Justice pour toutes !
Interview et chronique publiées dans le numéro 96 de Tsugi (octobre 2016)
« Souvent le single inaugural donne le ton de l’album à venir. En 2011 lorsque l’on découvrit “Civilization” prélude à Audio, Video, Disco, beaucoup avaient cru à un vulgaire fake. Une mauvaise entrée en matière qui allait malheureusement occulter en grande partie les qualités du second album du duo parisien qui tentait le grand écart entre néo-disco pop et bastonnade électro. Cinq ans plus tard, ce n’est plus du tout la même histoire. Le lumineux “Safe And Sound”, premier morceau extrait de Woman, lâché en juin dernier en plein festival Sónar de Barcelone, a suscité une belle unanimité, à la surprise même de Xavier et Gaspard, comme on peut le lire dans l’interview. La suite du programme, lorsqu’on l’a découverte en août, a provoqué chez nous le même enthousiasme. Surtout parce qu’il hisse enfin Justice au rang de grand groupe pop, même si les outils sont bien entendu toujours électroniques. La pop, d’où qu’elle vienne. “Pleasure” avec le chanteur Morgan Fallon (que l’on retrouve aussi sur le single “Randy”) peut évoquer les grandes orchestrations de la variété française de la fin des années 70 à la Michel Berger, et même “Love SOS” chanté par Romuald, pourrait être un clin d’œil aux arrangements du répertoire de Daniel Balavoine. Des références ludiques utilisées avec justesse, qui ne viennent pas occulter le son unique de Justice, où l’on a parfois le sentiment que des harmonies tirées de musiques médiévales croisent le fer avec une heavy disco futuriste. Enfin, Woman séduit aussi par sa production chaleureuse et organique (le gros hit en puissance “Fire”) même lorsque le tempo s’excite comme sur “Alakazam !” ou le bien nommé “Heavy metal”. Si la longueur de certains titres peut surprendre (“Randy” aurait mérité d’être raccourci), ce n’est qu’un infime bémol par rapport à la réussite globale du disque. Parce que Woman ne parlera pas seulement à la fameuse “génération Justice”, mais bien à toutes les générations. » (Patrice Bardot)
Début septembre, Nord de Paris, midi. Une boutique de streetwear balance du gros hip- hop autotuné sur la rue, des habitués squattent la terrasse d’un bar- tabac et la petite vie de quartier suit son cours. Difficile d’imaginer que c’est là, dans une maison cachée au fond d’une cour, qu’a été composé Woman, le troisième album de Justice. Et pourtant, en pénétrant dans la fameuse maison, pas de doute : une grande partie de l’immense pièce est occupée par des synthés, des machines à la pelle et une large console, devant laquelle sont alignés deux sièges en cuir, ceux de Xavier de Rosnay (34 ans) et Gaspard Augé (37 ans). Nous sommes chez Xavier, où débarquent alors son frère et manager, sa mère, son oncle et sa tante… On repassera pour la séparation travail/vie privée. Mais c’est comme ça que fonctionne le duo, à la fois amis, collaborateurs et presque frangins, qui livre le mois prochain un album plus apaisé que ses précédentes sorties, plus pop aussi.
Tout Woman a été enregistré ici ?
Xavier de Rosnay: Oui, à part les chœurs et les cordes que nous avons enregistrés avec un orchestre à Londres. À vrai dire, on voulait se construire un vrai studio, on avait même trouvé un bâtiment pour s’ins- taller. Mais c’était compliqué, et nalement on s’est dit qu’on voulait encore concevoir un album de home stu- dio, pas tant par le matériel que par l’environnement. Aller dans un “vrai” studio que tu payes à la journée, c’est stressant, tu n’es pas chez toi, tu ne vois pas la lumière du jour et ça t’oblige à produire absolument quelque chose.
Gaspard Augé: C’était idéal de travailler ici, notre musique est intégrée à nos vies, on ne voulait pas de cloisonnement comme si on allait au bureau.
L’album sonne assez disco, surtout quand on écoute le premier single “Safe And Sound”.
X: Il y a des morceaux disco oui, mais comme on l’a déjà plus ou moins toujours pratiqué. Le disco fait partie de notre répertoire, de notre langage. Mais c’est marrant, quand on dit à des spécialistes du genre, comme les 2 Many DJs, que Justice fait du disco ça les fait bien rire: pour eux, ce n’est pas du tout ça.
Il y a certains morceaux (“Pleasure”, “Fire”…) où on peut même entendre des réminiscences de Michel Berger ou de Véronique Sanson, c’était une inspiration pour ce disque ?
