement de bons restaurants à essayer dans le coin. Le mélange entre la tradition et l’expérimentation était parfait… (il réfléchit) Tradition et audace, voilà ce que j’aime.