A la lumière du colossal Berlin Atonal 2017
Alors que le Berlin Atonal, miraculeusement ressuscité, fête la cinquième année de sa deuxième vie, il semble qu’il ne se soit jamais aussi bien porté. Au sein du Kraftwerk, l’immense usine désaffectée qui est le théâtre de cette messe de cinq jours, des fidèles vêtus de noir sont de plus en plus nombreux à soutenir un festival qui allie avec maestria les performances sonores et visuelles, mais surtout la création et l’expérimentation. Une épopée à l’orée de sa maturité.
Cinq ans donc que Dimitri Hegemann – fondateur du festival de 1982 à 1990, puis du Trésor – donne carte blanche à Harry Glass, Laurens von Oswald et Paulo Reachi pour qu’ils organisent cet événement incontournable, à rebrousse-poil de l’industrie musicale. Cette année, le rendez-vous attirera quelque 15 000 personnes de mercredi à dimanche. Sans compter la centaine d’artistes, fleurons de la scène ambient, de la techno savante, de la vidéo et de l’expérimentale. Le pied ! On a beau dire, Berlin, c’est une autre dimension. Soirées, festival, c’est rarement loupé. On s’y rend presque religieusement. La musique est partout, les ambiances sont extrêmes. La sécurité n’est pas omniprésente, on se sent plus libre. Guronsan dans le sac, bouchons d’oreilles de chez Hardwax, line-up dans la poche, on est paré, on y va.
Jeudi : En plein dans ce deuxième jour du Berlin Atonal. Le Kraftwerk est énorme (8000m2), l’intérieur est sombre, brut, magnifié par le design lumineux de Marcel Weber. Bref, le cadre est parfait, on en a des frissons. En ce qui concerne la configuration, il y a deux scènes (Main et Null) ; le Trésor-Globus est à l’étage inférieur tout comme le petit club Ohm, situé lui dans une autre partie du bâtiment. Pratique, pas besoin donc de se traîner trop loin pour les afterparties prévues là-bas.
On n’a malheureusement pas assisté à l’ouverture du festival la veille et on a loupé la pièce Oktophonie de Karlheinz Stockhausen diffusée en huit canaux ainsi que le concert-hommage à la compositrice roumaine Ana-Maria Avram décédée au début du mois. Mais un beau paquet de lives nous attendent, à commencer par celui de Shaun Baron Carvais aka le Français Shlømo, dans une config’ live ambient réussie. Le boss de Taapion a beaucoup plu aux organisateurs et a réussi le coup de maître de se faire aussi booker le lendemain pour un live techno. Il est suivi du duo d’Espagnoles LCC (Editions Mego) qui s’étaient associées avec le réalisateur Pedro Maia, pour un live audio-visuel tiré de leur album Bastet. Déesse à tête de chat et pyramides poussiéreuses. L’énigmatique Serbe Abul Mogard nous plonge lui en pleine transe cinétique alors que Damien Dubrovnik présente son projet Great Many Arrows en utilisant la saturation de son micro comme instrument métallique. Mais c’est Demdike Stare qui casse toute la baraque avec des envolées polyrythmiques. Le duo de Manchester associait sa puissance de frappe avec celle du réalisateur Michael England et ses portraits filmés particulièrement saisissants. On attendait aussi beaucoup de JASSS (Mannequin) et de sa trippy EBM. Les petits problèmes sur la scène Null dus à du matos récalcitrant ont fait se dérouler sa performance dans le stress et on a préféré « décompresser » au Ohm avec Yousuke Yukimatsu.
Vendredi : Le jour qui nous a fait perdre dix points de vie. Après un before dans un magasin hype de lunettes qui proposait un set downtempo de Dasha Rush, on fonce directement dans la petite salle Schaltzentrale de l’Atonal: d’énormes modulaires trônent entre des yuccas impassibles. Des fous de la synthèse branchent et débranchent des câbles dans une atmosphère complètement dingue. Génial.
Le vendredi était clairement connoté techno, au niveau des sets et des lives, et le Kraftwerk était comble, la billetterie sold-out. Beaucoup de festivaliers se sont pressés pour voir Belief Defect, le nouveau projet « electro-doom » anonyme du label Raster (ex-Raster-Noton) : un live beaucoup plus violent que les autres, de par ses sonorités post-apocalyptiques et des visuels qui empruntent à l’esthétique data art. Il se chuchote avec insistance qu’il s’agirait de Drumcell et Luis Flores, certains pensent même les avoir reconnus entre les deux écrans. On retient aussi particulièrement le show de Puce Mary « A Feast Before The Drought », avec sa présence scénique presque satanique. La Danoise va au-devant de ses machines, violente, excitante. On retiendra d’ailleurs que les artistes féminines présentes sur le Berlin Atonal (un bon nombre) ont fourni des performances excellentes et sans complexes. Ça nous aura fait oublier un temps cette vaste discussion sur l’égalité hommes-femmes dans la musique électronique, ça allait de soit. On a aussi mémorisé la première mondiale d’ALTAR (Roly Porter & Paul Jebanasam) et le set de Marco Shuttle sur la scène Null, techno profonde, mais vibrante et hypnotique. En ce qui concerne les after, on a pas mal squatté le Trésor avec le back to back sueur de Shed et Pinch et le bar carré du Ohm, où on a fini en beauté avec Pépé Bradock. Une troupe d’Italiens über-motivés fait de la résistance. DJ Deep nous tient avec un set magistral jusqu’à 10h du mat’. Rideau.