X : Tant mieux si ça peut faire penser à ça! On a toujours très sincèrement aimé cette musique française, ça n’a jamais été une pose, même si ça pouvait pas- ser pour ça quand on le disait il y a dix ans. Et je comprends pourquoi on peut y penser sur cet album : on a pu prendre de la black music, soul et américaine, mais pour la faire d’une manière très française…
G : C’est-à-dire avec un peu plus de mélancolie. Parfois, ça nous arrive de faire des sorties de route par rapport à ce qui nous plaît vraiment, et ça ne fonc- tionne pas. On ne peut pas s’empêcher de produire la musique qui correspond aux émotions qu’on traîne depuis tout petit, sur des morceaux qu’on écoutait sur l’autoroute A5.
X : Mais Woman n’est pas un album nostalgique ! Audio Video Disco était une espèce de mini-encyclopédie de ce qu’on aimait bien. On se demandait systématiquement sur cet album comment intégrer ces musiques dans une ambiance plus futuriste. Woman est au contraire assez spontané, on voulait simplement créer des choses qu’on aime tout en leur donnant le vernis de notre époque. Sans essayer à tout prix d’être futuriste. Quand ça s’y prête, c’est cool, mais si un morceau a besoin de sonner comme un style qui existe déjà, on y va quand même.
Audio Video Disco n’a pas toujours été très bien reçu par la critique. Ça vous a marqué ?
G : On était content du disque. On le préfère toujours au premier, il était plus cohérent. On n’en a pas voulu aux gens de ne pas rentrer dedans tout de suite, car il était assez difficile d’accès.
X : Bon, évidemment il y a des gens qui ne l’aiment toujours pas! Mais on ne s’attendait pas à avoir l’unanimité critique. C’est toujours le risque que tu prends quand tu fais des disques assez radicaux, avec une idée générale qui conduit le truc : on a fait un album de rock agricole un peu électronique, très blanc, avec des choses droites qui ne groovent pas du tout… De toute façon on n’a jamais sorti de disque qui a fait l’unanimité. En même temps on n’en a fait que deux. (rires)
En parlant d’“agricole”, vous aviez expliqué au moment d’Audio Video Disco que vous travailliez par mots-clés, en l’occurrence “ongles sales” pour évoquer un paysan avec les mains dans la terre. Vous avez également fonctionné comme ça pour Woman ?
G : On s’est un peu lavé les mains depuis !
X : Mais on a travaillé à nouveau comme ça. Une partie de ce qu’on fait passe par des échanges de mots qui peuvent paraître cryptiques vus de l’extérieur, mais qui ne le sont pas pour nous, parce qu’on a beaucoup de références communes. Un peu comme des jumeaux qui parlent un langage secret. Sur des émotions très simples par exemple: il y a mille manières de produire un morceau qui donne une impression de triomphe. Mais Coldplay sort des titres triomphants aussi, comment faire pour ne pas tomber là-dedans ? En faisant des petits ajustements, à coups de mots-clés. “Coldplay” ne fait pas du tout partie de notre champ lexical par contre !
G : Mais “c’est trop émo” ou “c’est pas assez win”, c’est des trucs qu’on pourrait se dire.
X : Ou la “win qui tâche”, ça, ce n’est pas bon signe !
Vous n’avez pas fait l’unanimité non plus sur le clip de “We Are Your Friends” : il y a dix ans tout pile, Kanye West est monté sur la scène des MTV Video Music Awards pour dire que votre vidéo ne méritait pas de gagner…
X : On n’était pas là, mais on était hyper content. On nous a dit : “Vous avez gagné, et Kanye West est venu râler.” Nous, on ne savait pas qui il était ! En tout cas, on est plus surpris quand il y a un consensus positif autour de quelque chose que l’on sort. “Safe And Sound”, le premier single, par exemple : cela faisait cinq ans qu’on n’avait rien fait, ce n’est pas vraiment un single, c’est l’ouverture du disque et il n’a pas d’autre ambition que d’être introductif. Et il a été super bien reçu. On ne dit pas que c’est un mauvais morceau, mais on l’a un peu lâché dans la nature. On s’attendait à ce qu’une partie des gens trouve ça fantastique et que l’autre pense qu’il faille qu’on disparaisse de la surface de la Terre… Et qu’on brûle avec Skrillex et les autres. C’est vrai que “Safe And Sound” est sorti sans réel effet d’annonce, directement en téléchargement, alors que la grande mode est au teasing à la Frank Ocean ou à l’album surprise comme Beyoncé.
G : On voulait le sortir avant l’été, car pour nous il a une saveur estivale et on voulait que les gens puissent un peu vivre avec pendant leurs vacances au soleil.
X : On n’a pas les épaules pour faire une sortie surprise de toute façon. Quand tu es Drake ou Beyoncé ça marche, mais quand tu es Justice et que tu fais une sortie tous les cinq ans, je ne suis pas sûr que ça fonctionne… Quant aux teasings hyper longs, on s’en méfie: en tant qu’auditeur, ça nous fatigue un peu et on finit par oublier si l’album est déjà sorti ou pas. Par humilité aussi, on voulait quelque chose de simple. Donner un morceau au moment où il paraît bien de le donner, et dévoiler le reste une fois qu’on est prêt.
