Et dans l’indifférence générale, Roger Waters refait ’The Dark Side of the Moon’
Disque hommage, ou témoignage d’un égoïsme sans précédent ? On dirait qu’il le fait exprès. Cinquante ans après le chef-d’oeuvre ultime de Pink Floyd, The Dark Side of the Moon, Roger Waters ré-enregistre sa propre version. Sans surprise.
C’était presque prévisible, tant le moment est symbolique. L’une des formations les plus réputées de tous les temps sortait son magnum opus il y a exactement cinq décennies, de quoi proposer une version remasterisée accompagnée de son coffret deluxe, le moment venu. Et ça, c’est peut-être ce que l’on pourrait reprocher à Roger Waters, quand il lui est passé par la tête l’idée de faire son propre The Dark Side of the Moon. Psycho de Gus Van Sant, S.O.S. Fantômes de Paul Feig, et même Les visiteurs en Amérique de Jean-Marie Poiré : le refontes de grands succès ne sont pas toujours vouées à une pareille splendeur, même quand la tâche est exécutée par les créateurs d’origine. Le chef d’oeuvre sorti en 1973 trouvait dans son concept différentes étapes inhérentes à la vie humaine, à travers des thématiques de conflit, de moralité, de cupidité, de temps et de maladie mentale, notamment. Autant dire que Roger Waters, lui, sur son Redux sorti tout fraîchement, ne fait que peu d’efforts.
L’album de ses rêves, malheureusement
The Dark Side of the Moon Redux est pauvre, et on peine à y voir un intérêt artistique. Pour les moins courageux, il suffit de lancer l’introduction ‘Speak to Me’, la nouvelle. Elle donne le ton, pour ainsi dire : Waters y copie-colle les paroles de ‘Free Four’, morceau tiré de Obscured By Clouds, album sorti en 1972 par les Floyd. Roger Waters réécrit, ça et là, les textes de l’album, et les ré-interprète avec une voix fatiguée, sous couvert d’une atmosphère mystérieuse et sombre. Il met en oeuvre une vision des choses peu étonnante.
On connait la relation directement compliquée entre lui et David Gilmour, guitariste arrivé en 1968. Le point de départ de leurs mille-et-un différents artistiques démarre vraiment lorsque Syd Barrett, viré la même année à cause de l’addiction mais acclamé pour son influence psychédélique, quittait le groupe pour se retirer tel un ermite à Cambridge. Puis, passés au rang de stars mondiales après la sortie de The Dark Side of the Moon, il a fallu gérer la célébrité et la pression jusqu’à la fin du groupe entier en 1985. Résultat : un Wish You Were Here (1975) et un The Wall (1979) écrits en grande partie par Roger, qui partira après The Final Cut (1983). Compliqué d’imaginer que les deux leaders, à peine réunis, entamaient déjà la fin du groupe à cause d’une guerre d’égos dont la postérité se serait bien passée. Malgré une idée originale de Waters lors de la genèse de The Dark Side of the Moon, c’est vers la direction de Gilmour que la composition de ce l’album s’articule. On y retrouve alors une musique qui se revendique grandiose, avant-gardiste grâce à ses effets et ses méthodes d’enregistrement pour l’époque… Soit tout le contraire du projet dont on parle aujourd’hui. Étonnant, considérant sa faible implication dans le processus de création qui suivra. Et paradoxal, vis-à-vis de son contrôle sur les albums suivants. C’est Alan Parsons, l’ingénieur du son, qui était content, lui qui a pu écrire tranquillement sa légende pendant les absences du leader.
Cette version, malgré ses timides ressemblances avec l’originale, ne se retrouve pas dans le mythe qu’a pu imposer Pink Floyd avec l’album original, du haut de ses plus de quarante-cinq millions d’exemplaires vendus (quatrième disque le plus vendu de l’histoire) et de ses 17 ans dans le Billboard 200. À vrai dire, quasi-tous les chants de base sont réduits à la diction, dans un album où le membre des Pink Floyd ne semble pas avoir eu d’autre ambition que de pouvoir dire : « J’aurais fait ma propre version de l’album ». Écouter ce disque, peu importe l’endroit, se résume à entrer dans un pub délaissé d’une ville modestement peuplée. Le « chanteur du soir » est là, connu de tous, et marmonne ses pâles copies des grands chefs-d’oeuvre de la musique. Il fait ce qu’il peut avec ce qu’il a. Et bien sûr, de « Speak to Me » à « Eclipse« , les dix y passent ! Roger Waters, lui, a tout le pouvoir d’une production hors du commun, mais se réduit seul à ça. Peut-être pour s’exempter du jeu de guitare électrique pourtant révolutionnaire de son meilleur ennemi ?
Loin de nous l’envie de décrédibiliser le génie de Waters à l’époque, et l’influence qu’il a pu avoir rien que dans son propre groupe. Le souci est qu’on a un sentiment : celui que Waters ne se rend pas hommage. Certains des morceaux de rock les plus iconiques de tous les temps, perdent alors toute leur saveur avec la mention Redux apposée par Roger. L’instrumentation riche et l’expérimentation dont Pink Floyd a pu faire preuve pour l’époque disparait (adieu magnifique saxophone), laisse place à tout l’aspect minimaliste et simple : caractéristique chère à Waters défendue sans succès, pour la conception de l’album il y a cinquante ans. Alors forcément, il se satisfait en rendant un projet de 48 minutes (contre 43 pour l’original) qui donne l’impression d’heures entières… La faute à une ambiance morbide et désespérée au possible. C’est comme vivre une sorte de version Chopped Not Slopped, réalisée dans une sobriété absolue. Cette lenteur n’a pas de sens. On aurait aimé une couverture teinte en mauve, au moins.
Et sinon, où en est Roger Waters ?
Au-delà de son avidité notoire, les derniers agissements de la superstar ne rendent pas hommage aux idées défendues par l’album original. Lui qui est maintenant plus réputé pour des tournées solo battant tous les records, notamment celle autour de The Wall lui ayant rapporté 459 millions de dollars, ainsi qu’une spéciale The Dark Side of the Moon (forcément), il est également moins connu pour des prises de position problématiques. Entre certains actes et autres paroles antisémites, son comportement problématique a, par le passé, pu lui coûter une représentation à Francfort. On pense à sa comparaison évitable entre Israël et le Troisième Reich, ou ce fameux cochon gonflable sur lequel une étoile de David et des logos de multinationales sont apposés pendant ses concerts, entre autres.
The Dark Side of the Moon n’est donc pas le seul projet de Pink Floyd que Waters essaie de s’approprier en solo. Il y a eu cette fameuse tournée The Wall Live, une autre tournée Us+Them, un album live en solo reprenant le répertoire de son groupe nommé In The Flesh, et même un ré-enregistrement de « Comfortably Numb » en 2022. Ce morceau, dans le même esprit que son nouveau disque, annonçait la couleur. Si tant est qu’il y en ait.
Décidément, cet album de Roger Waters, c’est la petite voix de l’artiste qui affronte l’égo interdimensionnel de l’humain. Et les deux ne sont pas dissociables. Même cinquante ans après, le « leader » de Pink Floyd s’efface devant l’immensité de son oeuvre et ne fait que nourrir la déception. Malgré le fait que ce Redux ne jette en rien de l’ombre sur l’original, c’est la cerise sur le gâteau d’une bataille d’égos qui va au-delà de l’art, et qui tue définitivement le groupe.