20 ans cette année : « Mezzanine » de Massive Attack, de l’ADN du trip-hop
Quand les Beatles perdent le monopole du scarabée. Rares sont les artistes qui peuvent se vanter d’avoir changé le cours de l’Histoire de la musique. Massive Attack l’a fait à (au moins) deux reprises. Sept ans après son premier Blues Lines, fameux mélange de soul, de cordes, de hip-hop et de dub, et seulement trois ans après Protection qui creusait plus profondément ce nouveau sillon, le groupe de Bristol revient avec Mezzanine. Un troisième opus éclatant, pour une heure d’immersion dans une nouvelle ère trip-hop, plus sombre et corrosive.
Nous sommes le 27 avril 1998. L’affaire Monica Lewinsky passionne les Etats-Unis, Haroun Tazieff et Claude Erignac sont décédés et le colossal Titanic laisse sa place au bondissant Flubber dans les salles obscures. La France se prépare à accueillir sa Coupe du Monde de foot et Paris sa première Techno Parade, alors que le mouvement des chômeurs prend de l’ampleur. Ce jour-là, une autre révolution s’opère dans les bacs avec la sortie de Mezzanine, le troisième album des Britanniques de Massive Attack, la pierre angulaire de leur carrière. Si leurs lignes de basse ronflantes et leurs rythmes hypnotiques restent fidèles au poste, la teneur globale du disque dévoile une atmosphère intensément plus sombre et pesante que sur les deux premiers opus, ajoutant notamment à leur cocktail habituel une bonne grosse dose de guitares abrasives et des nappes de synthés glacées.
La brume se lève à peine sur le premier morceau « Angel » : des guitares tranchantes comme des lames, une voix aussi droite que blanche et des basses boostées aux amphét’, de celles qui font trembler les vitres, pour une ambiance oppressive. Pas étonnant que le morceau se retrouve dans la BO du très perturbé Snatch de Guy Ritchie deux ans plus tard… Le ton est donné. On retrouve les influences reggae-dub chères à Massive Attack sur « Risingson » et « Man Next Door » et on arrive très vite à un titre légendaire : le magnifique « Teardrop » qui apporte la lumière et le feu pour sortir des abysses (#prométhée). Est-ce grâce à la lourdeur des accords plaqués du piano, à la clarté des percussions, au clavecin lancinant ou à la voix pure d’Elizabeth Fraser (Cocteau Twins) ? Quoi qu’il en soit, « Teardrop » fait l’objet de centaines de reprises -au hasard, celle de José Gonzalez– et se retrouve au générique de la série Dr House. Si c’est pas ce qu’on appelle communément « passer à la postérité »… Mais pas le temps de se reposer puisque vient déjà « Inertia Creeps » qui nous renvoie instantanément vers le dark side du trip-hop : des influences des Balkans, un sample du « RockWrok » du groupe new-wave Ultravox et un morceau composé en ré dièse mineur pour un trip délicieusement envoûtant. La suite de l’album oscille entre la douceur planante aux saveurs de pop et de jazz sur « Exchange » ou « Black Milk », le monumental crescendo de « Dissolved Girl » ponctué par un riff de guitare acide, et les percussions claires soutenant la basse grasse et ténébreuse de « Mezzanine ».
Mezzanine s’inscrit comme l’album référence trip-hop qui a marqué à jamais l’apogée du genre. Un album au sens noble du terme, l’ensemble étant très largement supérieur à la somme des parties. Mezzanine a franchi les frontières du trip-hop et même de la musique électronique, jusqu’à s’incruster dans la mémoire de Monsieur Tout-le-monde… La faute, certainement, à des myriades de publicités et de reportages en tous genres sur M6, qui ont usé « Angel » et « Teardrop » jusqu’à la corne. De sa ligne de basse d’ouverture à ses craquements de vinyle en clôture, Mezzanine nous transporte dans cet univers noir qu’on aimerait ne jamais quitter. Avec l’attention méticuleuse donnée au détail -le son et le mixage, la gestion de l’espace et des silences, des chants et des ambiances- et avec cette volonté de s’éloigner autant que possible de l’esbroufe, de la poudre aux yeux et de la tentative de single, l’album se transforme en l’une des oeuvres les plus puissantes de cette fin de siècle. Cette année, pour son vingtième anniversaire, il est un peu plus rentré dans l’Histoire en devenant le premier album à être encodé dans de l’ADN. On s’explique : face à la difficulté pour les données de résister au temps, des chercheurs ont réussi la prouesse de stocker des informations numériques dans l’ADN. Cette technique de conservation des plus résistantes (les données sont préservées des milliers d’années) qui ne nécessite que peu d’espace (1 mm3 pour un milliard de gigaoctets de données) a été inaugurée avec l’album révolutionnaire de Massive Attack… Pour que le scarabée noir et vénéneux continue à distiller son poison à travers les siècles à venir.
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