Courtney Barnett : « cet album ressemble à une belle conclusion »
On a rencontré l’australienne Courtney Barnett, un vendredi soir via Zoom, sous une chaleur accablante. Pourtant prévenus qu’elle n’actionnerait sans doute pas sa caméra pour l’interview, c’est avec un plaisir non dissimulé qu’on se retrouvait face à la musicienne, par écrans interposés. On a bien sûr parlé de son nouvel album End Of The Day, bande-son du documentaire dont elle est l’objet : Anonymous Club. Mais aussi de la fermeture de son label Milk! Records, ou encore de son processus de composition.
Comment ça va ?
Courtney Barnett : Je vais bien ! C’est le jour de la sortie de l’album, donc ça fait du bien de le montrer au monde mais je me sens vraiment bien.
J’ai regardé Anonymous Club et à un moment donné, tu mentionnes le fait que tes chansons étaient un moyen « d’essayer comprendre les choses et les situations ». Mais comme on le sait, End of The Day est complètement instrumental. Comment s’est déroulée l’écriture de cet album ? Pourquoi ce choix ?
CB : Oui, à l’origine, l’album devait être la bande originale du documentaire. Je n’avais pas vraiment l’intention d’en faire un album, mais on a passé deux jours en studio à jouer et à improviser sur le film. Le film était projeté sur le mur et, sans trop planifier, on s’est retrouvés à réagir en temps réel, émotionnellement, aux images qui étaient sur l’écran. C’était un processus assez organique, ce qui est très différent de la façon dont j’écris une chanson, normalement.
Et qu’est-ce que ça te fait qu’il soit sorti, maintenant ?
CB : Je me sens vraiment bien. À l’origine, je n’avais pas l’intention d’en faire un album. Ce n’est qu’un an et demi après l’avoir enregistré que je l’ai réécouté, que j’ai vraiment aimé ce que j’avais fait et que j’ai voulu le partager avec les gens. Je pense que c’est différent, comme une sorte de défi, mais j’ai beaucoup appris de cette expérience. De la même manière que j’apprends du processus d’écriture des chansons que j’écris habituellement, de leur interprétation et de la manière dont elles évoluent au fil du temps. C’est une expérience légèrement différente, mais j’ai tout de même vécu un voyage très intéressant. J’ai hâte de le partager avec les gens et qu’ils y trouvent quelque chose qui soit signifiant pour eux.
Oui, je pense que c’est une bonne surprise. Parce qu’on ne s’attendait pas à ce que tu fasses un album instrumental. Comment ça t’est venu à l’esprit ?
CB : Je pense que le cadre du film nous a aidés. Quand on commencé à parler de la musique du film, Danny Cohen qui a réalisé le film, m’a demandé de garder un dictaphone, pendant les quelques années où nous avons enregistré. Je parlais souvent dans ce dictaphone, comme dans un journal intime, mais parfois je m’asseyais et je jouais de la guitare, ou j’écrivais des chansons. Et quand il a été question de la bande originale, il m’a demandé si je pouvais faire la même chose. Il a aimé l’idée qu’il n’y ait pas de voix ou de paroles, parce que la plupart du temps, il y aurait eu des passages où j’aurais parlé ou des transitions entre les scènes. Et je pense que les paroles, les voix auraient gêné. Il fallait que ce soit quelque chose de simple et de beau, mais pas trop distrayant ni trop suggestif sur le plan émotionnel non plus. Donc l’idée d’une musique instrumentale semblait assez pertinente… Je crois qu’on s’est tout de suite mis d’accord sur le fait qu’elle devait rester en arrière-plan, pour ne pas nous distraire de ce qui se passait.
C’était comment, de tenir un journal audio pendant trois ans ?
CB : C’est un processus très intimidant. Je te conseille d’essayer. Je ne sais pas si tu as déjà tenu un journal écrit… Même ça, c’est vulnérable et intimidant en soi, mais je pense qu’il y a quelque chose de vraiment différent dans le fait d’exprimer en temps réel ce que l’on pense ou d’intégrer ce que tu traverses, un peu comme une thérapie par la parole, tu vois, quand tu es en train de comprendre quelque chose sur le moment. Donc, oui, c’était étrange, mais ça faisait partie du processus sur lequel Danny et moi travaillions et je lui faisais confiance. On a beaucoup parlé de notre processus créatif et de nos soucis avec la créativité en général. C’était très intéressant de pouvoir en parler avec lui. Et j’ai l’impression que ça nous a rapprochés tout au long de la réalisation du film.
