Clubbing : Faut-il baisser le son de nos nuits ?
Article extrait du numéro 108 de Tsugi, disponible en kiosque jusqu’à début février ou à la commande ici.
Début août, un décret ministériel exigeait la baisse du niveau sonore des clubs et festivals en dessous de 102 décibels (au lieu de 105), pour le bien de nos oreilles. Le risque ? Une chute tonitruante de la santé de nos nuits blanches. Enquête sur un débat technique et complexe qui fait du bruit.
Un samedi soir de novembre au Pitchfork Music Festival Paris. Le très adulé et fantaisiste Jacques se produit à 20 h en déployant une pléiade d’artifices comiques (drapeaux, ballons, discours) sur des nappes techno aussi envoûtantes que bizarroïdes. Mais malgré la qualité des morceaux, il nous est difficile de rentrer dans le show. À minuit, quand la sensation électro hypnotique de l’année, The Blaze, entre sur la même scène, c’est le même refrain. En dépit des projections vidéos, du light show arty et des tubes indéniables, le duo ne nous transporte pas aussi loin qu’il le devrait. Quelque chose manque. L’immersion totale est entravée par un son aux airs d’écho, pas assez fort pour remplir l’espace dantesque de la Grande Halle de La Villette. Serait-ce là un des effets du décret diffusé le 7 août ? Ce dernier, signé par les ministères de la Santé, de la Justice, de l’Écologie et de la Culture, exige des salles hexagonales d’une capacité de plus de 300 personnes de baisser le volume. En raison de problèmes auditifs inquiétants, les clubs et festivals devront passer à 102 décibels (au lieu de 105 depuis 1998) ainsi que mettre en place des pauses auditives, des espaces de repos à moins de 80 dB et distribuer des bouchons d’oreilles. D’ici octobre 2018, l’affichage du niveau sonore sera obligatoire, ainsi que son enregistrement. Pour ceux qui ne respecteront pas la réglementation, la sanction s’avère lourde : 1 500 euros d’amende (3 000 si récidive) et la confiscation du matériel sono.
FAIRE TAIRE LA JOIE
Sorti en catimini cet été (en pleines vacances), le décret a pourtant connu un grand retentissement auprès des professionnels de la nuit. Le 20 octobre, Libération publiait ainsi une tribune intitulée Faites du bruit pour sauver la musique, rédigée par un collectif d’artistes (Jeff Mills, Laurent Garnier, Jean-Michel Jarre, etc.) et des patrons d’institutions festives (Nuits Sonores, Rex Club, Techno Parade, etc.). Leur plaidoyer ? « On fait taire la joie, on muselle la musique, on interdit aux œuvres d’habiter le monde physique. Combien d’artistes y verront une absence de considération à leur égard, combien d’exploitants y laisseront leur équilibre financier, combien de spectateurs finiront là leur histoire d’amour avec la musique partagée, ressentie, aimée ? » Afin que l’hymne à la joie nocturne continue de résonner, les signataires demandent l’annulation de cette mesure rigoriste.
Pour l’instigateur du pamphlet, Aurélien Dubois, président de la Chambre syndicale des lieux musicaux, festifs et nocturnes et aussi à la tête de Concrete, « le décret prend des mesures très contraignantes ; techniquement, esthétiquement et économiquement pour nos métiers culturels. La culture est affaire de création, mais aussi de liberté, la liberté ayant une vertu créatrice. Ici, la liberté de diffuser et d’écouter de la musique est réduite. Et l’impossibilité pour un grand nombre de structures de pouvoir se mettre aux normes demandées à cause des coûts financiers fait que les plus puissants s’en sortiront, mais pas les petits, ce qui diminuera la diversité culturelle ».
Après les attentats, le tourisme culturel a déjà la gueule de bois. Si on y additionne la guerre entre riverains et boîtes qui a abouti en 2009 à la pétition « Paris : quand la nuit meurt en silence », on peut craindre une véritable déflagration des bacchanales françaises. Christophe Vix-Gras, ancien de Technopol, aujourd’hui associé au Rosa Bonheur, confirme : « Il ne faudrait pas tuer un salariat non délocalisable et ajouter un handicap de plus à la nuit. On vit déjà dans un pays très normatif, et voilà encore du liberticide. La chance de réussite d’annulation du décret est très faible. On a déjà essayé pour les free parties, et on s’est fait jeter. Mais on doit se battre. »
Aurélien Dubois attend un rendez-vous avec le ministère de la Culture, pendant que d’autres voient dans ce décret une nouvelle attaque envers la techno qui demande à être jouée fort, tout comme le métal. Une attaque qui n’est pas sans rappeler la chasse aux sorcières entreprise contre les raves par le gouvernement il y a quelques années. Une nouvelle loi pour nous empêcher de danser en rond ? À 102 dB, la basse si chère aux teufeurs ne pourra plus faire vibrer la corde sensible des clubbers, les entraîner dans la transe et les faire se sentir pleinement vivants.
