Gorillaz : King Kong sur la Trump Tower
Article extrait de Tsugi 102, sorti en mai 2017 et disponible à la commande ici.
Alors qu’on l’avait cru disparu il y a de six ans après le crépusculaire The Fall, Gorillaz signe son grand retour avec Humanz, cinquième album bourré de featurings et imaginant une Amérique gouvernée par Donald Trump. Hélas pour Damon Albarn et Jamie Hewlett, la réalité a déjà rattrapé la fiction.
Drôle de projet que Gorillaz. Pour certains, il s’agit d’un groupe virtuel, dont il est bon de suivre les aventures des quatre musiciens dessinés par Jamie Hewlett – la maligne Noodle, le benêt chanteur 2D, le sataniste Murdoc et le gros Russel. Pour d’autres, Gorillaz est un projet de Damon Albarn avant tout qui, en créatif insatiable, multiplie les incarnations depuis la grande époque de la britpop. Pour d’autres encore, les albums de Gorillaz se distinguent surtout par leurs (nombreux) featurings. Humanz, le cinquième disque concocté par le duo Hewlett-Albarn, c’est tout ça à la fois. On y croise un guest par morceau, de Kelela à Noel Gallagher, en passant par Grace Jones ou Jehnny Beth de Savages. Aussi, via Instragram, Jamie Hewlett continue de faire vivre ses quatre personnages foutraques, pourchassés par une maison de disques sans scrupule (EMI, en l’occurrence). Et le chef d’orchestre de ce long disque de vingt titres reste bien sûr Damon Albarn, qui nous reçoit dans une chambre grand luxe d’un hôtel de la place des Vosges, petite décoction gingembre-citron dans la main… Mais, sourire en coin et humour sarcastique aidant, toujours aussi rock’n’roll – et pas vraiment pro-Trump.
Si vous êtes plutôt Spotify :
The Fall, le dernier album de Gorillaz sorti il y a quatre ans et composé en un mois sur iPad, sonnait comme la fin d’un cycle. C’était à se demander s’il y allait avoir un jour un autre album…
Damon Albarn : Je suis extrêmement fier de The Fall. Mais ce disque a au contraire marqué le commencement de quelque chose de neuf : Humanz comme The Fall ont été composés sur un iPad. Alors bien sûr, nous sommes allés en studio pour polir les morceaux, j’ai écrit les paroles et collaboré avec des gens. Mais le procédé était exactement le même. Je travaille comme ça maintenant.
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J’aimerais bien ! Cela dit, ils m’ont tout de même demandé d’imaginer quelle amélioration je ferais aux iPad. Je leur ai proposé d’ajouter une option à GarageBand pour pouvoir filmer quelque chose et pouvoir le regarder en direct pendant que tu composes. Comme ça, tu peux simultanément combiner l’aspect visuel et la musique. Je pensais que c’était une super idée et que les génies qui travaillent là-bas allaient se pencher sur le projet, mais non !
Ce nouvel album, Humanz, a d’abord été présenté en live lors d’un concert surprise à Londres. C’était comment ?
C’était génial. Presque tous les invités se sont déplacés, et on avait pu filmer à l’avance les performances de ceux qui n’ont pas pu venir. Aussi, j’aime beaucoup jouer un album à un public qui ne l’a jamais entendu, c’est un très bon moyen de mesurer ce qu’il adviendra du disque dans le futur. Parfois, quand je passe un nouveau morceau, les gens se mettent à discuter. Là, ils demandaient qu’on les rejoue une deuxième fois !
Il faut dire que certains titres sont très festifs. « Strobelite » par exemple sonne très house old-school, surtout avec cette note de corde en arrière-plan. C’est plutôt inhabituel chez Gorillaz…
Oui, mais j’avais envie de faire un album qui explore différents genres de dance music. Avant de m’embarquer dans ma carrière de dieu indie-rock, j’étais vraiment intéressé par la pop électronique… Au fait, je suis sarcastique quand je parle de moi-même, il ne faudrait pas que ça passe comme du premier degré à la traduction. (rires) Bref, « Strobelite » : mon père m’a offert un stroboscope (« strobelight ») quand j’étais enfant – ce qui est peut-être quelque chose d’un peu dangereux à donner à un gamin avec le recul, mais bon c’était les années 70 ! Je restais dans ma chambre, avec mon synthé Transcendent 2000 et mon strobo, à me regarder dans le miroir et en jouant par-dessus du Human League… Je me dis que si je n’avais pas eu ce stroboscope à l’époque, j’aurais peut-être pris une tout autre direction dans ma vie.
Il y a un invité qui a dû en surprendre plus d’un au concert et en découvrant la tracklist, c’est Noel Gallagher. C’était un moyen pour que plus personne ne vous reparle de la guéguerre Blur-Oasis, que de l’inviter sur « We Got The Power » ?
Je ne pense pas que ce soit un grand scoop, on a déjà fait des concerts ensemble. Cette chanson n’est pas spéciale pour cette raison, mais parce qu’elle correspond au générique de fin de l’album, elle ne fait pas vraiment partie de sa narration. C’est la fin très positive d’une nuit très sombre.
On y entend une phrase en français, « on a le pouvoir de s’aimer, OK ? »…
C’est une idée de Jehnny Beth, et je trouve ça très bien d’avoir ce sentiment exprimé en deux langues dans la chanson. C’est pour ce genre d’idées que j’ai voulu travailler avec elle. Toutes les femmes n’auraient pas pu s’imposer et tenir la chanson avec des mecs comme Noel et moi à côté. Tout l’album est rempli de femmes fortes. Il s’appelle Humanz, il parle de tout le monde, et pas seulement avec un regard masculin. Et on a eu Grace Jones ! Qui est plus forte que Grace Jones ? C’est une déesse, forte, drôle, mais dure aussi. On avait besoin de quelqu’un comme ça pour que la chanson fonctionne. Le titre, « Charger » est placé au milieu de, l’album, qui part dans une autre direction après lui…
…Pour arriver jusqu’à « Hallelujah Money », le premier single et avant-dernier titre de l’album.