G : On préfère dire: “Il y a un morceau, écoutez-le”, “il y a un clip, regardez-le”, “il y a un album, achetez-le !”
Un autre morceau de l’album, “Stop”, a de beaux airs de single et de tube… Mais la mélodie du refrain ressemble drôlement à celle de “Opposite Ways”, un titre du dernier album de The Dø, non ?
X : Oui, on s’en est rendu compte! On en a parlé à Olivia (la chanteuse de The Dø). C’est vrai qu’il y a ce passage qui ressemble, mais ça s’est évidemment fait de manière inconsciente… Et Olivia était assez dubitative, elle ne trouve pas que ça soit si semblable.
On y pense quand on fait un album à ce risque de sonner comme autre chose ?
X : Ça nous est déjà arrivé sur deux ou trois anciens morceaux. En l’occurrence le titre de The Dø, on le connaissait bien, mais pour les similitudes entre “Carpates” et un morceau d’ELO (Electric Light Orchestra), on ne s’en était pas rendu compte avant de voir des forums en parler sur Internet! Et puis, dans les possibilités que t’offre un répertoire de douze notes, parfois tu es surpris… D’ailleurs je crois qu’il y a un truc de Frero Delavega qui ressemble aussi à un passage dans l’album !
Pourquoi avoir voulu sortir un album, contrairement à de plus en plus d’artistes de musique électronique qui se tournent plutôt vers les maxis ?
G : On est accroché à l’objet cartonné avec tracklisting à l’arrière. Je trouve que tu peux plus développer une idée cohérente sur un format album. Des gens sortent un morceau tous les trois mois et le font très bien, mais nous, on a envie de maturer ce qu’on veut dire.
X : Les maxis ne sont pas adaptés à ce qu’on fait, notamment parce que nos morceaux ne sont pas club. L’album permet de leur trouver un cadre, et on a d’ail- leurs pas mal de titres qu’on prend énormément de plaisir à faire, mais qui n’auraient pas de sens hors album. Comme ici “Chorus”, “Heavy Metal”, ou même “Safe And Sound”. Là, c’est un moment étrange pour nous parce que le débat n’est même plus dans le “maxi ou album”, on découvre le monde du streaming ! Et ce qui est chouette avec le streaming, c’est qu’il n’y a plus de contrainte de temps, tu peux faire un album avec 35 morceaux de dix minutes si tu veux !
D’ailleurs les morceaux sont longs sur Woman…
X : Oui, on n’a jamais fait de morceaux aussi longs de nos vies ! Ce n’est pas une décision conscience, mais auparavant, pour faire un morceau, on trouvait une idée et on la développait.
G : Du coup tous les morceaux avaient la même durée !
X : Là on a fait l’inverse, on développait les morceaux librement et on élaguait ensuite. Notre entourage a d’ailleurs été dérouté par “Safe And Sound”, car il prend vraiment son temps pour “s’ouvrir”. C’est le cas de tous les autres titres. Ça rend l’album moins frénétique, où toutes les dix secondes il doit se passer un truc “dans ta face”.
Cette lenteur est cohérente avec la couleur générale du disque, qui est plus serein. Parce que vous vous sentez plus sereins aussi ?
X : Bien sûr! Ça fait quelque temps que nous sommes plus apaisés, mais oui, il y a de ça. Bon on a quand même un ou deux morceaux “prise d’otage”, ça nous plaît toujours de faire des morceaux énervés, mais même ceux-là nissent par s’ouvrir et par se délier.
Le nom de l’album, Woman, c’est parce que vous vouliez faire danser les filles ?
X : Faire danser les filles ça a toujours été notre volonté !
G : Mais ça va un peu plus loin que ça quand même.
X : Tout ce qu’on fait, dans la musique comme dans nos vies, est une sorte d’hommage aux femmes qui nous entourent. Je ne parle pas forcément de nos fiancées, mais de nos filles, nos mères, nos collaboratrices… Ce qu’on fait sert à leur plaire, à les satisfaire, ou à ce qu’elles soient fières de nous. Et puis c’est un beau mot, assez puissant quand il est seul comme ça, et puis le symbole de la justice est une femme. La musique qu’on a faite pour ce disque, la couleur comme les émotions, allaient dans ce sens-là. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de morceaux brutaux, parce qu’on n’a jamais considéré que les femmes n’aimaient pas les choses brutales non plus. On ne s’est pas dit : “Ah tiens, Woman, on va faire des morceaux à l’eau de rose.”
G : C’est par contre le premier disque où il y a des chansons d’amour.