Oui, mais en même temps, je pense que le fait d’exprimer ses pensées en temps réel est le même processus que celui d’écrire de nouvelles chansons, d’une certaine manière, parce que tu parles de beaucoup de choses intimes dans tes chansons.
CB: Oui, oui, tout à fait. Je pense que la différence est peut-être qu’une chanson peut être travaillée et éditée… tu vois ? Ça peut être perfectionné au fil du temps, alors que ce que tu dis dans un journal vocal, ce sont juste des choses brutes, car elles viennent sans aucune sorte de filtre, mais il n’y a pas de re-travail de la pensée.
C’est aussi le dernier album qui sortira sur Milk ! Records, le label que tu as co-créé. Qu’est-ce que ça te fait ?
CB: Je pense que ça a été à la fois une décision et un voyage émotionnels. Et en regardant en arrière, cela fait presque 12 ans que j’ai créé le label et je sais que c’est la bonne décision maintenant, même si elle a été très difficile à prendre. Je me sens vraiment reconnaissante de l’existence du label et de la communauté qui s’est développée autour. Je suis très fière de ce que le label a accompli. Je pense que c’est une belle célébration de cette période et j’ai beaucoup de chance d’en avoir fait partie, d’avoir travaillé avec tous ces artistes et d’avoir rencontré tant d’amateurs de musique. Une communauté incroyable de gens qui aiment et soutiennent la musique.
Pour en revenir au documentaire, as-tu toujours l’impression de ne pas être « une communicante forte et puissante » ?
CB : Je pense que j’oscille entre le penser et ne pas le penser. Avec le temps, je me sens plus à l’aise en moi-même et peut-être que je commence à ignorer un peu plus cette pensée. Me répéter constamment cette histoire n’aide pas vraiment. J’essaie donc de faire semblant de ne pas y penser si c’est le cas, et de continuer à faire ce que j’ai à faire. C’est un bon truc : « Fake it until you make it« . (rires)
Ça fait un an que le documentaire est sorti, dedans tu tournes pendant trois ans. Est-ce que tu as l’impression que c’est un souvenir lointain, comme une époque révolue ?
CB : Ouais, on a commencé à filmer le documentaire en 2018. Je pense que c’était à peu près au moment où j’ai commencé, ou est sorti Tell Me How You Really Feel, l’album. Ça fait longtemps. Je pense qu’il y a définitivement une partie de moi qui se sent très différente de la personne que je vois dans le film. Et c’est intéressant, parce que je n’ai jamais fait l’objet d’un documentaire. C’est donc un sentiment très étrange de se regarder soi-même et de voir les parties de soi que l’on n’aime pas… Mais aussi les parties que l’on doit aimer davantage et d’apprendre de cette expérience, de grandir, de changer. Je me sens différente. Et même la sortie du film a été vraiment difficile parce que c’était confrontant de me voir et de me voir vivre ce que je vivais. Mais maintenant, j’ai l’impression d’avoir traversé cette épreuve et d’en être sortie. D’une certaine manière, cet album ressemble à une belle conclusion, tu vois. C’est comme une clôture de ce chapitre. C’est très agréable.
Oui, je comprends. Ton dernier album était donc le troisième, mais aussi le plus personnel. Où est-ce que tu placerais End of the Day si tu devais le faire ?
CB: C’est difficile. J’ai l’impression que tout ce que je fais est personnel, mais chaque chose a un aspect différent. Chaque album représente une période de ma vie. C’est un album intéressant, parce qu’il n’y a pas de paroles pour présenter cette narration ou cette histoire émotionnelle. Cela me semble émotionnel, personnel et intime. Je pense que ce sera intéressant de voir comment les autres personnes s’y identifient, juste en surface, sans histoire, s’ils l’écoutent. Qu’est-ce que ça leur fait ressentir ? Et comment se sentent-ils ?
Oui, j’ai l’impression que parfois on peut être plus approfondi quand on joue juste de la musique, au lieu de chanter par-dessus.
CB : Oui, c’est un peu comme ce que nous disions tout à l’heure à propos des journaux audio sans filtre : le fait que cette musique a été improvisée sur le moment. C’est donc une réaction musicale assez brute à ce que nous regardions, à ce que nous vivions et à ce que nous ressentions sur le moment.
À propos de la tournée en solo, tout d’abord, félicitations, car cela semble épuisant. Comment tu te sens après l’avoir fait ?
