Réenregistrer ses titres : Re-recording, entre correction et confusion
Réenregistrer ses propres morceaux (d’où « Re-recording ») est un parti pris choisi par de plus en plus d’artistes pour reprendre le contrôle sur leurs créations. Mais musicalement parlant, qu’est-ce que ça apporte ?
Article écrit par Manuel Perreux, issu du Tsugi 163 : Róisín Murphy, Romy, Fred Again.. héros de la rentrée ?
C’est sans doute un des conflits entre artistes et industrie dont on entend le plus parler actuellement : Taylor Swift est en train de réenregistrer l’intégralité de sa discographie. La raison ? Elle n’a pas le contrôle sur ses masters, et les fichiers audio de ses chansons appartiennent désormais à un fonds d’investissement. La pop star a toujours ses droits d’auteur, mais impossible d’éditer ou remixer les versions originales. Alors elle a pris la décision de refaire et republier ses morceaux par elle‐même. Le coup est malin à plusieurs niveaux : il relance l’intérêt pour son catalogue, place la chanteuse‐ compositrice dans la position d’une victime du système, et ainsi touche la corde sensible de son public prêt à la soutenir.
C’est aussi un choix assez risqué de mettre autant de moyens pour essayer de rivaliser avec une multinationale qui peut tranquillement exploiter vos originaux, si vous n’avez pas une audience très large et très engagée. En fait, Swift est l’exemple le plus médiatisé d’un phénomène : à un moment où les intermédiaires de la production et de la diffusion sont devenus dispensables, la musique disponible partout tout le temps, et les labels et leurs catalogues rachetés par des acteurs de plus en plus puissants, avoir la propriété de ses enregistrements est devenu presque une évidence. Du moins en théorie, car beaucoup de jeunes artistes l’ignorent ou ne sont pas en mesure de le négocier quand ils signent leurs premiers contrats. Et la concession faite au label au début de l’aventure se paye très cher après des années de succès. Alors le réenregistrement apparaît comme une excellente pirouette.
Du neuf avec du vieux
À une époque où le marché de la musique est toujours plus focalisé sur ses gloires passées et peine ainsi à créer de nouvelles références et des tubes marquants sur la durée (voir Tsugi 162), réenregistrer ses classiques est un choix logique. Mais on aurait tort de croire que la méthode est récente. Elle était déjà bien présente dans les années 1960, pour des raisons techniques : des standards enregistrés en mono ont été refaits pour coller au nouveau format stéréo. Remettre ses classiques au goût du jour, c’est ce qu’a fait par exemple Jacques Brel avec l’album Ne me quitte pas. En 1972, le Belge n’a rien sorti depuis quatre ans, mais son contrat avec Barclay l’oblige à retourner en studio, alors il va aller piocher dans ses premiers succès et les réinterpréter avec de nouveaux arrangements. Onze titres qui n’avaient pas grand‐chose en commun sont réunis par une même orchestration, et le chant plus usé de Brel. On a gagné en modernité, mais sans doute perdu en charme.
On trouve un cas similaire chez Suicidal Tendencies : en conflit financier avec leur premier label, les pionniers de la fusion punk hardcore et metal ont décidé en 1993 de refaire tout leur premier disque. Mais en dix ans, il ne reste que le chanteur d’origine, la formation a gagné en talent et en moyens, alors la colère adolescente, crasse et viscérale des débuts sonne trop propre et maîtrisée. Ce souci de l’authenticité, c’est aussi ce qui a fait qu’Ozzy Osbourne s’est empêtré dans sa propre combine : les bassiste et batteur de ses deux premiers albums n’ont pas été crédités, ils ont donc porté plainte et obtenu gain de cause. Sauf qu’au lieu de leur payer des royalties, Ozzy et sa femme ont préféré ressortir Blizzard Of Ozz et Diary Of A Madman en 2002 avec leurs parties réenregistrées par de nouveaux musiciens. Le public a tellement détesté la manœuvre qu’au final ce sont les versions originales qui ont été choisies pour les futures compilations.
Réécrire ou embellir le passé
À l’inverse, réenregistrer est aussi un bon moyen d’entrer dans la légalité pour des artistes bloqués par des soucis de droits : récemment, De La Soul a enfin pu mettre ses premiers albums sur les plateformes de streaming, après avoir nettoyé des samples non autorisés. Le collage de sons à foison était leur spécialité à l’aube des années 1990, mais le trio de rappeurs n’avait pas anticipé qu’après les formats physiques, ils devraient aussi rentrer dans les clous de la diffusion en ligne. Alors, comme ils n’ont pas pu tout faire valider, et n’allaient pas charcuter leurs mix d’époque, ils ont fait refaire des lignes de cuivre ou de batterie. Jusque‐là, on parle surtout de propriété et d’argent, mais d’un point de vue créatif, qu’est‐ce que ça apporte ? Il n’y a pas l’originalité attendue d’un remix, et on est parfois presque face à un remaster non légitime. Vouloir créer une copie carbone de la version originale, c’est risquer d’avoir un intérêt reposant seulement sur l’exercice de reconstitution : retrouver le studio, les personnes, le matériel, les réglages… Ce serait presque plus sympa pour les fans à regarder qu’à écouter.