DRAME ESTHÉTIQUE
Un volume généreux fait partie intégrante de l’ADN de la culture club. Sans cela, les noctambules seront tentés de fuir des lieux sans cachet pour rester chez eux en mode « Netflix & chill ». Et les artistes pourraient aussi déserter. Laurent Garnier nous avoue : « En tant que DJ, musicien et coorganisateur d’un festival, je me sens triplement visé par ces restrictions. Dans certains festivals en Suisse ou en Angleterre, il est impossible de ‘transporter’ le public. Ça a complètement tué l’ambiance et l’âme festive de ces lieux. Il y a d’ailleurs certains festivals où je ne joue plus à cause des restrictions de son. »
Même son de cloche chez le DJ et producteur deep normand Benales, qui a signé la tribune de Libé : « C’est une atteinte au droit moral des auteurs-compositeurs ainsi qu’au respect de la liberté artistique pour les musiques électro et amplifiées. Cela dénature le concept de fête car l’électronique a besoin d’être écoutée à un volume suffisant pour que le public puisse en profiter au mieux. J’ai été résident dans un club techno où le limiteur était à 98 dB. Difficile de faire rentrer les gens dans le son… À l’étranger, la norme est toujours de 105 dB sauf en Suisse (93 dB). » Laurent Garnier va plus loin : « Trois dB en moins, ça paraît dérisoire sur le papier, mais ça équivaut à diviser la puissance du son de moitié d’un point de vue physique. La musique ‘en live’ doit aussi être vécue… Si l’on ne peut plus retrouver une sensation ‘d’exception’ en soirée, à quoi bon quitter son salon ? Si demain on remplaçait tous les écrans géants de cinéma par des écrans de deux mètres sur un, quel serait l’avenir du cinéma ? D’ailleurs, dans les salles de ciné, le son est souvent plus fort qu’en festival. Et un Walkman des 80s était à mon avis bien plus dangereux qu’une rave en 2017. »
SI LA MUSIQUE EST TROP FORTE, ES-TU TROP VIEUX ?
Mais la santé de la nuit n’est pas le seul souci. Chez certains fans de musique, demander l’annulation du décret reviendrait à diminuer l’ampleur des problèmes auditifs qui relèvent de la santé publique. C’est le cas de Serena, amatrice de techno de 30 ans travaillant en radio et en édition qui sort moins à cause du son trop fort. « Les personnes qui souffrent d’acouphènes ne sont pas des méchant(e)s autoritaristes voulant interdire la liberté de création. Et la ‘santé publique’ n’est pas le suppôt de positions réacs. Le sujet n’est pas sexy, mais légitime. On ne peut pas passer sous silence des milliers de personnes endurant des handicaps auditifs souvent provoqués par des écoutes de longue durée ou des chocs survenus en concerts ou clubs. Il suffit d’un live et c’est cuit, comme ce type qui a subi des acouphènes invalidants après une date de My Bloody Valentine. »
Les troubles de l’audition ne sont en effet plus un problème « de vieux ». Selon une enquête effectuée par l’Ipsos pour l’association de la Journée nationale de l’audition (JNA) publiée en 2016, plus d’un jeune sur cinq souffre en France d’une perte auditive. Et entre 6 et 8 millions de Français, soit 12 à 13 % de la population, subissent des difficultés d’audition, estime la même association.
Alain Seghir, ORL, chirurgien, correspondant pour l’association France Acouphènes, mais aussi musicien dans le groupe Martin Dupont (sur le label Minimal Wave) a beau adorer la musique, il insiste sur l’importance de ne faire la sourde oreille face à cette question sanitaire. « L’amplification du son à 105 dB pendant 8 h d’affilée est forcément toxique. Surtout qu’en club et en festival, il n’y a pas de champ de respiration pour l’oreille. On abuse des infrabasses qui provoquent l’ivresse avec un gros son compressé, amplifié de manière numérique et craché par des enceintes puissantes et cheap. Avant, avec les amplis analogiques, quand les Stones jouaient au max, il y avait des distorsions, mais c’était moins pire que la disto numérique. La culture de la compression à outrance entraîne des dégâts irréversibles. L’oreille interne en prend plein la tronche. Tous les jours, je constate des amputations du spectre auditif et des acouphènes plus ou moins graves. Certains se suicident même à cause d’acouphènes, comme un homme qui s’est percé l’oreille à la chignole pour enfin trouver le silence. Le plus grave c’est de ne pas laisser le temps à l’organe de l’ouïe de récupérer. Il faut créer des espaces de repli, autoriser les sorties pendant les events. Le ‘toute sortie est définitive’ devrait être banni définitivement. »
Entre le bien-être de nos oreilles et celui de nos fêtes, il faudrait donc pousser le crossfader au milieu pour trouver l’accord parfait. Miser sur la prévention plutôt que la privation de la liberté, distribuer des bouchons d’oreilles et améliorer les sound systems. Car on a autant besoin de nos écoutilles que de clubs encore ouverts pour continuer d’entendre les BPM de la mélodie du bonheur.