Samedi : Comme prévu, ça pique. Les cernes en guest sur les visages de tous les festivaliers. Une autre grosse journée se prépare. On a tenté de regarder les projections à 18h, mais on n’a pas pu s’empêcher une petite sieste devant une vidéo de Karl Sims – Evolved Virtual Creatures. Manifestement, on n’était pas les seuls. On profite de la mollesse générale pour aller voir les projets artistiques d’un peu plus près : peinture en 3D de David Spriggs, installation audiovisuelle de Joris Stribos et Daan Johan, etc. Paulo Reachi, un des trois directeurs, nous a expliqué que l’équipe souhaitait mettre aussi l’accent sur cette dimension des arts visuels, des projections et des installations, aussi bien que des concerts. Que le festival soit un « point de rencontre ». Même si la musique semble toujours l’élément principal, on sent que le festival prend parti vers une hybridation plus prononcée. Mais alors par pitié mettez-nous plus de poufs et de canapés ! Comme pour l’événement « The Long Now » qui est organisé au Kraftwerk en mars pendant deux jours d’affilée et où il y a des lits sur lesquels on peut rester dormir la nuit. Rester debout, ça fait mal au dos, m’enfin.
Aujourd’hui, on voulait vraiment assister au live de Shackleton qui collabore avec Anika, Strawalde et Pedro Maia. Il s’avèrera parfois un peu brouillon, la faute à beaucoup de strates, mais captivant. Et même si l’album Behind The Glass est un peu passé inaperçu aux yeux du grand public, il reste un des coups de cœur des programmateurs. Roll the Dice (Peder Mannerfelt et Malcolm Pardon) fait de son côté une apparition théâtrale et remarquée, alors que ce même Peder Mannerfelt enfilera quatre heures plus tard une tenue de chantier pour aller casser la scène Null (et parfois même son ordinateur, le live en a été perturbé). Le remarquable Japonais Compuma blinde le Ohm pendant que Broken English Club déchaîne les passions sur la petite scène -on reconnaît d’ailleurs les sonorités de son dernier album sur L.I.E.S.. Un type passe habillé intégralement en VERT FLUO ; on rit quand on pense qu’on n’a jamais vu une telle concentration de gens habillés en noir au mètre carré. Il a du se dire la même chose, le rebelle.
On finit notre soirée avec Simo Cell, notre petit Français préféré, invité pour la deuxième année consécutive et porté par le succès de son dernier EP sur Livity Sound. Il réalise un set incroyable de près de 6 heures en passant par la jungle, la techno, la dubstep et même le dancehall. Il nous avait confié qu’il avait « hâte d’en découdre ». Vrai. Il a littéralement atomisé le Ohm.
Dimanche : Lever moins difficile que la veille, on s’habitue à nos horaires désynchronisés et on arrive même à accéder au petit déjeuner de l’hôtel. Sur place, le public est moins nombreux. Un peu hagard. Il y a du retard et toutes les prestations sont décalées d’une heure. Varg, le Suédois qui fut largement plébiscité par l’underground techno/ expé /ambient et passé sur Northern Electronics, Semantica ou Posh Isolation, investissait avec le crew de son projet Nordic Flora les deux scènes en début de soirée. Mais requins vertes aux pieds et look plus Gucci Mane qu’Abdulla Rashim, il en déroute plus d’un avec des incartades bizarroïdes, comme sa prestation assez médiocre avec Anna Melina au vocodeur. On préfère de loin Pact Infernal et surtout la chanteuse Pan Daijing qui présentait son nouvel album sur PAN avec des effets vocaux et un film plutôt stupéfiants, quasi-érotique et basé sur le toucher, co-réalisé pour l’occasion. Les écrans avaient été tournés ce jour et flottaient horizontalement. De ce fait, tout le monde gisait au sol, sidéré.
Tout ce petit monde contemplatif assiste encore au live du duo Emptyset dont les sonorités acérées grondent et remplissent à merveille la salle. Cette année, c’est le vétéran David Morley qui apportait la touche finale aux concerts avec un live de beaucoup de goût. Paulo Reachi nous avait confié qu’il ne savait pas trop quoi attendre de son live étant donné qu’« il ne joue jamais, il travaille principalement en studio. J’ai trouvé ça génial, dans la tradition anglaise, typique pour les rythmiques des années 90 ». On partage son avis, et le deuxième morceau était tellement beau que tout le public assis s’est levé d’un seul mouvement pour mieux onduler sur sa musique. Deux jeunes femmes arrivent en combinaison moulante dorée, coiffent des sortes de chapeaux lumineux et se plantent sur deux enceintes. On attend une chorégraphie, mais en fait il ne se passe rien. On nous confirmera plus tard que c’est une performance indépendante du festival, effectuée par deux guerilla-artistes ! On sort dans la nuit froide. Deux heures de queue devant le Ohm, plein à craquer. On se voit obligé de rentrer (au Berghain ?) et on ne pourra pas aller écouter DJ Stingray… Le Berlin Atonal prend fin dans cette atmosphère flottante.
On nous l’avait répété, l’Atonal, c’est intense. Le lieu est impressionnant, et la programmation l’est aussi. Somme toute, c’est un festival plutôt sérieux, à la croisée des genres, entre techno sombre, expérimentations en direct et délires inclassables ou envolées plus ambient-contemplatifs. Mais la tendance générale est à l’audace. Alors, aimez OSER !
Je pense à toi, le type énervé, qui a tendu un papier à Optimo (le dernier DJ à jouer dimanche soir au Ohm), où tu avais griffonné: « This is a techno festival, FUCK HOUSE ». J’espère que tu liras ces dernières phrases.