Mais un aspect n’est pas à négliger : le passage du temps. Réenregistrer, c’est rouvrir une porte vers une ancienne phase de sa carrière, peut-être corriger des regrets, étendre un concept ou améliorer le rendu sonore. En 1982, Philip Glass avait réalisé la bande-son du documentaire expérimental Koyaanisqatsi, une expérience visuelle et sonore de notre monde en déséquilibre, devenu un improbable succès populaire. Mais quand l’œuvre minimaliste de Glass a été éditée sur disque l’année suivante, on y trouvait à peine la moitié de sa composition. S’il a régulièrement refait des pressages de la BO par la suite, il a décidé quinze ans après de réenregistrer une version de 70 minutes bien plus complète, qui met en valeur les nuances synthétiques et la maîtrise de l’ensemble orchestral. Pas une transformation, mais un aboutissement.
Un plaisir très personnel
Les anniversaires étant un bon prétexte pour regarder en arrière, on peut citer Jean-Michel Jarre qui, pour les 30 ans de son Oxygène en 2006, a décidé de l’actualiser. Interrogé par Sound On Sound, il a avoué avoir eu l’idée très tôt : « Même si j’étais satisfait de la musique, je me disais toujours que j’aurais pu avoir de meilleures conditions dans le processus d’enregistrement. » Puis avec l’explosion du numérique dans les années 1980, l’envie du compositeur se confirme. Il va juste attendre patiemment que le format atteigne une certaine haute définition pour se lancer. Il façonne alors une création hybride, où les synthés et effets d’époque croisent les logiciels numériques, pour rester au plus près du son de 1976, mais avec les facilités actuelles. Jarre poussera le concept jusqu’à faire une version live complète d’Oxygène (sans public, mais éditée sur DVD), ce qu’il n’avait jamais fait jusque-là, où il ajoutera trois variations pour faire le lien entre les mouvements principaux. Dans la continuité, on peut citer le célèbre Tubular Bells que Mike Oldfield a souhaité reconstituer lui aussi pour les 30 ans de l’album. « À le réécouter, la qualité du son est réellement très bonne, et la chose la plus incroyable, c’est que tout a été fait en une prise. Personne, moi compris, ne rêverait de faire ça maintenant. Une de mes premières décisions pour ce remix a été de le laisser tel qu’il était joué. Il y a une spontanéité dedans, un dynamisme qui aurait été perdu, alors j’y ai laissé les grincements et les pop et les quelques fausses notes. »
Mais impossible en 2003 de retrouver le master multipiste, alors il a passé des jours à tenter de reconstituer le son d’origine. Oldfield dira plus tard à Louder Sound s’être « beaucoup amusé, mais personne d’autre n’a l’air de l’avoir aimé. J’ai peur de l’écouter maintenant, au cas où je me dirais que c’était une grosse erreur. » L’exercice est donc un plaisir pour les artistes, mais reste très personnel. Ils et elles connaissent l’envers du décor, le public non. Les fans sont attachés au résultat, à un format audio fixe dont ils ont l’habitude, jusqu’au moindre détail. Modifiez quelques mots ou un instrument, et ils le verront. Quelque chose a changé, et la sensation est désagréable. Comme l’a résumé le chanteur du groupe Phantom Planet à The Ringer : « Les gens qui sont attachés à la version originale ont le sentiment de traverser une vallée dérangeante, une imposture qui fait changer l’expérience de la chanson. » C’est dire notre tendance à déterminer qu’une version d’un morceau est définitive, sous prétexte d’une diffusion répétée. Découvrir qu’un radio edit n’est pas pareil qu’une version album est déjà perturbant. Et quand on tombe sur des interprétations alternatives faites en même temps que le titre original, on se dit parfois qu’on a perdu quelque chose.
Alors face à un réenregistrement avec des dizaines d’années de recul, on peut facilement être réticent. Roger Waters, dans sa guerre éternelle avec ses anciens camarades de Pink Floyd, a ainsi annoncé refaire le légendaire The Dark Side Of The Moon. On verra en octobre (album sorti depuis, ndlr) à quel point il a remis sa patte sur l’album au prisme. La version qu’il a sortie de « Money« , sans autre ambition que la noirceur, a au moins le mérite de s’écarter clairement de l’original. Après, chacun jugera l’intérêt de ce révisionnisme vengeur cinquante ans après les faits.