CB : Oh non, j’ai adoré. Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas produite en solo. C’était donc un vrai défi, parce que je m’étais tellement habitué à jouer avec un grand groupe, avec beaucoup de son et d’énergie. Et oui, je pense que je me suis sentie vulnérable et nue sur scène. Et c’était le cas, mais c’était génial. J’ai adoré. Ça m’a rappelé que je voulais faire ça plus souvent. Et j’ai adoré le type de connexion avec le public que je pouvais avoir. C’était une façon très différente de jouer. Je me suis sentie vraiment, vraiment bien.
Oui, à un moment, tu mentionnes le fait que lorsque vous jouiez vos concerts, c’était comme une conversation. Je pense que c’est vraiment intéressant de penser ça, c’est très intime. Est-ce que c’est important de se sentir proche de son public ?
CB : Oui, après ça change. Parfois, cela change à chaque concert et au fil du temps. Mais je pense qu’en général, je suis reconnaissante envers les gens : de venir, d’être eux-mêmes ouverts et vulnérables pour vivre cette expérience. Et en tant qu’artiste, on peut vraiment capter l’énergie d’une salle. Je ne sais pas comment cela fonctionne, mais ça fonctionne.
Tu évoques également la dépression dans le film. J’aimerais savoir ce que tu fais lorsque tu dois te produire, mais qu’au fond de toi, tu n’en as pas vraiment envie. Comment tu fais ?
CB : C’est une très bonne question. Je ne sais pas. Je le fais, c’est comme si tu devais le faire. En fait c’est assez intéressant, c’est comme un mystère parce que je ne sais pas parfois ce qui pousse à aller de l’avant à ce moment-là. C’est une question délicate. En fait on ne me l’avait jamais posée. J’aime bien.
Je me dis juste que si j’étais à ta place, je me dirais « ok, c’est très difficile parce que je n’ai pas envie de jouer », mais aussi que les gens attendent que je le fasse.
CB : Oui ! Si les gens sont là, il faut le faire. Mais je pense aussi qu’il y a quelque chose de très cathartique, dans le fait de jouer et d’interpréter de la musique. Parfois, je suis transportée dans le souvenir de l’écriture d’une chanson, mais un autre jour, je peux chanter la même chanson et penser à la façon dont elle se raccroche à une nouvelle partie de ma vie. Les chansons peuvent changer avec le temps et signifier des choses différentes, de la même manière qu’elles signifient probablement des choses différentes en fonction des personnes qui l’écoutent, selon la manière dont elles les interprètent. C’est assez étrange et magique.
Et à propos de ton nouvel album, comment tu imagines jouer ces nouvelles chansons sur scène ?
CB : En fait, on vient de répéter et Stella et moi, on veut les jouer comme on les a enregistrées. Donc une configuration assez minimale. Je joue de la guitare et Stella joue des synthétiseurs avec quelques pédales et effets, mais c’est assez minimaliste. On veut rester fidèles à l’enregistrement, à son énergie.
Est-ce que le fait de faire une carrière musicale a changé ta façon d’être ?
CB : Oh, clairement, oui. Ça a été plus de di ans de ma vie. Le temps et l’expérience changent les choses. J’ai donc l’impression d’avoir eu la chance de vivre beaucoup de choses en un laps de temps très court. Ça a définitivement peint ma vie avec beaucoup de couleurs.
Est-ce que tu écoutes de la musique instrumentale ? Si oui tu saurais me donner des artistes ?
CB : Oui, beaucoup. Oh wow, j’ai l’impression d’avoir fait une énorme playlist récemment. Un artiste que j’aime beaucoup, ou un album que j’ai beaucoup écouté pendant que je faisais cet album instrumental, c’est Susumu Yokota. Mais oui, il y a tellement de choses. J’aime évidemment beaucoup de choses de Brian Eno. Mais oui, il y a beaucoup de gens que j’écoute, je pense que j’écoute aussi beaucoup de musique classique et beaucoup de jazz.
Tu aimerais poursuivre cette expérience dans la musique instrumentale ?
CB : Oui, j’ai apprécié ces dernières années, le fait d’expérimenter différents sons et différents instruments ! Mais je continuerai aussi à faire d’autres musiques.
Et quels sont tes projets après ça ?
CB : Pour l’instant, je me prépare pour une petite tournée instrumentale. Et oui, je travaille sur de nouvelles chansons pour un nouvel album. Lentement, mais sûrement.
Et après cette interview, quels sont tes projets ?
CB : Je vais aller déjeuner avec des amis et fêter la sortie de l’album.
Et pour écouter l’album de Courtney Barnett, c’est juste ici :