L’histoire racontée dans The Fall dure une nuit, et on y monte petit à petit les étages de la Trump Tower, pour finir dans la penthouse et y assister à une investiture. J’ai écrit cette chanson en mars 2016, en imaginant à quoi ressemblerait l’investiture d’un mec comme Trump, et « Hallelujah Money » raconte ce moment. Puis le jour se lève, et sur « We Got The Power » on se rappelle qu’il y a toujours des choses pour lesquelles cela vaut le coup de se battre.
Comment t’es-tu senti quand tu as appris que ce que tu avais écrit dans « Hallelujah Money » s’était en fait réalisé ?
Soulagé, d’une certaine façon. Je sais que ça paraît bizarre de dire ça, mais c’est vrai que l’album n’aurait pas eu la même puissance si Trump n’avait pas gagné. Je voulais présenter quelque chose qui allait parler aux gens. C’était mon fantasme, quoi que sombre – My dark twisted fantasy en quelque sorte (rires). Quand je suis allé à New York cette semaine, je m’attendais à ce que l’atmosphère ait changé, mais j’ai finalement eu l’impression que les gens étaient en train de se remettre du choc. Je pense qu’une nouvelle ère de militantisme et d’engagement citoyen est en train de voir le jour.
On a une élection en France très bientôt… (l’interview a été réalisée avant le premier tour des élections présidentielles, ndlr.)
Au moins, vous avez été prévenu, vous avez pu voir ce que ça donnait quand on cède à la complaisance. Et entre Trump et le Brexit, vous avez été prévenu deux fois ! Et encore pire, avant il y a eu la britpop !
Britpop et Brexit, les deux grandes catastrophes du Royaume-Uni moderne ?
En quelque sorte oui ! L’un célébrait les gloires passées de notre pays, et l’autre aspire à les retrouver. La britpop n’était pas politique et restait un brin ironique bien sûr. En tout cas ma contribution à la britpop l’était. Je n’avais pas envie de réellement me réjouir de cette tendance insensée à s’accrocher au passé, j’étais très cynique.
Regrettes-tu ce cynisme ?
Non, j’ai simplement appris à l’élever vers quelque chose de plus intéressant. Mais je suis toujours un cynique. Ce n’est pas que je sois négatif, mais parfois c’est difficile de ne pas être désespéré face à la bêtise des gens ! (rires)
Ce nouvel album de Gorillaz coïncide aussi avec la première édition de votre festival Demon Dayz. Pourquoi avoir choisi de vous installer dans un parc d’attractions ?
J’ai toujours été fasciné par les villes côtières en Angleterre. En 1995, on était en pleine « britpopmania », et on a fait une tournée Blur dans des petites villes côtières. J’ai adoré : c’est un de mes plus beaux souvenirs de cette époque. Malheureusement, depuis plusieurs dizaines d’années, ces villes se délabrent, aussi bien visuellement que socialement. Le parc d’attractions que l’on va investir pour Demon Dayz s’appelle Dreamland, à Margate. Il a été en ruine pendant des années, comme un symbole de tout ce qui déconnait dans ce pays. Aujourd’hui, il est en train d’être rénové, et c’est agréable de faire partie d’une nouvelle impulsion. Et puis je trouve ça assez amusant : si nous allons vraiment sortir de l’Europe, comme nos politiciens semblent tant le vouloir, il va bien falloir que nous profitions de nos propres villes côtières, plutôt que de venir vous embêter chaque été dans le Sud de la France ! Bon, moi je viendrais quand même, parce que je n’admets pas que le Brexit existe. Pourquoi vouloir rétrécir son monde ? C’est l’idée la plus ridicule que je n’ai jamais entendue.
Gorillaz, c’est aussi le projet de Jamie Hewlett, graphiste, auteur de BD et papa de Murdoc, 2D, Noodle et Russel. Pendant des années, c’est d’ailleurs ces quatre-là que l’on voyait sur scène, via écrans et hologrammes, le duo Hewlett-Albarn ayant toujours défendu une certaine idée de l’anonymat… Quitte, un jour, à voir ces personnages voler de leurs propres ailes ? « Les nouvelles générations n’en auront plus rien à foutre de savoir qui est Damon Albarn ou Jamie Hewlett. Ils diront : ‘J’aime bien Murdoc.’ Et je vois bien ces personnages exister sans nous un jour. Nous donnerions le projet à un jeune artiste et un jeune songwriter, et on leur demanderait de reprendre le flambeau. Il faut dire que l’on vieillit. Si on fait un autre album après celui-ci, et qu’il prend autant de temps à sortir, on sera proche des soixante ans… », s’amuse Jamie Hewlett, imitant la voix chevrotante d’un vieillard. Difficile pourtant d’imaginer un autre coup de pinceau que le sien, si efficace pour dépeindre l’absurde et le glauque. « Si nous passons effectivement le projet à d’autres, ce sera difficile de remplacer Damon également. C’est très dur de trouver quelqu’un comme lui : il n’en a rien à foutre de la célébrité ou de l’argent. Il n’a qu’une obsession, la musique. Il a toujours été comme ça, et c’est quelque chose que j’ai toujours respecté chez lui ». Mais ne les mettons pas tout de suite à la retraite. Les Gorillaz, qu’il s’agisse de personnages virtuels ou de ces deux potes anglais de quarante-neuf ans, ont encore « plein de choses à raconter ».