20 ans cette année : « The Miseducation of Lauryn Hill », sacre d’une reine du hip-hop
Quand sort son premier album solo le 25 août 1998, Ms. Lauryn Hill a déjà fréquenté l’Université de Columbia, joué aux côtés de Whoopi Goldberg, sorti un album devenu classique avec les Fugees, a eu un enfant avec Rohan Marley (fils de Bob) et vient de collaborer sur l’album A Rose Is Still A Rose de la Queen of Soul Aretha Franklin… Tout ça du haut de ses 23 ans. Plus tard cette année-là elle sort un disque merveilleux entre hip-hop et soul, si audacieux, mystique et mature qu’il ne pouvait venir que d’une jeune musicienne fougueuse, marquée par l’expérience d’une vie déjà mouvementée. Ecrit au studio Attic de South Orange (New Jersey) et enregistré dans les studios Chung King en Jamaïque, The Miseducation of Lauryn Hill va rencontrer un succès fulgurant et quasi-unanime : l’album se vend à 423.000 exemplaires dès la première semaine, s’installe à tout en haut du classement Billboard pendant près d’un mois, puis est nommé à 10 reprises aux Grammy Awards. Il y glane cinq récompenses, dont celle du meilleur album de l’année… Il faut dire que pour préparer sa sortie, Lauryn Hill avait dévoilé deux singles efficaces et évocateurs, « Lost Ones » puis « Doo-Wop (That Thing) » qui ont rythmé l’été 1998.
Le titre du disque est supposément inspiré de deux livres : The Education of Sonny Carson, nouvelle autobiographique d’un jeune afro-américain troublé (1972) et The Mis-Education of the Negro de Carter G. Woodson (1933), qui aborde notamment le contrôle social exercé par les blancs sur les noirs aux États-Unis. Mais The Miseducation of Lauryn Hill se veut moins un album engagé qu’une fable universaliste et populaire prête à marquer son temps. C’est, en grande partie, le résultat de la relation professionnelle et amoureuse que Ms. Lauryn entretenait Wyclef Jean, son acolyte au sein des Fugees. Quand elle lui parlait de son projet d’album solo, W. Jean ne soutient pas la rappeuse mais après quelques jours d’enregistrement, il revient comme une fleur pour proposer son aide à la production. Ce que Lauryn Hill refuse en bloc… On a quand même sa fierté. Cet album, c’est le manifeste d’une jeune femme brillante ayant embrassé la foi, l’amour et la maternité, tout en se frayant un chemin à travers un courant hip-hop qu’elle juge trop mainstream et matérialiste… Comme les rappeurs et les hommes qui l’incarnent. 16 chansons autobiographiques où chaque auditeur pourra se retrouver, et dans lesquelles la nouvelle diva hip-hop défend des valeurs simples qu’on trouverait aujourd’hui bien mielleuses et hippie : le respect de soi, la sagesse âprement gagnée, la patience et surtout le pouvoir de l’amour. D’ailleurs, le disque est rythmé par des interludes où un professeur (joué par le poète Ras Baraka) entretient un débat animé avec ses élèves sur le thème de l’amour. Directement après l’intro, « Lost Ones » annonce la couleur : flow ciselé classic hip-hop style calé sur un scratch (devenu) bien rétro avant de faire place au très r’n’b « Ex-Factor », où les notes basses de Lauryn Hill sont affolantes de précision. Sur le titre gospel « To Zion », elle célèbre la venue de son nouveau fils de sa voix hyper-extensible… Et on accueille bientôt le single « Doo-Wop (That Thing) », où elle balance sur la superficialité et l’hypocrisie qui règne dans sa communauté.
La suite de l’album cultive l’art de la collab, du sample et de la reprise : ne nous mentons pas, Ms. Lauryn doit une partie de son succès à l’ultra-tube des Fugees « Killing Me Softly » (1996), reprise de la chanson de Roberta Flack de 1972. Ici, elle remet le couvert avec une nouvelle version parfaite de « Can’t Take My Eyes Off Of You » de Frankie Valli, qu’on pensait ne jamais entendre à la sauce soul et hip-hop… C’est désormais chose faite. Elle invite Carlos Santana et sa guitare sur « To Zion », Mary J. Blige sur « I Used To Love Him », D’Angelo pour « Nothing Even Matters » et un John Legend encore méconnu se met au piano sur le titre « Everything Is Everything » ! Mais pour rendre hommage tout en régalant les amateurs de hip-hop, rien de tel que les samples d’artistes majeurs : The Doors dans « Superstar », Sister Nancy dans « Lost Ones », le Wu-Tang sur « Ex-factor »et même Bob Marley dans « Forgive Them Father »… Lauryn Hill synthétise le meilleur des musiques qui l’ont inspirée et l’ont fait grandir, pour créer un album chef-d’oeuvre gravé dans la mémoire de millions de fans pour l’éternité.
En un seul album solo enregistré en studio, Lauryn Hill a balayé le hip-hop sans inspiration qui commençait à gangréner les US de cette fin de siècle. Sa musique toujours aussi ambitieuse évite les ordinateurs et la surcompression des morceaux, au profit d’instruments analogiques et donc des rondeurs et des imperfections qui les accompagnent. Avec The Miseducation of Lauryn Hill, elle voulait rassembler « l’intégrité du reggae, l’impact du hip-hop et l’instrumentation de la soul classique » : le pari est tenu. Vingt ans après, cet album aussi abouti que populaire s’inscrit logiquement parmi les meilleurs albums de 1998 et continue d’influencer les artistes actuels : notamment J Cole, Drake ou encore Cardi B. Pourquoi un tel succès? Parce que cette oeuvre parle à tout le monde : assez pointu pour les music nerds, assez proche du hip-hop classique pour rester street crédible, assez pop pour faire fondre les coeurs du grand public. Un album intemporel, livrée par une chanteuse définitivement émancipée.
Si vous êtes plutôt Spotify :