X : Mais d’amour sous toutes ses formes. “Stop” parle de l’amour d’être dans un groupe, elle est à double sens, elle peut évoquer le couple ou l’amour quasi-fraternel et collaboratif. Pour être plus précis d’amitié de deux mecs qui font de la musique ensemble… Nous quoi !
En parlant d’amour, vous avez déjà dit que vous vous empêchiez d’utiliser les mots comme “love” ou les phrases comme “Move Your Body” dans vos textes pour ne pas tomber dans le cliché. Et là débarque, sur Woman, le titre “Love SOS”.
X : En effet, on ne s’interdit plus ces trucs-là !
G : Mais je ne pense pas que “love” était un mot interdit…
X : Si, un peu, on évitait… Et on ne fera jamais de disques qui seront des sommations à la danse ou à un mode de vie “yolo”. Mais encore une fois, on s’est bien moins posé de questions, et on a pris l’émo- tion simple d’un morceau comme “Love SOS” sans vouloir en faire un truc “malin”. On est des types assez premier degré au final.
G : On n’a jamais prétendu être des paroliers hors pair, mais on essaye toujours d’être simple, sans tout de même sombrer dans le cliché ou dans la vulgarité. Quand tu écoutes n’importe quelle chanson, même de groupes qui ont une réputation un peu plus arty, tu as un certain nombre de mots en anglais qui sonnent bien, qui ont un sens, et tu retombes forcément sur les mêmes mots et les mêmes rimes. C’est la vie de la pop !
Vous faites de la pop ?
X : Oui, bien sûr. C’est en tout cas l’idée qu’on se fait de la pop de maintenant, même si quand on prend vraiment contact avec la popactuelle on se rend compte qu’on n’est pas du tout dedans. Mais on appelle “pop” la majorité des trucs qu’on écoute, comme les Beach Boys par exemple.
G : Pour nous, Black Sabbath c’est de la pop aussi. On est fan de pop dans le sens “culture populaire”, ça va des pochettes d’Iron Maiden à tout ce qu’on a ingurgité qui venait d’Angleterre et des États-Unis depuis notre adolescence. Aussi tout le côté visuel de la pop nous nourrit. On a une fascination pour la façon dont les mecs s’habillaient et pour les pochettes de disque.
L’image a toujours été très importante chez Justice, entre les looks, la croix… Ça vous a valu quelques critiques, vous les comprenez ?
X : On est les premiers à comprendre qu’un groupe très looké et totalement raccord avec ses visuels peut être énervant. On peut être énervant ! Mais on reste spontané, on n’est pas allé voir un coiffeur-visagiste pour coordonner nos coupes.
G : On fait juste les choses en tant que fan de pop. Justice c’est un projet global, l’aspect visuel en fait partie et ça nous amuse de nous en occuper et de mettre un peu les mains dedans. Quand tu regardes dans une caisse de vinyles, les pochettes véhiculent un fantasme hyper fort ! Ça nous intéresse d’avoir une pochette sans aucune écriture par exemple. Ça permet de stimuler l’imagination.
X : Tout le monde joue avec son image de toute façon ! Des mecs de la techno qui portent un sweat à capuche qui leur couvre la moitié du visage et qui disent : “Nous on emmerde le système, voilà notre disque et la pochette est toute blanche.” Ils font exactement la même chose que nous, car toute représentation de soi est un postulat.
En parlant de pochette de vinyles, il y a un Cassius (“La Mouche”) et un Phoenix (“Heatwave”) bien en évidence dans ton petit salon d’écoute. French touch for ever ?
X : En fait, ces piles-là correspondent aux disques qu’on prenait quand on jouait sur des vinyles, à l’époque où on était DJs. Dans les clubs et les festivals il y avait encore des platines. (rires) “La Mouche” de Cassius et “Heatwave” de Phoenix sont pour moi deux des pochettes les plus réussies de la french touch, c’est pour ça que je les ai mis en avant. “Heatwave” est le premier morceau que Phoenix a sorti, un instrumental de disco filtré. On adorait ce disque, on l’adore toujours. On l’avait sourcé chez Emmaüs, dès qu’on en voyait un on l’achetait et on l’offrait à des amis. On en avait plein, il doit m’en rester deux-trois !
Vous lancer sérieusement dans une carrière solo, vous y pensez ?
X : Oui oui, je voudrais parler de ma carrière solo, j’ai un album qui sort dans deux mois. (rires)
G : The Xavener !
X : Blague à part, on aide des copains, on compose quelques petits sons tous seuls… Mais il me semble qu’on fait de meilleurs trucs ensemble.
Dans votre dernière interview pour Tsugi, vous confiez que vous passiez votre temps à mentir en interview. Vous n’avez pas fait ça là, quand même ?
X : Du début à la fin !